Notes de la FRS

Les grands enjeux des débats sur le budget de défense 2016

Publication générique pour un programme/observatoire n°00/2015
Philippe Gros
Nicole Vilboux
1 août 2015 Version PDf

Ce second rapport de l’observatoire sur la politique de défense des Etats-Unis a pour principal thème les débats relatifs au budget de défense de l’année fiscale 2016, encore marqués du sceau du fameux Budget Control Act (BCA) de 2011. Le rapport développe ainsi les contraintes associées à ce BCA, présente les débats politiques qui en découlent quant à la construction du présent budget puis revient en détails sur les affectations de crédits dans les différents programmes et, là encore, les discussions entourant ces ventilations. En préambule de ce rapport, deux thèmes d’actualité sont également abordés : une synthèse de la National Military Strategy signée en juin par le Chairman du Joint Chiefs of Staff et le passage en revue des nouvelles têtes de la hiérarchie militaire dans la mesure où, hasard du calendrier des temps de commandement, seul le chef d’état-major de l’USAF n’aura pas été remplacé à l’automne.

Avant de dégager les grandes conclusions de l’analyse proposée dans ce rapport, il convient de rappeler le processus budgétaire à l’œuvre :

  • Le débat budgétaire en cours doit déboucher, comme tous les ans, sur une National Defense Authorizations Act (NDAA) qui autorise les niveaux de dépenses de défense et fournit des orientations qualitatives de la politique de défense et l’Appropriations Bill (AB) concernant la défense (l’un des douze AB du budget fédéral), qui fixe et attribue formellement les crédits dans le cadre fixé par la draft de NDAA et en fonction de la résolution budgétaire votée au printemps. Ces lois corrigent, amendent la requête budgétaire présidentielle présentée en février.
  • La NDAA est à la charge des commissions des forces armées du Sénat (SASC) et la Chambre des Représentants (HASC). Chacune élabore puis soumet au vote de son assemblée son propre projet. Les lois d’appropriations sont élaborées parallèlement par les commissions des appropriations des deux chambres (par les sous -commissions défense en l’occurrence). Le projet NDAA de la Chambre a été présenté au Sénat qui l’a voté en y incorporant les inputs de son propre projet mais le document a été rejeté par la Chambre. Nous en sommes à ce stade au moment où sont écrites ces lignes.
  • Des Conference Committees doivent théoriquement réconcilier les projets tant de NDAA que d’AB. Une fois achevée, la NDAA de même que les AB (incluant celui de la défense) doivent être proposées à la signature présidentielle pour l’année fiscale 2016 commençant le 1er octobre 2015. Dans la pratique, le processus dépasse souvent la date fatidique, nécessitant une « continuing resolution » du Congrès pour couvrir les financements pendant cette période.

Sur le fond, il apparaît que le resserrement des dépenses de défense américaines appartient au passé. Les opérations contre Daesh, les défis de sécurité posés par la Chine et la Corée du Nord, la question ukrainienne d’une part, les effets des réductions budgétaires récentes, notamment des séquestrations, sur la disponibilité opérationnelle et la modernisation des forces d’autre part ont amené le Congrès à autoriser un montant de crédits correspondant à la requête présidentielle soit 612 Mds$ pour l’ensemble du budget de la sécurité nationale (dont 585 Mds$ pour le DoD proprement dit) . Néanmoins, les crédits fixés par les comités d’appropriation se situent en deçà des 580 Mds$ pour le DoD.

La nature des réaffectations de crédits par les commissions des forces armées offre des sources de contentieux qui s’inscrivent dans la t radition des inflexions apportées p ar le Congrès à la politique de défense de l’administration. Le domaine le plus problématique concerne le plan de modernisation de l’US Air Force consistant à retirer tout ou partie de ses flottes d’appareils considérés comme trop spécialisés et/ou anciens afin de se donner la marge de manœuvre suffisante pour financer ses modernisations en tête desquelles figurent le F-35, le Long-Range Strike Bomber et le KC-46. Le Congrès prohibe ou retarde en effet la plupart de ces retraits (A-10 et EC-130H tout particulièrement mais aussi AWACS et JSTARS), arguant du risque encouru et/ou du manque de solutions de remplacement. L’ampleur des réaffectations des crédits de l’Army est moindre mais le Congrès limite le financement de la nouvelle architecture de communications et entrave la restructuration de l’aviation de l’Army qui représentent deux des grandes priorités de l’armée de Terre. La Navy et le Corps sont les services les mieux préservés, même si la première continue de s’affronter avec les commissions concernant le plan de modernisation de la flotte ou encore la nature de son futur drone de combat. Le Congrès s’oppose toujours aussi avec vigueur aux mesures de modération salariale que le Pentagone juge indispensables pour maîtriser la hausse continue des « compensations » qui lui dévore ses marges budgétaires. En revanche, le niveau de crédits permet au Congrès de renforcer le financement de la disponibilité opérationnelle notamment de l’US Army, des capacités cyber et de la Defense Innovation Initiative du Pentagone concernant la R&D à long terme. Les projets de NDAA tentent enfin de satisfaire de nombreux besoins des Unfunded Priorities List (UPL) des quatre services, même si les projets de loi d’appropriations sont beaucoup moins « généreux » en la matière.

