La réduction des risques stratégiques en Europe : propositions et perspectives en amont de la Conférence d’examen de 2020
Observatoire de la dissuasion n°69
Emmanuelle Maitre,
novembre 2019
Depuis la Conférence d’examen de 2015, la question de la « réduction des risques » stratégiques, ou nucléaires, selon les différentes propositions émisesLa déclaration du G7 de 2019 retient le terme de « réduction des risques stratégiques », qui se veut plus englobant que la notion de « risques nucléaires » : il s’agit moins de se centrer sur les armes en elles-mêmes mais de réduire l’ensemble des risques géopolitiques pouvant conduire à l’utilisation d’une arme nucléaire. Voir, 2019 G7 Statement on Non-Proliferation and Disarmament, Elysée.fr, 6 avril 2019., est considérée comme un sujet incontournable et prioritaire dans le contexte de la prochaine conférence d’examen (RevCon 2020) et au-delà. Dans ce contexte, le think-tank britannique BASIC et la FRS ont organisé un atelier de travail le 1er octobre 2019 visant à évaluer les différentes idées proposées à ce sujet et à faire émerger une stratégie européenne commune sur ce thème.European Strategies for Strategic Risk Reduction, BASIC, FRS, 1er octobre 2019.
Au vu des conclusions de cet atelier, et de la littérature publiée récemment sur ce thème, il est possible de dresser un état des lieux du débat en anticipation de la RevCon 2020.
Le premier élément pouvant être observé concerne l’imbrication de deux niveaux de réflexion à ce sujet. En effet, pour certains, le principal intérêt de ces travaux est de nature politique, il s’agit notamment de contribuer à une réussite de la RevCon, notamment en présentant certains éléments au titre du respect de l’article VI, de nouer un dialogue entre EDAN et ENDAN. Cet objectif est particulièrement sensible pour l’UE en tant qu’institution qui doit gérer la pluralité de ses États-membres.
Pour d’autres, la question est beaucoup plus stratégique, et la RevCon est accessoire. Il s’agit bien de faire en sorte de réduire le risque d’utilisation d’une arme nucléaire sur le continent européen. De fait, même si ce second objectif est officiellement perçu comme prioritaire, de nombreux acteurs se caractérisent par une vision de court-terme dans ce domaine. Cette situation s’explique partiellement par l’absence d’une véritable pensée stratégique complexe dans de nombreuses capitales européennes, mais aussi par la volonté américano-russe de minimiser le rôle des Européens dans ce domaine en insistant sur leur incapacité à s’approprier les enjeux. Elle traduit une difficulté à désigner précisément ce que constituent les intérêts européens dans ce domaine et ce qui représente des risques intolérables pour la sécurité du continent. La journée de travail a permis de distinguer certaines grandes tendances, comme la dislocation des accords de maîtrise des armements existants, la multiplication des systèmes à capacité duale, le développement de nouvelles technologies et la dépendance de certains acteurs à des doctrines basées sur l’ambiguïté. Mais aucun élément concret et précis n’a été désigné comme devant faire l’objet d’une attention particulière dans ce domaine.
De fait, le danger principal et longuement évoqué lors de la réunion semble émaner du comportement de la Russie, qui cherche à exploiter le risque en sa faveur. De ce point de vue, la priorité semble donc de chercher à convaincre Moscou de changer de comportement, d’adopter une doctrine plus lisible, de respecter ses engagements internationaux, d’éviter les exercices aux frontières de l’OTAN… Sur ce front, l’Europe n’est pas sans pouvoir, mais les chances de succès sont limitées dans la configuration géopolitique actuelle. Les efforts peuvent porter sur un durcissement de la posture de l’OTAN, le maniement de l’arme commerciale, ou un plus grand effort pour adopter une posture conciliatrice vis-à-vis de Moscou. Dans tous les cas, il s’agit de chercher à montrer à la Russie que la réduction du risque est dans son intérêt, une démarche pour laquelle les chances de succès paraissent minces dans le contexte actuel. Mais la Russie n’est pas le seul point de blocage : sous l’ère Trump, les Européens ont également besoin de convaincre leurs partenaires américains de la nécessité de favoriser le dialogue, la maîtrise des armements et la transparence sur le continent.
Sans ce retour à un climat d’ouverture et une certaine confiance dans la mise en place des engagements respectifs, les perspectives d’adoption de mesures, multilatérales ou bilatérales, de réduction des risques sont maigres. À ce titre, le dialogue actuel au sein du P5 a le mérite d’exister, mais il n’est pas certain que des mesures concrètes puissent en déboucher.
