La communication des Russes sur le retrait américain du traité FNI

L’annonce, le 1er février, du retrait américain du traité FNI a donné lieu, le lendemain, à une réunion très formelle et médiatisée entre le président Poutine et ses ministres de la Défense et des Affaires étrangères, à l’occasion de laquelle le chef de l’État russe annonçait sa décision, « en miroir » de celle de Washington, de suspendre la participation de la Russie au traité. Suite aux affirmations de ses ministres sur les violations américaines du FNI et les programmes américains de R&D selon eux engagés sur des systèmes relevant des restrictions du FNI, Vladimir Poutine a donné, toujours par souci de réciprocité dit-il, instruction au ministère de la Défense d’engager des programmes sur une utilisation en variante terrestre du lanceur du missile naval Kalibr et sur un nouveau missile balistique sol hypersonique de portée courte et intermédiaire. L’étude des propos formulés lors de cette réunion à très haut niveau et de la couverture de la décision américaine sur le FNI par les médias et les spécialistes russes permet de distinguer quelques pistes quant à la manière dont Moscou cherche à mobiliser à son profit cette décision dont on peut soupçonner que dans les faits, sur le strict volet militaire, elle ne gêne pas outre mesure Moscou, qui a considérablement renforcé sa palette de moyens ces dernières années et pourrait se féliciter, comme l’avancent certains spécialistes militaires russes, des marges de manœuvre qu’ouvre ce retrait...

La responsabilité américaine

La réunion tripartite du 2 février a, à bien des égards, constitué un réquisitoire contre ce coup supplémentaire, dans la perspective des Russes, porté par les États-Unis à l’architecture de stabilité stratégique. Ceci relève à la fois d’un réel dépit de la Russie, perceptible depuis la fin de la Guerre froide, face au constat que Washington est moins attaché qu’elle à cette architecture, et d’une volonté de relativiser ses propres manquements à ses obligations dans le cadre FNI. Sur le fond de ce dernier dossier, Sergeï Lavrov a ainsi repris l’argumentaire russe bien connu sur les « violations directes » dont les États-Unis se seraient rendus coupables « depuis 1999 », et a supposé que les armes nucléaires de faible intensité évoquées dans la dernière Nuclear Posture Review seront « probablement » utilisées sur des missiles de moyenne portée. Surtout, il s’agit de démontrer que la décision américaine sur le FNI ne constitue qu’un pas de plus dans une voie que les États-Unis ont empruntée de longue date : Sergeï Lavrov parlera ainsi longuement, le 2 février, de l’enjeu antimissileIl ne fait guère de doute que la décision américaine de quitter unilatéralement le traité ABM a alimenté, dans les cercles militaires et industriels russes, un sentiment de permissivité quant au développement de nouveaux systèmes., et réitèrera les habituels points russes sur la fragilisation par les États-Unis du TNP – en lien avec la présence des armes nucléaires américaines en Europe et les activités afférentes, la non-ratification du TICEN, leurs décisions unilatérales dans le cadre de la mise en œuvre du New Start, etc. L’analyse de l’ancien président soviétique M. Gorbatchev, qui signa le traité FNI avec son homologue américain en 1987, déclarant que « la décision des États-Unis de quitter le traité a d’autres raisons que celles citées par les responsables américains : [ils] cherchent en fait à se libérer de toutes limitations sur les armements et à atteindre une suprématie militaire absolue », tend à montrer un consensus de l’establishment russe sur les arrière-pensées américaines« Gorbachev Urges U.S. Democrats, Republicans to Put Aside their Differences, Start Serious Talk with Russia on Nuclear Weapons », Interfax-AVN, 13 février 2019.. Le tout justifiant sans doute que Vladimir Poutine, tout en se déclarant ouvert à des négociations sur l’arms control, donne ordre à ses ministres de ne pas être à l’origine de telles négociations.