Au final, l’opposition quasi-systématique aux refontes agressives de structures de force ou d’inventaire consenties par les services, pour garantir leur modernisation et leur readiness, témoigne de commissions très rétives à la prise de risque, peu enclines à des choix capacitaires tranchés et préférant miser sur des économies obtenues dans la gestion des programmes (pas moins de 5 Mds$ « rabotés » par les commissions d’appropriations touchant la majorité des éléments de programme) ou les présuppositions de calcul de dépenses (taux de change, coûts des hydrocarbures, etc.). L’action du Congrès a donc pour effet de rendre plus efficiente la dépense de défense américaine. La position des parlementaires répond en outre à de véritables logiques de fond, que l’on ne peut réduire à la simple défense d’intérêts électoralistes. Le problème est qu’elle n’est souvent pas celle du Pentagone et contribue donc à neutraliser les orientations stratégiques de la politique de défense, il n’est en outre pas certain qu’à terme ces économies suffisent pour, tout à la fois, restaurer la readiness, garantir le maintien et la modernisation des capacités sur les court, moyen et long termes.

Cependant, l’essentiel ne réside pas tant dans ces affectations de crédits que dans la construction du budget, symbole de la polarisation de la vie politique américaine depuis plusieurs années. Le montant de crédits demandé par la Défense et alloué par le Congrès est fruit du consensus quant au rétablissement de l’effort de défense, mais il dépasse ainsi de loin le plafond fixé par le Budget Control Act de 2011 pour le « Base budget » (534 Mds de la requête présidentielle vs. un plafond de 499 Mds$ pour la FY 2016). Or, personne ne souhaite un retour aux « sequestrations » qu’implique ce BCA et qui devraient s’appliquer en 2016 après les deux ans de répit apportés par le Bipartisan Budget Act de 2013. Or, les Républicains, majoritaires au Congrès, ne souhaitent pas renoncer de façon générale à ces plafonds afin de cont inuer à forcer le gouvern ement fédéral à maîtriser son déficit. Faute de pouvoir générer les économies suffisantes pour coller à ces plafonds, la solution de compromis trouvée à contrecœur par les commissions des forces armées, pour ce « cas à part » que constitue la défense, est donc de maintenir le Base Budget dans les limites du BCA et d’affecter l’excédent de demandes au budget d’Overseas Contingency Operations (OCO), ces appropriations supplémentaires votées en tant que de besoin pour couvrir les besoins liés aux opérations. Ce budget OCO bondit donc des 51 Mds$ réclamés par le Pentagone à un montant se situant entre 87 et 89 Mds$ selon les commissions, absorbant ainsi 5% des crédits alloués au budget de base, lesquels sont non seulement destinés au poste « Opérations et Maintenance » mais aussi parfois aux acquisitions. Ce pis-aller rencontre bien évidemment une forte opposition :

  • non seulement à la Maison-Blanche, qui a annoncé qu’elle apposerait son véto à une telle loi, et chez les parlementaires démocrates, lesquels refusent le principe d ’exception accordé à la défense et souhaitent relever les plafonds pour l’ensemble du budget fédéral ;
  • mais aussi au Pentagone car cette mesure ne permet pas l’indispensable gestion pluriannuelle de nombreux programmes, ce que reconnaissent d’ailleurs pleinement les « faucons » de la défense républicains initiateurs de cette mesure (McCain et Thornberry notamment).

Dans ce contexte tendu, à l’issue incertaine (les solutions imaginées en début d’année par nombre de connaisseurs du Congrès se sont pour l’instant révélées fausses), le budget de la défense 2016 ne sera certainement pas acté dans les temps, nécessitant une continuing resolution qui achèvera de semer le trouble dans la conduite de la politique de défense américaine.