Notes de la FRS

Le Moyen-Orient un an après le 7 octobre : la tragique illusion des guerres inévitables

Note de la FRS n°20/2024
Laure Foucher
Elisabeth Marteu
27 septembre 2024

Les conséquences sécuritaires et politiques des attaques du 7 octobre 2023 dessinent un tournant stratégique pour le Moyen-Orient. Israël s’est lancé dans une guerre d’attrition de ses ennemis qui peut potentiellement aller de Gaza à Téhéran en passant par la Cisjordanie et le Liban. L’escalade est déjà enclenchée. Elle fait des dizaines de milliers de morts et ne semble toujours pas sous-tendue par une stratégie politique réaliste. La question qui prime aujourd’hui est celle de la gestion de cette escalade par les différentes parties dans une région déjà marquée par des fragilités structurelles et des crises irrésolues. Les connexions entre tous ces conflits, qui font d’ailleurs écho aux ambitions de l’« axe de la résistance », les rend de plus en plus inextricables. Considérés tout à la fois comme les causes et une partie de la solution aux maux de la région, les États-Unis sont plus que jamais fixés au Moyen-Orient, à la grande satisfaction des Russes et des Chinois. Dans ce paysage où le pire est toujours possible, les Européens apparaissent impuissants et inaudibles.

Une région enlisée dans des crises de plus en plus interconnectées

De la guerre de Gaza à la guerre du Liban, et après ?

Les perspectives de cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, déjà minces, ont été anéanties en mai dernier avec la prise de contrôle par l’armée israélienne du corridor de Philadelphie, qui longe la frontière entre l’Égypte et la bande de GazaAri Rabinovitch, James Mackenzie, « Netanyahu says Israel must control Philadelphi corridor in Gaza », Reuters, 2 septembre 2024.. La nomination à la tête du Hamas de Yahya Sinwar, à la suite de l’élimination d’Ismaël Haniyeh, ne fait qu’enfoncer le clou en consacrant la montée en puissance de l’aile dure du mouvement« Hamas leader Ismail Haniyeh killed in Tehran – what we know so far », Reuters, 31 juillet 2024.. Pour le Premier ministre israélien, un éventuel retrait du corridor de Philadelphie, considéré comme un point de passage hautement stratégique, apparaît en effet inenvisageable tant qu’Israël n’obtient pas un accord avec Le Caire qui répondrait à ses exigences sécuritaires« Once you cut off Gaza from Sinai, the entire nature of the war changes. For the IDF, to keep control of the Philadelphi corridor is vital until there is a permanent solution. It has to come hand in hand with a day after plan. But Netanyahu is unwilling to move forward on a plan after war. He knows that his extremist partners will not accept any sort of solution that includes the Palestinians, or mentions two states, and this even though a Palestinian state is not to be established tomorrow, and everybody understands this. So as long as there is no political move, the army has to stay there in Rafah, because it will be impossible to reach an agreement with the Egyptians and the US » (entretien de Laure Foucher avec une source proche du National Security Council israélien, 19 juin 2024).. Or, un tel accord ne pourra être trouvé sans arrangement sur un plan d’après-guerre dans la bande de Gaza, arrangement qui n’a aucune chance de voir le jour au vu du refus israélien d’envisager un projet autre que celui a minima d’un maintien de contrôle sécuritaire direct ou indirect sur l’ensemble du territoireLa majorité de l’establishment militaire israélien reconnaît désormais que l’ensemble des objectifs déclarés ne pourront être atteints et qu’une solution diplomatique devra être trouvée pour conforter les « gains » engrangés sur le plan militaire. Elle s’oppose en cela au Premier ministre israélien qui maintient sa politique de « victoire totale » dans l’enclave. Pour autant, malgré des divergences certaines sur l’après-guerre à Gaza, il existe un consensus a minima au sein des cercles décisionnaires israéliens : celui de la nécessité absolue pour Tel Aviv de maintenir une forme de contrôle sécuritaire direct ou indirect sur l’enclave (voir Jonathan Lis, Yaniv Kubovich, « Netanyahu Says Israeli Army ‘Obligated’ to Goals Set by Gov’t After IDF Doubts on Hamas Destruction », Haaretz, 19 juin 2024).. Pour le Hamas, qui n’a eu de cesse de répéter que le retrait militaire israélien constituait un point non négociable pour un cessez-le-feu, l’intransigeance de B. Netanyahou sur le maintien de forces israéliennes dans le corridor de Philadelphie vient ainsi balayer tout espoir de compromis. Ainsi, les incessants cycles de négociations autour d’un cessez-le-feu dans la bande de Gaza ne semblent se poursuivre que pour maintenir l’illusion d’un engagement diplomatique, notamment de la part des États-Unis.

