Découverte de silos d’ICBM en Chine
Observatoire de la dissuasion n°89
Emmanuelle Maitre,
septembre 2021
L’équipe du James Martin Center for Nonproliferation Studies à Monterey a partagé en juin 2021 son analyse selon laquelle la Chine construirait une centaine de silos d’ICBM dans une zone désertique proche de la ville de Yumen (province du Gansu). D’après les chercheurs de Monterey, la construction de ces silos aurait commencé en mars 2020 mais aurait accéléré de manière visible à partir de février 2021. Les structures seraient semi-enterrées et couvertes d’un dôme dissimulant une excavation circulaire. Elles pourraient abriter des missiles tels que l’ICBM DF‑41Joby Warrick, « China is building more than 100 new missile silos in its western desert, analysts say », Washington Post, 30 juin 2021.. Les chercheurs ont également identifié une infrastructure semi-enterrée qu’ils supposent être un centre de commandement et de lancement, qui est relié par des tranchées pouvant abriter des câbles de communication vers les silos. Chaque silo présumé est espacé de 3 km du suivant, une distance qui empêcherait de détruire deux installations avec une seule frappe nucléaire. Alors que le site est situé à proximité d’un champ d’éolienne, les routes alentours auraient été protégées et une base militaire aurait été construite au centre du dispositif, potentiellement pour héberger le quartier général de la baseJeffrey Lewis et Decker Eveleth, « Chinese ICBM Silos », Arms Control Wonk, 2 juillet 2021..
À l’été 2020, Jeffrey Lewis a demandé à son collaborateur Decker Eveleth d’enquêter sur les rumeurs concernant la construction de champs d’ICBM en ChineNotamment les indications fournies par le rapport du Pentagone sur les forces chinoises de 2020. Voir Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China, Annual Report to Congress, 2020. « There are also some indications that China may be building new CSS-4 (DF-5) ICBM silos. ». En utilisant des images de la compagnie Planet à résolution intermédiaire et mises à jour quotidiennement, Decker Eveleth a parcouru des régions entières de Chine de manière méthodique avant de porter son attention sur le site de Yumen. La région du Gensu, où est située cette ville, semble stratégique à plus d’un titre, abritant l’usine 404, premier réacteur nucléaire à vocation militaire, une usine de retraitement et un site en construction d’enfouissement des déchets de longue durée. Elle pourrait être équipée des infrastructures ferroviaires nécessaires au transport des missilesAntoine Bondaz, Twitter, 20 juin 2021.. Avec le reste de l’équipe, il a ensuite identifié les silos en utilisant des images à plus forte résolution (3 mètres par pixel) et en les comparant avec des infrastructures connues, en particulier avec le site d’essai de JilantaiJeffrey Lewis et Aaron Stein, « Nuclear silos in the Chinese Desert », Arms Control Wonk Podcast, 30 juin 2021.. Le point d’identification a été le dôme de protection, qu’ils supposent être gonflable, et qui est similaire à ceux de Jilantai, un site présumé d’essai et de définitions des concepts opérationnels des ICBM chinois identifié il y a quelques années par Hans KristensenHans Kristensen, « China’s Expanding Missile Training Area: More Silos, Tunnels, and Support Facilities », FAS, 24 février 2021..
Fin juillet 2021, Matt Korda a, suivant une méthodologie proche, repéré un autre site de silos en construction à proximité d’Hami, à l’est de la province du Xinjiang. La construction, commencée en mars 2021, pourrait inclure environ 110 silos à terme. Les infrastructures semblent très similaires à celles du site de YumenMatt Korda et Hans Kristensen, « China Is Building A Second Nuclear Missile Silo Field », Federation of American Scientists, 26 juillet 2021.. Enfin, le 12 août 2021, Roderick Lee du China Aerospace Studies Institute a indiqué avoir trouvé un nouveau site en Mongolie intérieure, près de la ville d’Ordos, dans la Bannière de Hanggin. 30 silos auraient été identifiés, dont la construction aurait été entreprise très récemmentRoderick Lee, « PLA Likely Begins Construction of an Intercontinental Ballistic Missile Silo Site near Hanggin Banner », Air University, 12 août 2021..
Ces identifications semblent confirmer la piste du silo comme mode de déploiement pour les DF‑41, une piste qui était jusqu’alors supposée, mais non corroborée, en particulier suite à la découverte d’un silo à Wuzhai, un site d’essais de missiles situé à proximité immédiate du Centre de lancement de satellites de TaiyuanCatherine Dill, « Open Silos », Arms Control Wonk, 22 August 2018.. En 2018, le Pentagone présentait les silos comme une option étudiée par la Chine au côté du déploiement sur rail pour le DF‑41Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China, Annual Report to Congress, 2018.. En février dernier, Hans Kristensen notait la construction d’une dizaine de silos supplémentaires à Jilantai. À l’époque, les estimations pour le nombre de silos opérationnels et en fonctionnement étaient d’une vingtaine sur l’ensemble du territoire chinoisHans Kristensen, op. cit.. En 2020, le Pentagone conservait son estimation d’une centaine d’ICBM en opération, mais indiquait la portée stratégique de l’accroissement du nombre de silos (et de missiles) : pour le DoD, cela traduirait l’intention chinoise de se diriger vers une posture de lancement sur alerteMilitary and Security Developments Involving the People’s Republic of China, op. cit. « New developments in 2019 further suggest that China intends to increase the peacetime readiness of its nuclear forces by moving to a launch-on-warning (LOW) posture with an expanded silo-based force » .
