Notes de la FRS

Impact de l’élection présidentielle sur la politique de sécurité et défense – Premières réflexions

Publication générique pour un programme/observatoire n°00/2016
Nicole Vilboux
Philippe Gros
1 novembre 2016 Version PDf

Ce troisième rapport 2016 de l’Observatoire de la politique de défense des États-Unis a pour objectif d’évaluer la pérennité du « legacy » du président sortant en matière de défense, donc en creux, d’évaluer les possibles réorientations qu’entreprendra son successeur, Donald Trump.

Introduction : l’approche par la posture et ses déterminants

Une élection présidentielle aux États-Unis est l’occasion d’envisager des évolutions dans les politiques de sécurité et défense, en particulier lorsque le « sortant » ne se représente pas. En l’occurrence cette année, la question de la poursuite des politiques en cours, se pose d’autant plus que le bilan de la présidence Obama est fortement discuté. Même la candidate démocrate avait pris certaines distances avec « l’héritage » d’une Administration à laquelle elle a appartenu, tandis que son adversaire républicain le jugeait tout simplement désastreux. Au-delà de la contestation des politiques démocrates récentes, Donald Trump s’est fait élire sur le rejet du consensus « internationaliste libéral », entretenu par l’establishment depuis plusieurs décennies.

Les critiques ne suffisent toutefois pas à ouvrir de véritables perspectives de changement. Les propositions formulées par le candidat et son entourage doivent être examinées, pour cerner les grandes orientations et les positions sur les principaux enjeux de sécurité actuels.

Les débats de campagne offrent cependant des indications limitées sur la politique qui pourra être menée, dans la mesure où ils occultent des paramètres importants :

  • Les facteurs internes qui affectent la marge de manœuvre du prochain Président et parmi lesquels on peut citer : l’importance relative des questions intérieures (économie, société) et extérieures ; les relations avec le Congrès ; l’état de l’opinion publique ;
  • Les aspects structurels de la posture de sécurité américaine, qu’il s’agisse des engagements en cours, des capacités militaires disponibles, des coûts financiers des différentes options ;
  • Les facteurs internationaux, susceptibles de remettre en cause les orientations choisies.

L’ensemble de ces paramètres conduit généralement à relativiser l’impact du changement de Président sur l’évolution de la politique de défense. Dans le cas particulier de l’élection de Donald Trump, le caractère à la fois assez peu prévisible et iconoclaste de ses positions laisse entrevoir la possibilité d’une véritable réorientation. Mais la difficulté est d’en mesurer l’ampleur possible. A cet égard, il convient de rappeler de manière générique la nature et le degré d’influence des autorités politiques dans le domaine de la défense.

Premièrement, l’influence des décideurs nationaux passe par la formulation d’une direction stratégique générale, qui concerne essentiellement :

  • L’énonciation d’une vision de la sécurité nationale et de la place qu’y occupent les forces armées aux côtés des autres instruments de puissance ;
  • La définition des missions principales de défense et aptitudes requises des armées ;
  • Les conditions de recours à la force.

Au travers de cette activité déclaratoire, les autorités politiques contribuent à modifier le cadre d’interprétation de la communauté de défense (ce que les sociologues appellent le « référentiel », stratégique en l’occurrence) tant en ce qui concerne les risques et menaces que la place et la nature de l’instrument militaire destiné à y faire face. C’est dans ce référentiel que doivent s’inscrire les programmes des acteurs de la défense. Elles exercent donc une influence indirecte, qui porte principalement sur la définition des rôles et missions que les armées doivent préparer. Il s’agit rarement de prescrire une évolution précise de la posture, mais il peut y avoir des cas particuliers :

  • Sans en avoir l’initiative, les décideurs politiques peuvent endosser et promouvoir des visions particulières du type de forces et de capacités à privilégier : ce fut le cas de l’Administration Bush avec la « transformation » ;
  • La révision des relations diplomatiques, ou la réévaluation des priorités stratégiques, peut entraîner une modification du déploiement des forces (désengagement / nouvelle alliance).

A l’inverse, les recherches sur l’innovation militaire ont montré que les orientations stratégiques définies par les autorités civiles n’avaient pas d’impact déterminant sur les choix doctrinaux, qui relèvent de la sphère de l’expertise militaire; tout au plus peuvent-elles dans certains cas favoriser l’institutionnalisation de nouveaux concepts.