Le Hezbollah libanais, qui conditionne l’arrêt de ses attaques contre le territoire israélien à un cessez-le-feu à Gaza, se retrouve dès lors plongé dans une escalade avec Israël dont il semble avoir perdu le contrôle. Les attaques israéliennes contre le Parti de Dieu sont montées en intensité à mesure que la capacité de dissuasion du Hezbollah s’est érodée. Coincé entre l’indispensable crédibilisation de son soutien à la cause palestinienne et son refus explicite d’entrer dans une guerre totale contre Tel Aviv, le mouvement est extrêmement vulnérable. Sa logique de riposte graduée est ébranlée par le tournant pris par les opérations israéliennes depuis le 17 septembre dernier (sabotage contre ses outils de communication, élimination de plusieurs chefs, dont le commandement de sa force d’unité d’élites Radwan, frappes massives contre ses infrastructures, son arsenal, mais aussi en zones habitées), qui portent un coup majeur à ses capacités combattantes et mettent le mouvement au pied du murLe Monde avec AFP, « Guerre au Proche-Orient : ‘Nous continuerons à frapper le Hezbollah’, a prévenu Benyamin Nétanyahou », Le Monde, 25 septembre 2024..

De leur côté, les dirigeants israéliens veulent toujours déconnecter les fronts palestiniens et libanais et affirment ne pas vouloir de guerre de grande ampleur à leur frontière nord, à moins d’y être forcés« Hezbollah does not want full war, we [Israel] don’t want a full-scale war. But we want them to disconnect the North from the South because we will continue to fight Hamas. We want them to understand that it can hurt them bad if they don’t do so. Our aim is to stop Hezbollah from firing so that we can come back home. We know that they won’t negotiate anything consequent until the war ends. So that’s why we need them to stop fighting » (entretien de Laure Foucher avec un conseiller proche des milieux décisionnaires israéliens, 19 septembre 2024).. En réalité, la guerre avec le Hezbollah a commencé et a déjà fait plusieurs centaines de morts. C’est une guerre d’usure et d’attrition qu’Israël est en train de mener, et elle ne s’embarrasse pas d’une prise en compte des dommages civils que les attaques dites « ciblées » peuvent causer« Israel is escalating, not yet deciding to do all-out war, counting on Hezbollah restraining its reaction in order to remain relevant in case there is an Israel-Iran issue. Israel is trying to have de-escalation dominant. Trying to take territories next to the border is a possible next stage. Then, it does not mean necessarily to go to a full war, we hope to negotiate gradual de-escalation, but only after degrading Hezbollah capacities. The Americans are already approaching the idea of a gradual de-escalation, to put in place limitations. But of course, all of this depends on the dynamics of the stakeholders and on how Hezbollah will react » (entretien de Laure Foucher avec un conseiller proche des milieux décisionnaires israéliens, 24 septembre 2024).. Demeurent à présent deux inconnues :