Ces découvertes ont donné lieu à deux types d’interprétation côté américain. D’une part, des experts tels que Jeffrey LewisJoby Warrick, op. cit., James ActonJames Acton, « China’s New Missile Silos », The Warcast Podcast, 1er juillet 2021. ou Vipin Narang ont indiqué qu’il était possible que seuls quelques-uns de ces silos hébergent à terme des missilesVipin Narang, Twitter, 8 juillet 2021., et qu’il s’agissait peut-être avant tout de les diluer pour se protéger d’une éventuelle frappe désarmante américaine. Ils ont rappelé les inquiétudes chinoises quant aux systèmes de frappes conventionnelles de très longue portée développés par Washington, combinés à ses infrastructures de défense antimissile. Des officiels et analystes chinois ont depuis longtemps indiqué leur crainte que ces deux capacités puissent encourager les États-Unis à réaliser une première frappe désarmante. La possibilité que ce développement massif de silos vise à créer de la confusion côté américain a aussi été évoquéeTong Zhao, Twitter, 1er juillet 2021.. Enfin, il a été noté que ce type de stratégie permettrait de renforcer la dissuasion chinoise à un coût moindreJeffrey Lewis et Aaron Stein, op. cit..
De fait, dans un article bien informé, John Lewis et Hua Di avaient indiqué dès 1992 que la Chine s’intéressait à ce mode de stationnement, permettant de pallier un nombre potentiel faible de missiles et de limiter la vulnérabilité d’ICBM à l’époque peu mobiles et au temps de préparation avant tir élevéJohn Wilson Lewis et Hua Di, « China's Ballistic Missile Programs: Technologies, Strategies, Goals », International Security, vol. 17, n°2, automne 1992, p. 25. To make [the DF-5s] more survivable, the Chinese, who has studied the then-current American Schemes for deceptive basing (multiple protective shelters), decided to build a large number of bogus silos. All the fake silos were shallow holes disguised to look like the real thing. The Chinese were playing a traditional shell-game without a U.S.-type “racetrack” system to shuttle the missiles from shelters to silos and from silo to silo. Ce modèle avait à l’époque été très sérieusement envisagé par les États-Unis pour le déploiement du MX-Peacekeeper, avec un projet de déployer un missile pour 23 silos. L’ICBM avait été abandonné par les États-Unis et le mode de stationnement également, en particulier en raison de la résistance des éventuels riverains de la base et de son impact environnementalJeffrey Lewis et Aaron Stein, op. cit.. Maintenir le doute sur les silos réellement utilisés n’est pas non plus une tâche aisée, imposant de « feindre » une maintenance sur tous les silos dans le long terme ou de transporter les ICBM d’un silo à l’autre.
Si cette hypothèse était vérifiée, le site de Yumen serait important mais ne changerait pas fondamentalement la posture chinoise. Sa construction pourrait s’accompagner d’une augmentation notable de l’arsenal mais aussi d’une augmentation toujours progressive. Dans ce contexte, ces experts ont estimé qu’il fallait redoubler d’efforts pour réfléchir à des mesures de maîtrise des armements, y compris de nature asymétrique.
À l’inverse, certains observateurs voient dans cette « découverte » une confirmation des avertissements formulés par les autorités américaines depuis plusieurs mois, qui ont notamment anticipé le doublement (voire triplement ou quadruplement) de l’arsenal nucléaire chinois dans la prochaine décennieAmiral Charles Richard, « Forging 21st-Century Strategic Deterrence », USNI, février 2021.. Ainsi, Matthew Kroenig évoque un renforcement massif des capacités, permettant à la Chine de se rapprocher des volumes russes ou américains, et appelle à poursuivre la modernisation des forces américaines voire à prévoir de revoir les arsenaux à la hausseMatthew Kroenig, « China’s Nuclear Silos and the Arms-Control Fantasy », The Wall Street Journal, 7 juillet 2021.. D’autres voix se sont élevées notant la nécessité de continuer à menacer l’arsenal chinois, tout en maintenant les limites imposées par New Start, par exemple en introduisant des missiles à portées intermédiaires dans la régionAdam Cabot, « What Threat Do China’s New Missile Silos Pose to the US? », The Diplomat, 16 juillet 2021.. Pour d’autres, le principal problème est moins le nombre de silos que le mirvage des ICBM qui pourrait contribuer à un accroissement majeur de l’arsenalMatt Korda et Hans Kristensen, op. cit..
Les autorités américaines se sont déclarées « préoccupées » par les informations, estimant que la Chine s’éloigne d’une posture de dissuasion minimale et développe son arsenal nucléaire plus rapidement qu’anticipé. Pour le Département d’État, cela justifie les efforts de l’administration Biden pour réduire les risques stratégiques via le dialogue et la maîtrise des armementsDepartment Press Briefing – July 1, 2021, Département d’État, 1er juillet 2021..
Côté chinois, l’agence de presse officielle a nié la présence de silos dans la région, indiquant que les excavations repérées étaient les fondations de futures éoliennes甘肅彈道導彈發射井之疑:官方說那是風力發電場, RFI China, 6 juillet 2021.. Le rédacteur-en-chef du Global Times a qualifié Jeffrey Lewis d’« amateur », estimant que l’intérêt principal des DF‑41 est leur mobilité et que cette « révélation » n’a que pour objectif de « faire pression sur la Chine »Hu XIjin, « WashPost-quoted researcher amateur to say suspected silos are for DF-41 », Global Times, 2 juillet 2021.. Cette campagne de dénégation de grande ampleur, qui touche également la communauté des experts chinoisTong Zhao, « What’s Driving China’s Nuclear Buildup? », Carnegie Endowmnent for International Peace, 5 août 2021., est inhabituelle pour un projet de cette nature et semble confirmer les analyses des experts américains.
Découverte de silos d’ICBM en Chine
Bulletin n°89, août 2021