Didier Gros
Nicole Vilboux
1 mars 2024 Version PDf
Synthèse
L’armée professionnelle des États-Unis, la All-Volunteer Force (AVF), a tout juste cinquante ans. Sa création, décidée en pleine guerre du Vietnam, prétendait répondre à deux exigences : politique, par la fin d’une conscription de facto inégalitaire et déficiente, et opérationnelle, par la constitution d’un outil militaire plus efficace. Pour ce faire, la Commission Gates a posé les bases d’une force capable de relever deux défis :
- La distanciation (érosion du lien armée-nation), par un système active-réserve complémentaire qui instaure une dépendance de l’active envers la réserve (donc les forces vives de la nation) pour tout engagement majeur, et par le maintien du Selective Service System (forme de conscription administrative obligatoire pour tout citoyen mâle âgé de 18 ans) ;
- La performance, par l’élaboration de standards (niveau de rémunération, qualité des équipements, etc.) très élevés qui garantissent à terme la supériorité de l’AVF.
L’AVF est généralement considérée comme une « success story ». Toutefois, au sortir de vingt années d’engagement opérationnel intense dans le cadre de la « guerre contre la terreur » en particulier, et face au durcissement de la « compétition stratégique internationale », le modèle est soumis à des tensions telles que l’on s’interroge publiquement sur sa viabilité à long terme. La crise du recrutement est aussi manifeste qu’inquiétante. Elle signe l’échec de politiques de recrutement et de fidélisation mues par une logique de surenchère financière inconséquente qui rend le modèle économiquement insoutenable. Or, pour la plupart des observateurs, le défi est sociopolitique et ne saurait être relevé par des mesures de nature incrémentale et réactive. Concomitamment, dans un contexte de radicalisation politique, les armées sont elles-mêmes devenues un enjeu partisan : d’un côté, le camp des « progressistes » qui milite pour une hausse de la représentativité de l’AVF, dans une logique de miroir de la nation dans toute sa diversité démographique, cognitive et expérientielle ; de l’autre, le camp des « conservateurs » qui voit dans cette approche une menace pour la cohésion et l’efficacité militaires d’un outil spécifique.
Les réflexions sur l’avenir de l’AVF sont nourries, et les propositions d’évolution s’articulent préférentiellement autour de deux options : l’adaptation, en misant sur l’aspect conjoncturel de la crise du recrutement – qui pourrait également permettre de revoir les effectifs à la baisse au bénéfice des investissements (modernisation et course à la technologie) ; la refondation, qui consisterait à pleinement intégrer les évolutions sociétales et à repenser la structure de force. Une troisième option préconise la réintroduction, éventuellement partielle, de la conscription. Une telle proposition est jugée irréaliste voire irresponsable par l’immense majorité des autorités politiques et des experts, mais le seul fait qu’elle soit évoquée atteste de l’ampleur des préoccupations liées à la pérennité du modèle actuel de l’AVF.
Ainsi, comme la plupart des armées professionnelles confrontées aux défis de la distanciation, de la représentativité et de la légitimité, l’AVF est un microcosme singulier soumis aux aléas des évolutions sociologiques et de l’instrumentalisation politique. Des questionnements en cours aux États-Unis, trois axes de réflexions transposables, toutes proportions gardées, au modèle français se dessinent : l’adaptation du format des armées aux défis géopolitiques et stratégiques actuels qui requerraient une « massification » des forces ; le rôle éducatif des armées directement concernées par l’état physique, mental et cognitif des jeunes générations potentiellement mobilisables ; l’enjeu stratégique de la constitution de forces de réserve qui complètent de manière crédible les forces d’active et consolident le « lien armée-nation ».