  • 1) celle de la gestion de cette escalade à court et moyen termes par les deux parties et de la nature que prendront les affrontements ; le recours à un mode de combat hybride pourrait aussi s’adosser à une guerre conventionnelle de haute intensité. En effet, Israël ne devrait pas mettre fin à son offensive au Liban tant que la chaîne de commandement et les capacités militaires du Hezbollah ne sont pas drastiquement détruites. Cela pourrait se traduire à un moment donné par une incursion terrestre dans le sud Liban ; le Hezbollah espère-t-il reprendre l’avantage au sol ? ;
  • 2) celle des intentions stratégiques des décideurs israéliens sur le plus long terme et du risque de l’élargissement de la guerre à l’Iran. Téhéran ne devrait pas intervenir directement contre Israël afin d’éviter de tomber dans le piège d’une guerre totale« The whole concept of forward defense is designed to keep Iran out of conflicts, not to drag it in. Tehran believes Hezbollah is strong enough to be able to stand on its own feet, and Iran will continue to resupply it. But direct intervention remains highly unlikely. Iran has read Bibi’s hand. It knows that escalating to a full-fledged war in October benefits Trump and it just doesn’t want to create a longer term strategic problem for itself » (entretien de Laure Foucher avec Ali Vaez, Directeur du programme Iran à l’International Crisis Group, 25 septembre 2024).. Mais dans quelle mesure Israël n’espère-t-il pas in fine éliminer le « pion » Hezbollah pour reprendre l’avantage de la dissuasion avec l’Iran, voire évacuer les risques d’une guerre multi-fronts en cas de future confrontation avec Téhéran ? L’enchaînement à venir des guerres devrait dépendre de la riposte du Hezbollah, mais aussi du blanc-seing donné – ou pas – à Israël par les États-Unis. À moins que Tel Aviv soit convaincu depuis le 7 octobre qu’il devra tôt ou tard s’attaquer directement à ses ennemis quel que soit le prix à payer pour la région.

Pour le moment, il ne fait pas de doute que les succès tactiques d’Israël lui donnent l’avantage. Sur le long terme néanmoins, ces gains peineront à se muer en victoire stratégique. S’il met certes ses ennemis au pied du mur, rien n’assure que ces mouvements (Hezbollah, Hamas) finiront par capituler. Et le retour des déplacés israéliens au nord du pays reste plus qu’hypothétique à ce stade, tandis que Gaza, et plus largement la question palestinienne, resteront un défi sécuritaire fondamental. Au final, aucune solution durable ne semble se dessiner autre que celle d’une attrition dont les effets continueront de nourrir des sentiments de revanche (dans les rangs chiites comme sunnites) qui finiront par exploser, comme dans les Territoires palestiniens, dans l’ensemble de la région.

La coagulation des crises sur fond de fragilités structurelles

Cette escalade est d’autant plus inquiétante que, du Proche-Orient au golfe Arabo-Persique, aucune crise n’a été résolue depuis des années. La région s’est enferrée dans des conflits faussement gelés et sans fin (Syrie, Yémen), sur fond d’exacerbation des fragilités structurelles (Liban, Égypte) et de menaces sécuritaires persistantes (renforcement capacitaire et politique des groupes armés, poursuite du programme nucléaire iranien, résilience des groupes djihadistes, etc.) avec une course aux armements en arrière-plan.

Au-delà des risques d’une guerre régionale, la guerre à Gaza n’a fait qu’exacerber les tensions auxquelles la plupart des pays étaient déjà soumis. Au Liban, ce sont bien les fragilités endémiques de l’État qui autorisent le Hezbollah à décider seul aujourd’hui de la paix ou de la guerre pour tous les Libanais. Les pays frontaliers comme la Jordanie ou l’Égypte craignent pour leur stabilité intérieure, en raison autant des potentiels débordements sur leur territoire des violences à Gaza et en Cisjordanie que du risque de montée de la contestation interne à l’égard de pouvoirs qui ont misé sur la paix avec IsraëlJason Burke, « The ‘tricky balancing act’: Jordan’s dilemma on Israel and Gaza », The Guardian, 6 juillet 2024.. La victoire, début septembre, du Front d'action islamique aux élections législatives jordaniennes, est à ce titre révélatriceSuleiman Al-Khalidi, « Jordan’s Islamists bounce back in election clouded by Gaza war », Reuters, 11 septembre 2024.. Le parti d'opposition et vitrine politique des Frères musulmans a su capitaliser à la fois sur la grave crise économique et sur la grogne anti-israélienne d’une partie de l’opinion publique jordanienne, majoritairement d’origine palestinienne. Ce regain de popularité des mouvements islamistes, durement réprimés par les forces contre-révolutionnaires post-révoltes arabes de 2011, soulève la question de la résilience de ces mouvements d’opposition. Même si la plupart des pays de la région, à l’instar de l’Égypte, les ont durablement affaiblis, le choc suscité par l’intensité de l’opération militaire israélienne à Gaza (et peut-être demain au Liban) commence à produire ses effets. Pour l’heure, les dirigeants de la région laissent s’exprimer la grogne populaire, tout en la contrôlant, tant qu’elle ne menace pas leur propre pouvoir. 

