L’irréversibilité du désarmement nucléaire : un principe consolidé dans la sphère di-plomatique (1/3)

Comme anticipé depuis quelques moisHeather Williams, Jessica Link et Joseph Rogers, éds, Irreversibility in Nuclear Disarmament, CSIS, février 2023., le thème de l’irréversibilité du désarmement nucléaire semble s’imposer comme un sujet de discussion important du cycle d’examen du TNP qui s’ouvre. En 2021, le Royaume-Uni et la Norvège ont diffusé un document de travail détaillé sur le sujet à l’occasion de la conférence d’examen du TNPL’irréversibilité dans le contexte du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires : recommandations à l’intention de la dixième Conférence des Parties chargée d’examiner le Traité, Document de travail présenté par la Norvège et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, NPT/CONF.2020/WP.16, 8 novembre 2021.. En août 2023, ces deux États se sont associés à l’ONG VERTIC, spécialiste des questions de vérification des accords internationaux pour organiser un side-event sur le sujetHailey Wingo, NPT PrepCom Side Event on Irreversibility, VERTIC, 23 août 2023..

Le concept d’irréversibilité est intimement lié au désarmement, mais il n’en est pas synonyme. Dans l’absolu, il est possible d’accomplir des actions irréversibles sans vouloir ni réduire ni éliminer son arsenal nucléaire, par exemple, dans le cas du démantèlement des sites d’essais nucléaires français. À l’inverse, certaines actions de désarmement peuvent être aisément révoquées. Ainsi, le démantèlement de milliers d’armes stratégiques par les États-Unis et l’Union soviétique a conduit à de véritables diminutions des arsenaux, mais il était facile pour les deux États de revenir sur leurs engagements.

Au niveau diplomatique, le terme d’irréversibilité est absent du TNP, mais a été introduit respectivement dans les conférences d’examen de 2000 (mesure 7 des 13 mesures agréées)« Le principe de l’irréversibilité du désarmement nucléaire et des mesures de contrôle et de réduction des armes nucléaires et autres armes connexes. »Conférence des Parties chargée d’examiner le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires en 2000 Document final Volume I Première partie Examen du fonctionnement du Traité, compte tenu des décisions et de la résolution adoptées par la Conférence de 1995 chargée d’examiner le Traité et la question de sa prorogation, NPT/CONF.2000/28 (Parts I & II),  et de 2010 (actions 2 et 17 du plan d’action adopté)« Mesure n°2 : Tous les États parties s’engagent à appliquer les principes d’irréversibilité, de vérifiabilité et de transparence s’agissant de l’exécution de leurs obligations contractées en vertu du Traité. Mesure n°17 : Dans le contexte de la mesure no 16, tous les États sont encouragés à appuyer la mise en place, dans le cadre de l’AIEA, de modalités de vérification juridiquement contraignantes, pour faire en sorte que les matières fissiles désignées par chaque État doté d’armes nucléaires comme n’étant plus nécessaires à des fins militaires soient irréversiblement éliminées. » Conférence des Parties chargée d’examiner le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires en 2010, Document final, Volume I, Première partie Examen du fonctionnement du Traité conformément au paragraphe 3 de l’article VIII, compte tenu des décisions et de la résolution adoptées par la Conférence d’examen et de prorogation de 1995, et du Document final de la Conférence d’examen de 2000, Conclusions et recommandations concernant les mesures de suivi, NPT/CONF.2010/50, New York, 2010.. Il a été adopté par le P5 en 2010, une déclaration commune indiquant qu’« en tant qu’États dotés d’armes nucléaires, nous réaffirmons notre engagement durable à remplir les obligations que nous impose l’article VI du Traité sur la non-prolifération, ainsi que la responsabilité permanente qui nous incombe de prendre des mesures concrètes et crédibles en vue d’un désarmement irréversible, dont des dispositions concernant la vérification »Déclaration adressée à la Conférence d’examen de 2010 par la Chine, les États-Unis d’Amérique, la Fédération de Russie, la France et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord..