Deux autres formes de choix politiques peuvent cependant affecter la posture de défense de manière plus immédiate que le référentiel stratégique.

D’abord, les orientations données peuvent se traduire par des décisions quant aux ressources accordées à la défense. Au travers de l’élaboration du budget annuel, la présidence définit le niveau d’effort qui y sera consacré et le Secrétaire à la Défense peut effectuer des arbitrages entre les programmes. De cette façon, les autorités civiles peuvent chercher à faire évoluer la structure de forces et le développement capacitaire. Toutefois, les choix présidentiels sont freinés dans ce domaine par deux facteurs :

  • Ils sont effectués sur la base des propositions élaborées par les institutions militaires, reflétant donc leur analyse des besoins et leurs préférences culturelles ;
  • Ils sont soumis à l’approbation du Congrès, qui a la possibilité de modifier substantiellement le niveau et la répartition des crédits. Le problème se pose particulièrement lorsque la majorité parlementaire n’est pas du même parti que le Président, mais les choix du Congrès sont de manière générale liés à des préoccupations électorales et fortement influencés par les « lobbies » militaro-industriels.

Finalement, les autorités civiles nationales peuvent avoir un impact direct sur la posture dans les situations exceptionnelles :

  • En cas de « rupture stratégique » imposant une révision majeure de la politique de sécurité ;
  • En cas de crise, elles décident de la réponse militaire à apporter et éventuellement de l’engagement de forces dans des opérations dont elles fixent les buts. Cela peut affecter la politique de défense dans la mesure où les engagements se prolongent ; se multiplient ; ou révèlent des enseignements opérationnels susceptibles de modifier les doctrines et structures (cas des campagnes d’Irak et d’Afghanistan).

Compte tenu de ces différents paramètres, la présentation des perspectives d’évolution de la politique de sécurité sous la prochaine présidence doit intégrer :

  • L’analyse des facteurs géostratégiques et politiques intérieurs façonnant la marge de manœuvre qui confinera la prochaine politique de défense. Une attention toute particulière sera accordée aux positions exprimées par le candidat et ses conseillers permettant d’envisager le « référentiel stratégique » dans lequel il s’inscrira ;
  • Compte tenu de ces facteurs, une présentation des évolutions possibles des principaux éléments de la posture de défense répartis sur trois sections : les engagements militaires actuels, l’instrument militaire et les postures régionales.

Pour chacun de ces sujets, on présentera :

  • Le « lègue » de l’Administration Obama ;
  • Les perspectives de continuité ou de changement ouvertes par les prises de position du prochain Président et de son entourage ;
  • Les contraintes (internes et internationales) susceptibles de s’appliquer à ses propositions.

Résumé

Déjouant tous les pronostics, le magnat de l’immobilier s’est donc hissé jusqu’à la MaisonBlanche, porté par le « surge » des laissés-pourcompte de la mondialisation, de cette Amérique de la périphérie si bien chantée par le très démocrate Bruce Springsteen.

Le terme qui revient le plus systématiquement pour qualifier l’impact de ce séisme politique est, à juste titre, celui de l’incertitude, tant en raison des déclarations tonitruantes, parfois contradictoires, souvent lacunaires du candidat que de son absence totale d’expérience en matière de politique publique. Cette incertitude est encore plus prononcée dans le domaine de la défense, qui n’a pas constitué un enjeu majeur de la campagne, comme il est d’ailleurs de coutume sur cette « île-continent ».

Dans ce contexte, l’objectif consistant à évaluer la pérennité de l’héritage d’Obama reste en l’état bien élusif. Les présentes réflexions n’ont donc d’autre ambition que d’esquisser le nouveau décor de la politique de défense américain et d’en fixer quelques problématiques.

De multiples facteurs, le plus souvent de permanence, influenceront à cet égard l’évolution de la posture de défense américaine.

Tout d’abord, le président Trump se heurtera comme ses prédécesseurs à une marche du monde, notamment des menaces et des défis, qui se déroule sans l’attendre : le terrorisme de l’État islamique et des autres entités djihadistes, l’affirmation de la puissance chinoise, la résurgence russe, le problème nord-coréen, etc. Sur ce plan, le terrorisme djihadiste est clairement présenté comme la menace principale.