La réponse militaire israélienne aux attaques du 7 octobre a également donné corps à l’« axe de la résistance » en lui offrant un prétexte de démonstration de solidarité avec la cause palestinienne. Les liens entre les partenaires de l’Iran, comme leurs capacités militaires, se sont renforcésVoir Veena Ali-Khan, « The Gaza War Has Irreversibly Strengthened the ‘Axis of Resistance’ », Commentary, Century Foundation, 30 août 2024.. En Irak, certaines milices chiites mènent des attaques en soutien à Gaza contre les forces américaines et, plus récemment, contre IsraëlAFP, « Le Premier ministre d'Irak redit son refus d'une ‘extension’ du conflit », L’Orient-Le-Jour, 11 septembre 2024.. Au Yémen, les Houthis sont passés du statut de rébellion locale à celui d’acteur régional en capacité de mettre en difficulté les forces armées occidentales. Au-delà des effets immédiats des attaques contre une partie du trafic maritime en mer Rouge, ils pourraient revoir à la hausse les termes de leurs négociations avec les Saoudiens pour sanctuariser leur emprise territoriale.

Toutes ces crises s’alimentent et, comme le montrent les conséquences de la guerre à Gaza dans la région, ne peuvent être « isolées » dans l’espace et dans le temps.

Des arrangements diplomatiques et sécuritaires au détriment d’un règlement des causes profondes des conflits

Les processus de résolution de conflits qui ont été imaginés ces dix dernières années dans la région, notamment dans les espaces israélo-palestiniens, la Syrie et le Yémen, sont bloqués ou inefficients.

Sans même parler de Gaza et du Liban, qui resteront des terrains de conflit ou de guerre dans les années à venir, certaines sorties de crise restent suspendues aux évolutions régionales, comme c’est le cas du Yémen, ou sont tout simplement dans l’impasse, comme en Syrie. Le pari de la normalisation avec le régime Assad fait par une grande partie des pays arabes, notamment pour mettre fin aux trafics de drogue qui inondent jusqu’à la péninsule arabique et enrayer l’influence de l’Iran, a par exemple largement échoué. Aucun de ces objectifs n’a été atteint.

Les accords d’Abraham ou l’impasse sur la résolution des conflits

Les accords d’Abraham sont une parfaite illustration de la prédominance des dynamiques partenariales au détriment des processus de sortie de crise et de règlement des conflits. Malgré la promesse américaine d’une normalisation israélo-arabe comme remède aux maux du Moyen-Orient, l’approche des Etats-Unis n’a jamais eu vocation à résoudre les conflits de la régionVoir « The Abraham Accords », US State Department.. Pour Washington, ces processus visaient avant tout à sortir Tel Aviv de l’isolement régional afin de constituer un front commun entre ses alliés régionaux contre l’Iran, front qui aurait été assez dissuasif pour contenir les tensionsLaure Foucher, Anna Jacobs, « The Myth of an Emerging ‘Mideast NATO’ », Commentary, International Crisis Group Middle-East, 3 octobre 2022.. Avec ces accords, les Etats-Unis espéraient réduire leur engagement dans la région et réorienter leurs efforts militaires vers leur zone prioritaire d’intérêt stratégique, l’Indopacifique. Du Maroc aux Émirats arabes unis en passant par le Bahreïn, chacun y a vu son intérêt national (économique et sécuritaire). Quant à Israël, son intention initiale était de sortir de l’isolement diplomatique régional tout en évacuant la question palestinienne et en constituant un front anti-iranien avec ses nouveaux partenaires.

