Non-usage en premier : rappels et actualités
Observatoire de la dissuasion n°89
Benjamin Hautecouverture,
septembre 2021
Dans un discours prononcé le 11 juin 2021 à la Conférence du désarmement (CD) à Genève, le ministre des Affaires étrangères chinois Wang Yi rappelait quelques éléments de doctrine nucléaire nationale et avançait quatre propositions pour faire progresser l’ordre du jour international en matière de maîtrise des armements, non-prolifération et désarmement. La Chine, selon lui, conduit la politique nucléaire « la plus stable, cohérente et prévisible »« China has the most stable, consistent and predictable nuclear policy among all nuclear-weapon States. » Wang Yi Delivers a Video Speech at the Conference on Disarmament in Geneva, Ministry of Foreign Affairs of the People’s Republic of China, 11 juin 2021. des cinq États dotés de l’arme nucléaire (EDAN) au sens du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), en particulier du fait de la permanence de l’engagement au non-usage en premier de l’arme nucléaire (« no-first-use », acronyme anglo-saxon NFU). À cet égard, le pays, ajoutait-il, « continuera de promouvoir la signature d’un traité sur le non-usage en premier mutuel des armes nucléaires entre les cinq EDAN. »« China will continue to promote the signing of a treaty on mutual no-first-use of nuclear weapons among the five nuclear-weapon States. », Ibid.
La composante NFU de la politique nucléaire chinoise est générique : la première explosion nucléaire nationale, le 16 octobre 1964, s’accompagna d’une déclaration publiée dans le People’s Daily du lendemain, selon laquelle la Chine « ne sera pas la première à faire usage de l’arme nucléaire, à tout moment, et en aucune circonstance »« Not be the first to use nuclear weapons at any time or under any circumstances. » Déclaration de la République populaire de Chine du 16 octobre 1964, People’s Daily, 17 octobre 1964.. Depuis la fin de la Guerre froide, ce qui est affirmé encore comme la pierre angulaire de la stratégie nucléaire chinoise n’a été endossée par aucun autre État dotéL’URSS, en novembre 1993, annonça renoncer à son engagement au NFU adopté en 1982. Hors EDAN, l’Inde a également adopté une politique de NFU.. Le NFU chinois est en outre régulièrement interrogé et critiqué en Occident, sinon par le discours politique officiel, au moins par l’analyse stratégique habituelle qui se concentre sur la crédibilité de cet élément de posture, élément jugé tour à tour incompréhensible ou improbable, au moins en toutes circonstancesVoir, par exemple, Timothy R. Heath, Kristen Gunness et Cortez A. Cooper, The PLA and China’s Rejuvenation: National Security and Military Strategies, Deterrence Concepts, and Combat Capabilities, RAND, 2016, ou John K. Warden, Limited Nuclear War: The 21st Century Challenge for the United States, Livermore Papers on Global Security n°4, Lawrence Livermore National Laboratory, Center for Global Security Research, juillet 2018.. La question de savoir si le NFU chinois est un élément discursif de la posture ou génère en effet des contraintes politico-opérationnelles est le cœur de cette interrogation. Le NFU soviétique, en particulier, fut un engagement politique simultanément contredit par la planificationM. Taylor Fravel et Evan S. Medeiros, « China's Search for Assured Retaliation: The Evolution of Chinese Nuclear Strategy and Force Structure », International Security, vol. 35 n°2, 2011, pp. 48-87..