La Russie, bonne élève…

Le pendant de cette approche est bien sûr la démarche consistant à présenter la Russie comme une puissance raisonnable, soucieuse de préserver la sécurité internationale et européenne – une posture que le Kremlin entend instrumentaliser de différentes manières, mais qui a probablement peu de chances d’aboutir. De fait, compte tenu des fortes présomptions de violations russes du FNI et, plus globalement, du comportement intransigeant voire agressif de la Russie dans ses rapports avec les Occidentaux, les affirmations selon lesquelles, pour reprendre les termes de S. Lavrov, la Russie « a tout fait pour sauver le traité compte tenu de son importance dans le cadre du maintien de la stabilité stratégique en Europe, ainsi que dans le monde en général », un point repris par Sergeï ChoïgouSont en particulier évoquées, dans le débat russe, les discussions qui se sont tenues à Genève le 15 janvier et le briefing du ministère russe de la Défense destiné à démentir les accusations de violations russes du FNI (23 janvier). La presse officielle (Izvestiia) déplorera que « les représentants militaires de la majorité des pays de l’OTAN [aient] ignoré cet événement » et Sergeï Lavrov – que les efforts politiques et de transparence de Moscou aient été « torpillés par les Américains » (réunion du 2 février)., pourraient ne pas avoir une grande portée. Volonté d’apaisement, d’enfoncer le clou de l’irresponsabilité américaine ou les deux ? Les demandes de Vladimir Poutine à la Défense sur la conception de nouveaux missiles ont été assorties d’un engagement à ne les déployer que si les États-Unis entreprenaient eux-mêmes le déploiement de tels systèmes. Le message implicite est que Moscou, tout en ne pouvant qu’offrir une réponse symétrique aux États-Unis (puisque, comme le souligne le sénateur Oleg Morozov, de la commission des affaires internationales au Conseil de la Fédération, l’abandon du FNI par les États-Unis constitue une « menace directe » pour la sécurité de la Russie s’il est suivi de déploiements américains en Europe)Une menace à laquelle des spécialistes militaires russes invitent à répondre par des frappes préventives (si des systèmes FNI américains étaient déployés en Europe orientale) ou à tout le moins par le ciblage de capitales européennes, voire de cibles sur le territoire américain (pourquoi pas des cibles de la Réserve fédérale, suggère le général Ivachov, connu pour ses déclarations hautes en couleur, et qui suggère aussi des réactions conjointes sino-russes en cas de frappes américaines contre l’un des deux pays)., le fait dans un esprit de mesure et de proportionnalité.

Dans leur modération affichée, les autorités russes tiennent aussi compte, sans doute, de la montée du mécontentement économique et social actuellement perceptible dans l’opinion publique russe et allant de pair avec l’expression d’une forme de lassitude quant aux aventures militaires qui ont occupé la vie politique du pays ces dernières années. Le 2 février, Vladimir Poutine a en tête cette situation domestique en rappelant que les investissements consentis au profit de la Défense ces dernières années ont porté leurs fruits (cf. ses rappels sur les nombreux nouveaux systèmes développés ou en cours de développement par l’industrie nationaleVladimir Poutine a ainsi demandé opportunément, le 2 février, à son ministre de la Défense un état des lieux de la mise au point des systèmes Kinjal, Peresvet, Avangard, Sarmat, Poséidon…) et en faisant confirmer par son ministre de la Défense que l’engagement des nouveaux programmes demandés pour répondre au retrait américain du FNI ne nécessitera pas d’accroissement du budget de défense, ni en 2019, ni dans les années à venir. Le chef de l’État russe a indiqué, comme il l’a fait à plusieurs reprises ces dernières années, que le pays ne « devait pas s’engager, ne s’engagera pas dans une course aux armements coûteuse ».

Quels objectifs ?

Enfin, le débat russe sur le retrait américain du traité FNI se concentre sur les risques qu’il fait peser sur la stabilité internationale, ne serait-ce qu’en approfondissant l’incertitude sur l’avenir du désarmement nucléaire dans la perspective de 2021, date d’expiration du traité New Start. Certains officiels russes, tel le président de la commission des affaires internationales du Conseil de la Fédération, Konstantin Kosatchev, s’interrogent ouvertement sur l’intérêt, dans les circonstances créées par la décision américaine, de proroger le New Start, et sur les conséquences que sa non-reconduction risquerait d’avoir en termes de prolifération nucléaire. Ainsi, la décision de ne pas proroger le traité aurait, selon lui, pour effet d’amener certains pays du seuil à renforcer leurs capacités et d’autres – à approfondir leurs réflexions sur les bienfaits d’un possible statut nucléaire.