Les accords d’Abraham n’ont pas été remis en question par les États arabes signataires dans le contexte de la guerre à Gaza. Les coups qu’Israël porte aujourd’hui au Hamas, et surtout au Hezbollah, sont assurément bien vus du côté de Riyad et d’Abu Dhabi. Mais ils menacent aussi la stabilité régionale, essentielle à la prospérité économique de la péninsule arabique, et sont devenus trop meurtriers pour autoriser l’Arabie saoudite à assumer publiquement une normalisation avec Israël. Au fond, les accords d’Abraham reposaient sur un déni majeur : l’occultation de la prégnance des crises régionales et des conflits irrésolus. Non seulement les projets économiques envisagés étaient irréalistes dans une région aussi instable, mais la rupture stratégique espérée par les signataires a été rattrapée par les réalités de terrain. Saoudiens et Émiriens sont coincés entre leur volonté d’affaiblissement de l’Iran et de son réseau d’influence, et l’objectif de sécurisation de leur territoire. Malgré un refroidissement des relations bilatérales qui traduit un changement dans la perception qu’ont les capitales arabes d’Israël, ils laissent Tel Aviv conduire la guerre contre leurs propres adversairesEntretien de Laure Foucher avec des diplomates israéliens, 10 juillet 2024.. Certains estiment que la convergence de vues entre Israël et ses partenaires arabes contre la politique de défense iranienne survivra à l’embrasement régional tant que ces derniers y trouvent encore un intérêt (notamment dans leurs propres négociations avec les États-Unis). D’autres soulignent que l’escalade régionale a plutôt eu tendance à renforcer la volonté des pays du Golfe de soigner leurs relations avec l’Iran« The US sees normalization as an alliance between moderate countries against the Iranian axis. There is the idea that it will be easy then to cooperate, that this is a way to deter Iran from future activities in the region. But there are trust issues… Gulf States don’t believe that they have US backing, this distrust makes things more complicated for a vision for cooperation against Iran. Moreover, we see that since 13 April, Arab countries are running to approach Iran, to improve relations with them. The American leg is not enough. They try to approach not only Iran but also its proxies. Even Egyptians became closer to Iran. The Gulf states don’t really believe in some coalition that can deter Iran » (entretien de Laure Foucher avec des diplomates israéliens, 10 juillet 2024).. Il est trop tôt pour savoir si les guerres en cours et à venir finiront par affecter les relations israélo-arabes.

Le choix du containment par défaut ?

Seule une logique de gestion ou de containment des crises (de Gaza au Yémen en passant par la Syrie) prévaut aujourd’hui dans la région. Les raisons en sont multiples. Elles résultent probablement à la fois d’un sentiment d’impuissance, de l’illusion que les crises peuvent être traitées isolément, mais aussi d’une fuite en avant militaire et sécuritaire qui n’est portée par aucune stratégie politique de long terme.

Cela ne signifie pas que la diplomatie est absente de la région. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les efforts menés par le groupe des 5 pays arabes (Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Qatar, Jordanie et Égypte) sur le dossier gazaoui, ou les efforts des pays du Golfe pour maintenir une bonne relation avec l’Iran malgré les tensionsHélène Sallon, « Les pays arabes appellent à déployer des forces de paix sous mandat de l’ONU dans les territoires palestiniens occupés », Le Monde, 17 mai 2024.. La normalisation des relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite fonctionne pour le moment et permet, comme l’a illustré l’épisode de confrontation directe entre Israël et l’Iran en avril dernier, de contenir les tensions entre ces deux États. Mais elle reste fragile« The relationship between Iran and Saudi Arabia has plateaued. The Iranians want to take it to more places. But Saudis are not comfortable with this and they didn’t do their part on the economic side. The rapprochement is not sustainable unless there is a real de-escalation, an end to arms shipment from Iran to Yemen. Saudis are on a wait and see mode. But they want to maintain communication with Iran no matter what, to keep their containment strategy, Trump or not » (entretien de Laure Foucher avec Anna Jacobs, experte Golfe pour l’International Crisis Group, 9 juillet 2024).. La rivalité stratégique entre l’Iran et l’Arabie saoudite reste intacte et les deux pays poursuivent toujours des objectifs opposés, voire adverses, dans la région. L’Iran maintient son soutien à ses partenaires et affidés, tandis que l’Arabie n’a fait aucun pas en faveur d’une coopération économique. Au fond, aucune des deux parties ne s’est véritablement engagée sur la voie de l’apaisement. Saoudiens et Émiriens espèrent l’affaiblissement de l’Iran, tandis que les Iraniens continuent de vouloir convaincre les opinions publiques régionales que Riyad trahit la cause musulmane.

