Des armes nucléaires en Turquie : quels risques dans un climat de tensions ?
Observatoire de la dissuasion n°69
Bruno Tertrais,
Emmanuelle Maitre,
novembre 2019
Le 14 octobre 2019, David Sanger indiquait dans le New York Times que des officiels américains envisageaient le retrait des armes nucléaires stationnées sur la base turque d’Inçirlik.David Sanger, « Trump Followed His Gut on Syria. Calamity Came Fast. », The New York Times, 14 octobre 2019. « And over the weekend, State and Energy Department officials were quietly reviewing plans for evacuating roughly 50 tactical nuclear weapons that the United States had long stored, under American control, at Incirlik Air Base in Turkey, about 250 miles from the Syrian border, according to two American officials. » Cet article est venu alimenter les débats déjà fournis sur l’opportunité de maintenir des armes nucléaires sur cette base au vu de la détérioration nette des relations entre Washington et Ankara.Jeffrey Lewis, Aaron Stein et Anne Pellegrino, « Tailkits and the Turks: US Nuclear Weapons in Turkey », Podcast, Arms Control Wonk, 15 octobre 2019. En effet, depuis 2016 et la tentative de coup d’État en Turquie, plusieurs voix s’étaient fortement exprimées en faveur d’un retrait, pour des raisons de sécurité.Amy Woolf, « U.S. Nuclear Weapons in Turkey », CRS Insight, 2 août 2016. L’administration Obama avait semble-t-il également eu un débat vif sur ce point.Hans Kristensen, « Urgent: Move US Nuclear Weapons Out Of Turkey », Federation of the American Scientists, 16 octobre 2019.
Alors que la question de la politique turque en Syrie est au cœur de l’actualité, le sujet des armes américaines à Inçirlik est désormais discuté au plus haut niveau à Washington. Au Congrès, le sénateur Ed Markey (D‑Ma) a publié une déclaration exigeant leur retrait immédiat le 15 octobre 2019« Senator Markey: Trump’s Turkey Debacle Increases Risk of Stationing U.S. Nuclear Weapons », Press Release, Ed Markey, 15 octobre 2019., alors que le sénateur Lindsay Graham (R‑SC) a sponsorisé une proposition de loi qui exige du gouvernement la remise d’un rapport sur la situation des personnels et des moyens déployés sur la base d’Incirlik.S.2644 – A bill to impose sanctions with respect to Turkey, and for other purposes., Congress.gov, 17 octobre 2019.
Ce retrait est régulièrement proposé par des experts pour des raisons de sécurité et/ou au motif de l’inutilité militaire alléguée de ces armes.
Certains estiment que la sécurité des armes n’est plus assurée dès lors que le régime politique turc est potentiellement instable, que son alliance avec les États-Unis est incertaine, et que la base est située à proximité de zones de conflits. À ce titre, l’Air Force elle-même aurait des doutes sur la sécurisation physique des infrastructures, ainsi que sur la capacité des unités déployées sur place à défendre la base en cas d’intrusion ou d’attaque.Robert Burns, op. cit. Elle a cependant démenti avoir déployé un escadron supplémentaire en provenance de la base d’Aviano en TurquieOriana Pawlyk, « Air Force Denies Report More Security Forces Sent to Incirlik », Military Times, 18 octobre 2019., ce qui ne veut pas dire que des mesures n’ont pas été prises pour essayer de réduire les risques sur la base depuis plusieurs années.William M. Arkin, déclarations sur Twitter, 19 octobre 2019.
Le scénario le plus défavorable envisagé reste la saisie sans autorisation des armes américaines par les forces turques. Dans cette hypothèse, la question est de savoir si les mesures de sécurité (chambres fortes WS3, systèmes de protection PAL…) pourraient empêcher très longtemps l’amorçage de l’arme par un acteur capable de les contourner, ou encore l’extraction de la matière fissile. Ce risque, bien que sans doute très faible, est perçu comme une source d’inquiétude pour les États-Unis et de décrédibilisation de la dissuasion élargie.Jeffrey Lewis, Aaron Stein et Anne Pellegrino, op. cit.