On voit surtout que les pays européens se trouvent abondamment « convoqués », dans la communication russe, ce alors que bon nombre d’experts, y compris russes, estiment que la décision américaine sur le FNI est davantage à rattacher à des considérations stratégiques portant sur l’Asie. Pour l’expert russe du club Valdaï, Ivan Timofeev, « le grand perdant [de la décision américaine] est l’Union européenne ». Accusés de refuser d’engager des discussions et de se contenter de valider les positions américainesLes Européens sont « à la remorque des positions américaines » a ainsi ironisé Sergeï Lavrov lors de la réunion du 2 février – reprenant un axe récurrent de la posture du Kremlin, déplorant constamment l’inconsistance stratégique et le suivisme des Européens., les pays européens sont indirectement priés de comprendre que cette crise les concerne au premier chef et donc de mettre la pression sur Washington. Le sénateur Morozov indique d’ailleurs que les Russes ont l’intention de « travailler étroitement avec les partenaires européens pour ne pas permettre le déploiement de missiles américains de moyenne portée en Europe ». Et Kosatchev anticipe, pour sa part, que les États-Unis ne pourront pas déployer les armements qu’ils pourraient créer suite au retrait du FNI car ils seraient confrontés à des réactions « extrê­mement négatives » de leurs partenaires européens et asiatiques… Il s’agit, pour les élites russes, de dramatiser la perspective d’une crise stratégique dont l’Europe serait l’otage comme dans les années 1980 (euromissiles) et, plus largement, d’agiter la perspective d’un chaos sécuritaire international – risque d’accélération de la prolifération, risque de crise nucléaire (thèmes auxquels sont sensibles les opinions publiques européennes)…

Ici, il est difficile de déterminer dans quelle mesure Moscou, qui a effectivement fait différentes propositions pour le post-New Start et qui, comme l’a indiqué le président russe le 2 février, laisse ces options sur la table, cherche vraiment une relance du désarmement nucléaire avec l’idée d’obtenir l’appui d’Européens inquiets (espérant bénéficier, dans ce cadre, des fortes tensions qui minent la relation transatlantique) ainsi que de ceux qui, au sein de la communauté stratégique américaine, sont favorables à la poursuite de l’arms controlL’énumération, le 2 février, par le président Poutine des nouveaux systèmes dont se dote la Russie pour mieux répondre aux nouvelles conditions stratégiques pourrait ainsi apparaître comme une façon d’attirer l’attention sur la nécessité de remettre à plat l’ensemble des nouveaux paramètres de la stabilité stratégique. et déplorent la décision de Trump sur le FNI. L’autre hypothèse est que la Russie ne croit plus guère, dans les faits, à la possibilité de négocier le post-New Start selon les termes qui l’intéressent, en raison du contraste entre sa position maximalisteL’option que privilégie Moscou est l’élaboration d’un nouveau traité élargissant les processus de maîtrise des armements à différents types de systèmes (non seulement les armements nucléaires stratégiques) et à d’autres puissances nucléaires. On peut cependant supposer que la Russie pourrait se contenter, dans un premier temps, de l’extension. et les conditions très peu favorables à sa satisfaction en raison de la profondeur de la crise russo-américaine dans un contexte de regain des postures anti-arms control – celle de John Bolton et des Républicains, mais aussi celles de responsables politiques, militaires et industriels russes. Si bien qu’il s’agirait surtout, pour Moscou, de mettre au test la solidité de l’Alliance atlantique en insistant sur les conséquences de la possible disparition des cadres qui ont présidé à l’architecturation de la stabilité stratégique depuis la Guerre froide.

Enfin, même si les commentateurs russes consacrent moins d’attention à la dimension asiatique du problème, certains prennent le soin de rappeler, en substance, que le partenaire stratégique chinois est dans le même bateau que la Russie. Le fait de considérer comme probable l’installation par les États-Unis de systèmes FNI au Japon et en Corée du Sud apparaît ainsi aux Russes comme une occasion de renforcer l’axe politique sino-russe (et de faire oublier que la volonté passée de Moscou de multilatéraliser le traité ou d’aménager un retrait conjoint, avec les États-Unis, tenait en partie au souci des militaires russes de corriger une asymétrie avec le voisin chinois).

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