Ainsi, l’absence de démonstration par la Russie d’une volonté de travailler sérieusement sur ce sujet pose des questions sur la capacité du groupe à jouer un rôle autre que de figuration : pour autant, la Chine pourrait souhaiter faire bonne figure et s’associer à des mesures lui permettant d’apparaître comme une puissance nucléaire responsable. Certains éléments pourraient sans doute s’envisager uniquement dans le cadre d’un effort concerté du P5, comme la notification des déploiements importants, des changements de niveau d’alerte, ou l’échange d’information en cas d’attaque sur les systèmes de commande et de contrôle par un acteur tiers. La régulation de certains systèmes d’armes (armes antisatellites, cyber, intelligence artificielle…) ne paraît pas possible à l’heure actuelle. Par ailleurs, toute mesure visant un système particulier ne pourrait être envisagée que dans une vision plus globale. Il s’agit en effet de trouver des équivalences et des compensations pour s’assurer que la régulation d’une catégorie d’armes ne diminue pas la sécurité des acteurs impliqués. Cet objectif est évidemment compliqué par l’absence de vision partagée de la stabilité stratégique.
Sans pouvoir compter sur une ouverture russe ou chinoise, quelques éléments pourraient faire l’objet de démarches unilatérales ou réduites à quelques États. Parmi eux, la mise en place d’une démarche de transparence en matière de sécurité et de sûreté nucléaire est discutée. De ce point de vue, les États nucléaires sont partagés : s’il apparaît difficile de déclassifier certaines informations qui relèvent de la sécurité des arsenaux, il pourrait être possible de davantage communiquer sur les mesures qui sont prises, sans entrer dans des détails sensibles. Ce périmètre ne relèverait toutefois pas explicitement de l’approche de réduction des risques stratégiques proposée par la France.
Sur certains sujets, il semble peu probable de voir des décisions prises au niveau unilatéral. C’est notamment le cas de l’inflexion des doctrines vers des notions qui ne font pas l’objet d’un consensus (réduction des niveaux d’alerte, non-emploi en premier). De même, les recherches de compromis autour de la notion de « sole purpose », ou sur l’aménagement des garanties de sécurité, semblent peu à même de déboucher sur des conditions de confiance réciproque, voire d’accords.Oliver Meier et Paul Ingram, A Nuclear Posture Review for NATO, Arms Control Today, octobre 2010. Sur d’autres, des progrès semblent possibles dans quelques domaines comme les communications entre militaires et la gestion des incidents. Un élargissement des procédures existantes à de nouveaux acteurs, en particulier la Chine, pourrait notamment être pertinent. Réfléchir à l’utilisation de nouveaux outils, comme l’intelligence artificielle, pourrait être également porteur.
Pour autant, il serait utile de s’interroger sur la pertinence de ces mesures pour accroître la stabilité en temps de paix et en temps de crise, et non pas seulement leur utilité politique qui risque d’être nulle. En effet, la majorité des membres du TNP attendent davantage que quelques gestes de transparence. Pour autant, un effort de communication sur la nature des risques, les tensions géopolitiques et le danger des « fausses bonnes idées » pourrait être apprécié. Dans ce domaine, le travail de recensement de l’UNIDIR des mesures proposées pour limiter le risque est utile. Une discussion critique et historique de ces propositions, dans le cadre du P3 par exemple, pourrait être bien reçue.Wilfred Wan, Nuclear Risk Reduction, A Framework For Analysis, UNIDIR, 2019. Cela permettrait notamment de réfléchir de manière ouverte et avec des États souhaitant être impliqués sur ces questions, et d’expliquer pourquoi certaines idées peuvent être pertinentes, d’autres moins, et d’autres dépendantes d’une évolution du contexte. Cela éviterait également d’assister à une répétition régulière de propositions sur lesquelles beaucoup d’États européens peinent à se positionner.
Une telle démarche est compatible avec l’esprit de l’initiative suédoise « Stepping Stones », qui offre aux États dotés la possibilité d’expliquer quelles sont les sources de blocage actuelles dans le domaine du désarmement et de trouver de nouvelles pistes de progrès plus réalistes.
La journée de discussion tenue à la FRS a donc permis de mettre en lumière plusieurs conclusions :
- La nécessité pour l’Europe d’identifier les principaux risques qui menacent sa sécurité ;
- Le besoin de distinguer ce qui relève de l’affichage politique et du court terme de mesures de long terme basées sur des logiques sécuritaires ;
- L’importance de prendre en compte le caractère symbolique de certaines propositions, sans s’arc-bouter sur des éléments de détail ;
- La difficulté de trouver des leviers d’actions sur la Russie, dont la mauvaise volonté en la matière reste un point d’achoppement majeur sur le continent.
La réduction des risques stratégiques en Europe : propositions et perspectives en amont de la Conférence d’examen de 2020
Bulletin n°69, octobre 2019