Ensuite l’opinion américaine reste majoritairement favorable à un relatif désengagement des États-Unis. Mais c’est une constante, pas un fait nouveau. Cette majorité a même eu tendance à s’étioler en présence de l’État islamique. Elle explique d’ailleurs que tous les nouveaux présidents depuis la fin de la Guerre froide promettent la fin des interventions de peu d’intérêt, inconsidérément poursuivies par la précédente Administration. Avant Donald Trump, le plus engagé dans cette voie avait été George W. Bush en 2000. On sait ce qu’il est advenu depuis...

A Washington même, pour la première fois depuis six ans, l’ensemble du pouvoir exécutif et législatif est unifié autour de la bannière républicaine. Cela étant, les divergences entre « defense hawk » et « budget hawk » continueront de peser au Congrès.

Vient enfin le propre référentiel de la nouvelle Administration. Sur ce plan, la doctrine Obama est condamnée, au moins dans les intentions. Elle restait fondée sur un internationalisme libéral classique, mettant l’accent sur une combinaison des instruments de puissance dans laquelle l’emploi de la force est le dernier recours, sur les partenariats, sur la « patience stratégique ». Cette approche est qualifiée de « désastre complet » par les Républicains qui brocardent le président sortant pour son « manque de leadership », ayant entraîné l’affaiblissement de la position internationale des États-Unis.

Pour autant, le nouveau référentiel de Donald Trump reste difficile à cerner. Les propos de campagne insistent sur la primauté à accorder aux intérêts américains, sur la restauration de la puissance américaine, le rejet des accords de libre-échange, la remise en question des engagements de sécurité auprès des alliés, interprétés dans une perspective de rentabilité économique. Pour autant, cela ne signifie pas nécessairement l’adoption d’une posture isolationniste, mais sans doute d’une improbable combinaison de repli « jeffersonnien », de réalisme « machiavélien » et de militarisme « jacksonien ». Les premiers pas du président-élu, notamment la composition de l’équipe de transition et les premières nominations des piliers de la prochaine Administration, ne dissipent en rien l’épais brouillard nimbant l’avenir proche (voir notre annexe). Les principaux conseillers de sécurité, tels le général Flynn ou encore Stephen Hadley, n’ont ainsi rien d’adeptes du repli. De sorte que la caractéristique aujourd’hui la plus identifiable de la politique extérieure de la nouvelle Administration réside dans l’unilatéralisme.

Qu’en tirer alors sur l’ampleur et la nature des inflexions de la posture de défense ?

Sur le plan des engagements militaires, l’approche d’Obama a été marquée par le rejet des interventions terrestres massives, une fois passé l’épisode du « Surge » en Afghanistan, et par le recours au « leading from behind » et/ou à la projection de puissance limitée et « clandestine », le « small footprint » (faible emprise) des déploiements américains. Les stratégies d’endiguement des djihadistes qui en découlent ne peuvent évoluer qu’au rythme des « proxies ». Elles heurtent de plein fouet la culture de la victoire décisive, toujours bien vivace à Washington. Se plaçant dans cette ligne traditionnelle, Donald Trump a affirmé qu’il n’envisagerait l’emploi de la force qu’en cas d’absolue « nécessité », mais pour obtenir une victoire claire sur l’adversaire.

Dans le cas de la lutte contre l’EI, il est donc possible, sinon probable, que Donald Trump exploite toute fenêtre d’opportunité d’une stratégie d’intervention directe plus massive. Cette fenêtre n’est cependant qu’entrebâillée compte tenu de l’évolution de la situation tant géostratégique (hostilité des acteurs locaux et régionaux à un tel déploiement) qu’opérationnelle (les opérations « décisives » sont déjà lancées). La dégradation de la situation en Afghanistan, grande oubliée de la campagne alors qu’y ferraille le plus nombreux contingent américain, posera sans doute un autre test à la nouvelle Administration. Enfin, compte tenu des positions connues des conseillers, assez critiques, on peut raisonnablement s’attendre à ce que le nouveau président cherche à modifier la politique d’éliminations ciblées, bien que les marges de manœuvre soient, là encore, assez faibles.

