La reconquête foudroyante de l’Afghanistan par les Talibans, vingt ans après que la riposte américaine au 11 septembre les en a chassés, a provoqué une crise de confiance vis-à-vis des interventions extérieures inédite depuis la guerre du Vietnam. Le parallèle, très discutable, entre la chute de Kaboul et celle de Saïgon en 1975 a d’ailleurs été repris en boucle par de nombreux médias. Souvent, les mêmes qui furent prompts à parler d’« enlisement » après quelques mois d’engagement militaire déplorent maintenant un « retrait prématuré » des forces, parfois même leur « débâcle ». Portées par une grande partie des opinions publiques américaine et européennes, certaines voix remettent en cause le principe même des interventions extérieures, défendent l’idée d’un repli stratégique à l’intérieur des frontières, voire un retour à l’isolationnisme.
Sans aller jusqu’à ces prises de positions radicales, beaucoup d’experts évoquent la fin d’une ère stratégique ou au moins un tournant majeur pour ce qui concerne la stratégie d’intervention des pays occidentaux. C’est pourquoi le moment est peut-être opportun pour dresser un bilan politique global des opérations extérieures (OPEX) françaises depuis 2001 et pour mettre en place un processus continu de retour d’expérience (RETEX) politico-stratégique de nos interventions.
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Il y a eu plus de cent-vingt interventions extérieures depuis la fin de la Guerre froide et aucun bilan officiel n’en a été fait au niveau politique, certainement parce que le consensus qui prévaut en matière de défense nationale a eu tendance à limiter les débats potentiellement clivants, à éluder les questions sensibles et à éviter les tentations de récupération partisane. Néanmoins, un exemple de ce qui pourrait être effectué dans ce domaine a été réalisé pour les engagements récents par la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat dans un rapport d’information en 2016Rapport d’information du Sénat n° 794 du 13 juillet 2016 sur le bilan des opérations extérieures.. Ce travail mériterait d’être approfondi et étendu aux interventions terminées des vingt dernières années. Il pourrait également intégrer certains engagements étrangers à titre de comparaison.
Un tel bilan global, de niveau politique, couvrirait toutes les dimensions des interventions extérieures, non seulement militaires, mais aussi diplomatiques, économiques, financières, ainsi que leur impact sur la sécurité intérieure, sur l’opinion publique, etc. Il s’attacherait, pour chaque intervention, à déterminer dans quelle mesure et à quel coût les objectifs initialement fixés ont été atteints. Ce bilan permettrait de juger nos interventions passées à l’aune de leurs résultats dans le contexte politique et stratégique de l’époque et non pas selon des critères absolus, ce qui permettrait d’opposer des arguments consolidés à certaines critiques actuelles, trop radicales et oublieuses de ce contexteLe risque est toujours fort d’évaluer les décisions passées avec des critères trop actuels et selon notre connaissance présente des conséquences, sans tenir compte du contexte et de l’incertitude dans laquelle ont été prises ces décisions (autrement dit, il est toujours facile de juger après coup)..
Outre sa contribution à l’histoire, ce bilan serait avant tout d’une grande utilité pour l’avenir : il permettrait de dégager des interventions contemporaines des lignes de force ainsi que des principes objectifs et d’y sensibiliser les décideurs politiques. Il aiderait ainsi à définir les « questions clés » qui devront être posées avant chaque nouvelle opération, et ce de façon pragmatique, plutôt que d’élaborer a priori une « doctrine d’intervention », des principes ou des critères d’intervention découplés de la réalité. Il aurait également pour mérite d’« acculturer » les décideurs politiques, surtout ceux n’ayant pas d’expérience diplomatique ou militaire, aux problématiques des engagements extérieurs, et peut-être limiterait-il les risques d’un « interventionnisme » intempestif ou, a contrario, d’une trop grande pusillanimité. Un bilan critique, voire incisif, pourrait aussi inciter à effectuer celui, plus global, de notre politique étrangère. C’est pourquoi il serait préférable qu’il ne soit pas réalisé par les administrations, qui se trouveraient à la fois juges et parties, mais plutôt par le ParlementSans mésestimer les risques de controverses politiciennes et de biais partisans., ou, mieux, par une commission ad hoc, autrement dit une sorte de « conseil des sages »Ce qui n’évitera certainement pas tous les procès en objectivité mais devrait les limiter., composé d’experts et d’anciens décideurs politiques, militaires, diplomates, etc.
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Le bilan de nos interventions passées pourrait inspirer en parallèle la mise en place d’un mécanisme permanent de retour d’expérience (RETEX) au niveau politico-stratégique de nos engagements extérieurs. Ce processus RETEX s’appliquerait systématiquement à toutes nos opérations en cours, juste terminées et, pour les nouvelles, dès la décision d’engagement. En effet, le RETEX de niveau opérationnel est déjà conduit par les armées, mais il n’existe pas de dispositif équivalent au niveau politico-stratégique afin d’évaluer l’atteinte de nos objectifs et non seulement l’action des forces mais aussi celles des autres « leviers » d’action (diplomatiques, économiques, financiers, humanitaires, informationnels, etc.) engagés dans la résolution d’une crise.