Or, la formulation historique du NFU par la Chine est régulièrement promue dans les arènes diplomatiques comme étant à la fois simple, sans ambiguïté, inconditionnelle. Elle fut prolongée, plus tard, par un engagement au non-usage contre les États non dotés de l’arme nucléaire (ENDAN), ni contre les territoires des zones exemptes d’armes nucléaires (ZEAN)Voir, par exemple, « Position Paper of the People’s Republic of China at the 66th Session of the United Nations General Assembly, New York », Mission permanente de la République populaire de Chine auprès des Nations Unies et des autres organisations internationales à Vienne, 10 septembre 2011.. Le Livre blanc chinois sur la défense de 2019 rappelle ainsi les deux engagements : « La Chine s'est toujours engagée en faveur d'une politique nucléaire de non-usage en premier des armes nucléaires à tout moment et en toutes circonstances, et à ne pas utiliser ou menacer d'utiliser des armes nucléaires contre des États non dotés d'armes nucléaires ou des zones exemptes d'armes nucléaires de manière inconditionnelle »« China is always committed to a nuclear policy of NFU of nuclear weapons at any time and under any circumstances, and not using or threatening to use nuclear weapons against non-nuclear weapon states or nuclear-weapon-free zones unconditionally. » Livre blanc sur la défense, Chine, juillet 2019.. Historiquement, l’hypothèse opérationnelle chinoise est que le pays peut absorber une première frappe nucléaire. Il est par ailleurs avéré que des écrits militaires faisant autorité au sein du Second corps d'artillerie de l'Armée populaire de libération (APL) indiquaient en leur tempsPour mémoire, jusqu’à fin 2015. une planification et un entraînement fondés sur l'hypothèse que le pays serait frappé en premier avec des armes nucléairesC’est le cas du « zhanyi xue » (« Science des opérations ») de la Seconde Artillerie de 2006, par exemple.. D'autres publications de l'APL informent que l'engagement chinois, au moins par le passé, se traduisit par une contrainte opérationnelle forteM. Taylor Fravel et Evan S. Medeiros, op. cit..
Cela étant dit, la permanence du NFU chinois n’a pas empêché l’expression d’un débat doctrinal en Chine, depuis le début du siècle en particulier. Ce débat n’est pas relayé publiquement. La critique chinoise du NFU est certes minoritaireVoir, par exemple, Peng Guanqian et Rong Yu, « Nuclear No First-Use Revisited », China Security, vol.5, n°1, hiver 2009., et souvent le fait d’officiers à la retraite ; en revanche, ce qui constitue l’usage en premier dans la pensée stratégique chinoise n’est pas une réalité doctrinale si simple que la diplomatie nucléaire chinoise le défendVoir, par exemple, Alastair Iain Johnston, « Some Thoughts on Chinese Nuclear Deterrence », discussion paper prepared for a workshop on Chinese military doctrine at the CNA Corporation, 2 février 2000.. Certaines sources chinoises font valoir que des attaques conventionnelles d’une puissance particulière ou des attaques produisant l’effet d’une arme de destruction massive pourraient entraîner une réponse nucléaire, qui ne serait pas conçue comme une attaque en premierM. Taylor Fravel et Evan S. Medeiros, op. cit.. Au sein de l’APL, l’idée d’assortir le NFU de conditions est également discutée, même s’il est difficile de qualifier ces discussions.
À l’extérieur du pays, la relance, depuis peu, du débat sur le NFU dans la littérature académiqueVoir, par exemple, Fiona S. Cunningham, « Cooperation under Asymmetry? The Future of US China Nuclear Relations », The Washington Quarterly, vol.44, n°2, été 2021, ou Nina Tannenwald, « It’s time for a U.S. no-first-use nuclear policy », Texas National Security Review, vol.2, n° 3, mai 2019., mais aussi dans les positions officielles de certains États ou au sein du Congrès américainVoir Amy Woolf, « U.S. Nuclear Weapons Policy: Considering No First Use », Congressional Research Service, 16 avril 2021., s’explique en partie par les révélations quantitatives récentes s’agissant de la modernisation de l’arsenal nucléaire chinois (voir article ci-dessous).
La relance de ce débat est utile et nécessaire, non pour pousser à un alignement doctrinal des autres États dotés sur les positions officielles chinoises historiques, mais pour continuer de détailler les scénarios d’une évolution conceptuelle du NFU chinois dans les années à venir. Au passage, la permanence d’une équivoque (externe comme interne) sur le NFU chinois confère une notion d’ambiguïté aux conditions dans lesquelles la Chine serait susceptible d’utiliser l’arme nucléaire. Cet élément d’ambigüité peut être perçu comme un facteur de renforcement de la dissuasion nucléaire chinoise, probablement paradoxal.
Non-usage en premier : rappels et actualités
Bulletin n°89, août 2021