La réorientation est sensiblement plus lisible concernant la nature de cet instrument militaire. Obama achève son second mandat par un troisième budget en augmentation après une demidécennie de coupes budgétaires, notamment marquées par les fameuses séquestrations de 2013. Il lègue une force sensiblement réduite, dont la priorité réside dans le recouvrement de sa Readiness et dans la recapitalisation de ses inventaires, parfois hors d’âge. S’est diffusée l’idée que cet instrument a fait du « sur place » capacitaire pendant une décennie de contreinsurrection, puis de réduction budgétaire alors que proliféraient et se modernisaient les capacités adverses de reconnaissance-frappe de précision, notamment de déni d’accès, en premier lieu chinoises et russes. La marge de la supériorité militaire américaine s’éroderait donc dangereusemen La réponse de l’administration sortante fut de développer une Third Offset Strategy exploitant les nouvelles technologies, polarisant les développements capacitaires lancés par les services depuis plusieurs années.

Celle de la nouvelle Administration prétend être d’une autre ampleur. Sur ce plan, le candidat a repris textuellement les recommandations de la Heritage Foundation, laquelle en revient aux exigences de la Bottom-Up Review de 1993, soit une augmentation de la structure de force de 10 à 20 %. Rien n’est en revanche dit des priorités en termes de « capabilities ». Les quelques 60 Mds$ supplémentaires par an (par rapport à l’actuelle programmation) nécessaires à ce plan de réarmement ramèneraient les crédits au niveau de la requête budgétaire initiale de 2012. Elle nécessiterait l’abandon des plafonds fixés par le Budget Control Act de 2011. L’accroissement des déficits qui en résulterait probablement peut s’avérer problématique au Congrès entre les « budget hawk » républicains et la minorité démocrate attachée à une extension des relèvements de plafonds aux budgets non-militaires. La nouvelle Administration cherchera également (sans doute...) à étoffer les plans de modernisation de la triade nucléaire et de développement de l’architecture de défense antimissile, poursuivant dans ce dernier cas des pistes capacitaires plus rentables, dans la veine du débat lancé depuis quelques années.

Restent les questions de posture régionale. Le discours de confrontation adopté par Donald Trump concernant la Chine, accusée de tous les maux économiques de l’Amérique, laisse augurer le renforcement du « rebalancing » vers l’Asie initié par l’Administration Obama, poursuivi avec difficulté et sous l’œil circonspect des partenaires de la zone. La Navy est censée jouer un rôle majeur dans cette posture renforcée. La question, vitale, des partenariats dans la région reste en revanche bien équivoque, entre d’un côté les saillies du candidat sur l’application d’un principe de « pay for protection » et de l’autre le « socle » que constituent ces relations selon ses conseillers. L’incertitude est aussi grande quant à la politique de lutte contre la prolifération nucléaire de la Corée du Nord qui pourrait se substituer au régime actuel des sanctions dont la plupart des observateurs reconnaissent l’échec.

La rupture concernant l’Europe et la Russie pourrait s’avérer plus franche. L’administration Obama s’achève sur une posture, assez consensuelle, de remontée en puissance de la dissuasion face à une Russie perçue comme agressive et menaçante. Les discours bien connus du candidat Trump, au contraire très conciliants, doivent encore se transcrire dans les faits, ce qui n’a rien d’évident étant donné l’incertitude entourant le Président, les positions de certains de ses conseillers, les sujets « structurels » de discorde, d’où l’optimisme très circonspect du Kremlin. Quelle que soit la ligne qui s’impose à la Maison-Blanche, l’accent sera de toute façon mis sur un effort accru des alliés européens, qui seront plus que jamais appelés à atteindre les 2% du PIB pour leur défense.

C’est au Moyen-Orient que le bilan de l’Administration Obama, qui ambitionnait d’y restaurer l’influence américaine, reste le plus décevant. Les relations de Washington avec ses grands alliés – Riyad, Le Caire même Ankara et Tel Aviv – n’ont jamais été aussi difficiles et l’accord avec Téhéran est perçu comme un aveu de faiblesse de son leadership. Dans cette région, un « reset » est donc à attendre de l’Administration Trump, fondé sur un nouveau durcissement avec l’Iran et la recherche de relations améliorées avec l’Égypte, la Turquie et Israël. Pour autant, la politique de coopération de sécurité américaine dans la région restera soumise à la difficulté constante de concilier les préoccupations contradictoires de ses partenaires.