Le document de travail proposé par le Royaume-Uni et la Suisse en novembre 2021 montre l’adhésion progressive de la communauté du TNP autour du concept d’irréversibilité. Ainsi, du côté des États dotés d’armes nucléaires (EDAN), les États-Unis ont indiqué à partir de 2015 que l’expérience acquise avec la Russie concernant la vérification des accords de maîtrise des armements et la notification d’information concourt à une meilleure connaissance d’un « processus de désarmement irréversible, transparent et vérifiable ». Le document emploie également le terme en rapport avec la dénucléarisation de la Corée du Nord, censée être « complète, vérifiable et irréversible » selon les termes traditionnellement employés par l’administration américaineReport of the United States of America Pursuant to Actions 5, 20, 21 of the 2010 Nuclear Non-Proliferation Treaty Review Conference Final Document, 2015 Review Conference, 27 avril 2023.. La France reprend également le terme dans le contexte nord-coréen depuis 2015, mais est le seul État à valoriser des actions passées accomplies en faveur d’un désarmement irréversible, à savoir le démantèlement de l’ancien Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et celui des anciennes installations de production de matières fissiles pour la fabrication d’armes à Pierrelatte et MarcouleReport submitted by France under actions 5, 20 and 21 of the Final Document of the 2010 Review Conference of the Parties to the Treaty on the Non-Proliferation of Nuclear Weapons, NPT/CONF.2015/10, 12 mars 2015..

De son côté, le Royaume-Uni a ajouté le terme de manière officielle dans son rapport préparé pour la conférence d’examen tenue en 2022, notant qu’« au-delà du démantèlement des ogives individuelles, nous devons également comprendre quelles procédures de surveillance et de vérification peuvent être nécessaires sur les sites nucléaires et de défense d’un État pour offrir des garanties suffisantes que le désarmement nucléaire a eu lieu de manière irréversible. »National Report Pursuant to Actions 5, 20, and 21 of the Nuclear Non-Proliferation Treaty (NPT) 2010 Review Conference Final Document, Report submitted by the United Kingdom of Great Britain and Northern Ireland, NPT/CONF.2020/PC.III/7, 25 avril 2019. La Chine et la Russie ont également soutenu l’objectif d’un désarmement vérifiable et irréversible sans s’attarder sur la questionNPT/CONF.2020/WP.16, op. cit..

Pour autant, certains EDAN ont également souhaité éviter une association systématique entre désarmement et irréversibilité. En particulier, en 2010, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis ont fait partie des délégations ayant demandé des changements dans la formulation du plan d’action adopté. En effet, reprenant la formulation proposée par un document de l’Union EuropéenneWorking paper submitted by Portugal on behalf of the European Union for Main Committee I, 2000 Review Conference of the Parties to the Treaty on the Non-Proliferation of Nuclear Weapons, NPT/CONF.2000/MC.I/WP.5, 2 mai 2000., la première version indiquait que le « principe d’irréversibilité [devrait] guider toutes les mesures en matière de désarmement nucléaire et de maîtrise des armements ». Le P3 et quelques États alliés ont obtenu le retrait du mot « toutes », souhaitant ne pas créer de lien automatiqueTanya Ogilvie-White, Ben Sanders et John Simpson, Putting the Final Document into Practice: Possible Ways to Implement the Results of the 2000 NPT Review Conference, Southampton, UK: Mountbatten Centre for International Studies, 2002..

Du côté des États non dotés d’armes nucléaires (ENDAN), des déclarations ont illustré le caractère souhaitable de baser l’objectif de désarmement sur la notion d’irréversibilité. Ainsi, la Coalition pour un nouvel agenda a regretté en 2012 que « les accords de soumission volontaire […] n’obéissent pas pleinement aux principes d’irréversibilité, de vérifiabilité et de transparence approuvés lors des précédentes Conférences des Parties »Vérification multilatérale du désarmement nucléaire : application des principes d’irréversibilité, de vérifiabilité et de transparence, Document de travail présenté par l’Afrique du Sud au nom du Brésil, de l’Égypte, de l’Irlande, du Mexique, de la Nouvelle-Zélande et de la Suède, en leur qualité de membres de la Coalition pour un nouvel agenda, NPT/CONF.2015/PC.I/WP.30, 26 avril 2012.. Le groupe NPDI a repris cet argument l’année suivantePlus large application des garanties dans les États dotés d’armes nucléaires, Document de travail présenté par les membres de l’Initiative sur la non-prolifération et le désarmement (Allemagne, Australie, Canada, Chili, Émirats arabes unis, Japon, Mexique, Pays-Bas, Pologne et Turquie), NPT/CONF.2015/PC.II/WP.23, Comité préparatoire de la Conférence des Parties chargée d’examiner le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires en 2015, 5 avril 2015..