Ce RETEX permettrait de dégager les principaux enseignements de l’intervention considérée pour l’orienter en cours d’action, mais surtout pour préparer l’avenir, c’est-à-dire les « bonnes pratiques » à reconduire mais aussi les erreurs à éviter. Il permettrait également de consolider les principes de notre action extérieure. A cet égard, le rapport de la Commission ChilcotRapport sur l’enquête concernant l’Irak (The Report of the Iraq Inquiry) de la commission d’enquête présidée depuis 2009 par Sir John Chilcot, rendu public le 6 juillet 2016., qui a évalué sans concession l’engagement britannique en IrakLa Commission conclut clairement que « le Royaume-Uni n’a pas atteint ses objectifs [en Irak], malgré les meilleurs efforts du personnel civil et militaire […] »., apparaît comme l’un des exercices publics d’analyse d’une intervention extérieure les plus approfondis. Certains enseignements généraux de ce RETEX de plusieurs centaines de pages sont d’ailleurs généralisables, comme par exemple, « Reconnaitre les limites de ce que l’opération militaire en elle-même peut réaliser » ; « Ne pas s’engager à atteindre l’inatteignable et réviser régulièrement les hypothèses qui fondent l’action » ; « Se laisser la possibilité, à tout moment, d’accroître ou de diminuer l’usage de la force au service du processus politique », etc.
Sans nécessairement viser l’exhaustivité des travaux de la Commission Chilcot, un tel processus RETEX devrait s’exercer sur le long terme pour couvrir la temporalité de la crise considérée dans sa globalité ; observer un cadre géographique large, pour mesurer les effets de l’intervention sur les autres régions – y compris sur le territoire national ; adopter un prisme pluridisciplinaire pour apprécier toutes les dimensions civiles et militaires de l’intervention. L’évaluation devrait permettre de mesurer l’atteinte des objectifs politiques fixés au lancement de l’intervention (c’est-à-dire l’état final recherché, EFR), ainsi que l’adéquation entre ces objectifs et les moyens alloués. Il s’agirait ainsi, pour les opérations en cours, d’évaluer à intervalles réguliers ses résultats au plan humain (pertes militaires et civiles), au plan de la politique intérieure, de notre sécurité et de l’opinion nationale, au plan diplomatique et de l’opinion internationale, au plan économique et financier (coûts), au plan temporel (effets à court terme, durée, délais…), etc. Mais, comme pour le bilan global des interventions, cette évaluation RETEX devra éviter trois écueils principaux : d’abord, perdre en objectivité pour des raisons partisanes ; juger nos interventions selon des critères absolus et non pas à leurs résultats spécifiques par rapport aux buts fixés ; nous conduire à préparer les « guerres du passé ».
Pour conduire un tel RETEX politico-stratégique, il conviendrait de mettre en place un dispositif pérenne dont il faut être conscient qu’il nécessiterait des ressources (surtout humaines) dans la durée. Plusieurs solutions sont envisageables, non exclusives les unes des autres et qui pourraient être combinées dans un système à plusieurs « étages ». Chaque ministère, et au premier chef ceux des armées et des affaires étrangères, pourrait effectuer ce RETEX en son sein dans une perspective stratégique. Dans une approche directement interministérielle, ce processus pourrait être conduit par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) ou par un « comité des sages » regroupant, par exemple, les inspecteurs généraux des administrations concernées. Afin d’obtenir une évaluation extérieure aux administrations et peut-être plus impartiale, il pourrait être confié, comme aux Etats-UnisOn pense notamment au Centre d'études stratégiques et internationales (CSIS)., à un think tank indépendantMais se pose dès lors la question de la gestion des informations classifiées..
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Pour conclure, un bilan politique de nos opérations depuis vingt ans ainsi que la mise en place d’un processus continu d’évaluation (ou RETEX) politico-stratégique de nos interventions extérieures apparaissent plus que jamais utiles et souhaitables dans un contexte géostratégique incertain et mouvant, alors que nos moyens sont de plus en plus comptés et que nos futures interventions devront être probablement plus sélectives. Cependant, les modalités pratiques de leur mise en œuvre devront être définies avec précision compte tenu de leur potentielle sensibilité politique et des risques de biais dans leurs conclusions.
Dans tous les cas, le Parlement pourrait jouer un rôle dans cette évaluation, soit en la conduisant lui-même (avec les risques précités), soit en l’impulsant et en exerçant un contrôle sur sa réalisation. Son objectivité et son impartialité pourraient être préservées par la pluralité des groupes qui le conduiraient (par exemple, les commissions concernées du Sénat et de l’Assemblée). Cette nouvelle responsabilité parlementaire ne devrait bien sûr pas remettre en cause l’équilibre des pouvoirs établi par la Constitution entre les responsabilités de l’exécutif et celles du corps législatif. Il conviendrait également d’éviter une dérive vers un système à l’allemande d’intrusion tatillonne des parlementaires dans la conduite des opérations. Mais, sous réserve du respect de ces principes, ce travail s’inscrirait de façon logique dans le cadre d’un contrôle parlementaire rénové des interventions françaises.