Enfin, un expert du pays avance un argument subtil : dès lors que la base d’Inçirlik est la seule du dispositif nucléaire de l’OTAN sur laquelle des chasseurs-bombardiers entraînés à la mission nucléaire ne soient pas stationnés en permanence, elle attiserait les risques de frappe préemptive russe en cas de conflit, dès lors que l’arrivée sur cette base d’appareils ayant un rôle nucléaire reconnu serait détectée par Moscou.Aaron Stein, « Nuclear Weapons in Turkey Are Destabilizing, But Not for the Reason You Think », War on the Rocks, 22 juillet 2016.
Les partisans du retrait estiment qu’il pourrait être effectué de manière relativement discrète et sans créer de bouleversement au sein de l’Alliance : c’est ce qui avait été fait lors du retrait des armes nucléaires déployées en Grèce en 2001 et au Royaume-Uni en 2006. Sans grande annonce politique, certains envisagent de profiter de la modernisation des armes envisagée prochainement : les B61 actuellement déployées devront dans tous les cas être rapatriées aux États-Unis avant le redéploiement des nouvelles B61‑12. La suggestion est donc de procéder au retrait et de retarder sine die le déploiement des armes modernisées.Jeffrey Lewis, Aaron Stein et Anne Pellegrino, op. cit. Cette procédure serait relativement bien préparée et des entraînements réguliers auraient lieu notamment à Inçirlik pour la mettre en œuvre.Hans Kristensen, op. cit.
Pour certains, la question du retrait souffre également d’une certaine inertie des décideurs qui hésitent à remettre en cause un déploiement d’armes nucléaires sur le territoire turc vieux de 60 ans.Hans Kristensen, op. cit.
Pour autant, le retrait des B‑61 d’Inçirlik ne va nullement de soi :
- Un retrait unilatéral enverrait un signal négatif à la Turquie qui pourrait venir encore détériorer les relations entre l’OTAN et le pays. Cette décision pourrait être perçue comme un signe d’abandon de l’allié américain, et peut-être encourager ainsi la Turquie à se retirer non seulement de l’OTAN mais aussi du TNP (Article X) et à se doter de sa propre dissuasion nucléaire.Robert Burns, « Some worries about nuclear weapons at Turkey base », Associated Press, 19 octobre 2019. Ce scénario reste extraordinairement improbable, du moins tant que l’Iran resterait un État non-nucléaire, et les déclarations récentes de M. Erdogan sur l’anormalité de la discrimination créée par le TNP peuvent être mises sur le compte d’une rhétorique nationaliste (qui, notons-le, était exactement la même sur cette question que celle du Shah dans les années 1970).
- Une telle manœuvre décidée sans concertation avec les alliés – contrairement à ce qui est la politique officielle de l’OTAN dans ce domaine – pourrait rouvrir le débat sur le stationnement des armes nucléaires de l’OTAN dans les autres pays européens (Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas) au moment même où certains d’entre eux doivent prendre des décisions sur la pérennisation de leur rôle nucléaire. (Sans surprise, la plupart des experts souhaitant le retrait des B61 de Turquie estiment que la présence de telles armes en Europe n’est nécessaire ni à la réassurance ni à la dissuasion qui, estiment-ils, peuvent être assurées par d’autres moyens.)
Peu de spécialistes ou officiels turcs se sont exprimés à ce sujet. On notera en particulier les réactions de Sinan Ülgen – expert reconnu de la question – qui ne croit pas aux scénarios préoccupants décrits plus haut et, par ailleurs, insiste sur la faiblesse à ce jour du risque de prolifération nucléaire de la part d’Ankara.Sinan Ülgen, déclarations sur Twitter, 19 et 26 octobre 2019. Par ailleurs, le général (2S) Beyazit Karatas, cité par Sputnik News, évoque son scepticisme devant l’éventualité d’un plan de retrait américain.Elif Sudagezer, « ‘ABD, nükleer silahlarını İncirlik’ten taşıyamaz, çünkü silahlarını taşıyabileceği güzel konum bulamaz' », Sputnik News, 15 Octobre 2019.
Des armes nucléaires en Turquie : quels risques dans un climat de tensions ?
Bruno Tertrais, Emmanuelle Maitre
Bulletin n°69, octobre 2019