En 2013, un document de travail a été soumis par la Suisse visant à rendre effectif le principe d’irréversibilité. Il fait un état des lieux des mesures adoptées à ce jour par les EDAN et appelle à la mise en œuvre de l’action 30 du plan d’action de 2030 et notamment une application plus ambitieuse des garanties de l’AIEA dans les États dotésGiving greater effect to the principle of irreversibility at the 2015 Review Conference, Working paper submitted by Switzerland, NPT/CONF.2015/PC.II/WP.32, 17 avril 2013..

En 2022, la conférence d’examen a examiné la question à travers un side-event organisé par le Royaume-Uni et la Norvège. Le projet de document final, rejeté en raison du blocage russe, comprenait plusieurs paragraphes mentionnant l’irréversibilité (en plus de ceux consacrés à la Corée du Nord)2020 Review Conference of the Parties to the Treaty on the Non-Proliferation of Nuclear Weapons, Draft Final Document, NPT/CONF.2020/CRP.1/Rev.2, 25 août 2022. :

  • « Les États parties ont souligné l’importance d’appliquer les principes de transparence, de vérifiabilité et d’irréversibilité dans le cadre de la mise en œuvre des obligations en matière de désarmement nucléaire. » (point 15 de la partie prospective) ;
  • « La Fédération de Russie et les États-Unis s’engagent à mettre pleinement en œuvre le Traité New START et à poursuivre de bonne foi les négociations sur un cadre qui succédera à New START avant son expiration en 2026, afin de parvenir à des réductions plus profondes, irréversibles et vérifiables de leurs arsenaux nucléaires. » (point 17, et première mention de l’irréversibilité dans le cadre de la maîtrise des armements bilatérale américano-russe) ;
  • « Conformément au paragraphe 15 ci-dessus, les États parties reconnaissent que des travaux supplémentaires sont nécessaires pour garantir l’irréversibilité du désarmement nucléaire et, dans un premier temps, sont encouragés à mieux comprendre l’application de mesures irréversibles pour parvenir et maintenir un monde exempt d’armes nucléaires et à échanger des informations sur l’application du principe d'irréversibilité dans le cadre de la mise en œuvre de leurs obligations en vertu du Traité. » (point 27).

En 2023, le projet de document final (non publié) indiquait que la conférence « réaffirme l’attachement des États parties aux principes d’irréversibilité, de vérifiabilité et de transparence, qui se renforcent mutuellement, et souligne l’importance de l’application de ces principes par les États dotés d’armes nucléaires dans la mise en œuvre de leurs obligations au titre de l’Article VI et des engagements connexes en matière de désarmement nucléaire au titre du Traité »Draft Factual Summary, Preparatory Committee for the 2026 Review Conference of the Parties to the Treaty on the Non-Proliferation of Nuclear Weapons, 10 août 2023..

Le concept d’irréversibilité semble donc être entré dans le jargon du TNP, dans le cadre d’un triptyque d’adjectifs qui s’imposent pour évoquer le désarmement : transparent, vérifiable et irréversible. Largement soutenu par les États non alignés, les NAC, en particulier l’Afrique du Sud, la notion bénéficie désormais du soutien britannique, qui souhaite sans doute montrer la bonne volonté du pays dans la mise en œuvre de l’article 6 du TNP, dans la foulée de ses travaux sur la vérification, et en dépit d’annonces impopulaires comme l’augmentation du plafond de son arsenal nucléaire. Dans ce contexte, la France se trouve dans une situation assez paradoxale. D’une part, elle se montre instinctivement méfiante devant des initiatives qui pourraient s’avérer contraires à ses intérêts de sécurité dans le long terme, en imposant des restrictions sur les stocks de matières fissiles ou sur les volumes d’armes déployées, ce qui s’oppose à la volonté toujours vive de ne pas restreindre les marges de manœuvre du Président de la République, seul décisionnaire sur ces questions. De l’autre, elle dispose en matière d’irréversibilité d’un bilan exemplaire et unique, du fait du démantèlement du CEP et des installations de production de matières fissiles, qui pourraient sans doute être mieux valorisées diplomatiquement.

 

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L’irréversibilité du désarmement nucléaire : un principe consolidé dans la sphère di-plomatique (1/3)

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°112, septembre 2023



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