Toutes ces crises, qui sont d’abord la résultante de dynamiques locales, ne peuvent être réglées par des arrangements circonstanciels qui répondent le plus souvent à des logiques de rivalités de puissance. Ces arrangements apparaissent dès lors inefficients pour enrayer la trajectoire que prend la région, à savoir celle d’affrontements multi-théâtre. Aux yeux de la communauté internationale, cette multiplication des foyers de tensions et des conflits les rend quasiment insurmontables. Cette perception alimente l’impuissance des acteurs occidentaux.

L’éternelle question du rôle des États-Unis dans les crises moyen-orientales

Les États-Unis sont toujours considérés par les pays de la région comme la cause mais aussi comme une partie de la solution à leurs problèmes, y compris ceux qui, à l’instar de l’Arabie saoudite ou des EAU, se sont lancés dans une diversification partenariale et une quête d’autonomie stratégique. Alors que la stratégie des États-Unis était d’alléger leur empreinte militaire et leur engagement dans les conflits au profit du pivot asiatique et d’une nouvelle politique partenariale (misant sur des coalitions régionales), ils sont résolument fixés au Moyen-Orient. Il leur est demandé tout à la fois de régler la guerre à Gaza, de limiter la contagion régionale tout en affaiblissant l’Iran et ses partenaires, de rétablir la sécurité maritime en mer Rouge, et, au-delà de l’escalade actuelle, de stopper le programme balistique iranien ou d’empêcher la militarisation du programme nucléaire de Téhéran.

La plupart des États de la région restent en recherche de garanties de sécurité américaines. Israël a plus que jamais besoin du soutien américain, comme l’a démontré le système de protection mis en place dans la nuit du 13 avril dernier en grande partie par les États-Unis, surtout s’il veut porter des coups majeurs à l’Iran« UN Security Council Convenes in Wake of Iran Attack on Israel », Haaretz, 14 avril 2024.. L’Arabie saoudite négocie la signature d’un accord de défense avec Washington sur le modèle sud-coréenVoir « The Ratification of a Saudi-U.S. Deal Looks Increasingly Unlikely », Commentary, Carnegie Endowment for International Peace, 24 juin 2024. « In May, a draft for a US and Saudi agreement was circulating, but it was made for a trilateral agreement. For the Saudis, what has been signed between US/Bahrein was not enough. A MoU is not legally binding. The Saudis want a unique framework, they are really clear about this. What they want is a treaty, this is the only thing that will last the test of time, that is difficult to overturn. In any case, the window has closed for a deal in the short term. Stalled Gaza ceasefire talks mean no deal, plus all the other obstacles » (entretien de Laure Foucher avec Anna Jacobs, experte Golfe pour l’International Crisis Group, 26 septembre 2024).. Les EAU sont qualifiés par le président américain de « partenaire de défense majeur »« U.S.-UAE Joint Leaders’ Statement Dynamic Strategic Partners », White House, 23 septembre 2024.. Quant aux plus fragiles, comme la Jordanie et l’Égypte, ils n’ont d’autre choix que de rester arrimés aux États-Unis pour soutenir leurs propres capacités militaires, mais aussi pour espérer influer sur les Israéliens, compte tenu des effets de bord du conflit israélo-palestinien« Israel ‘pushing region towards all-out war’, say Egypt, Iraq and Jordan », Middle East Eye, 25 septembre 2024.. De son côté, l’Iran envoie actuellement des signaux d’ouverture au dialogue avec les États-Unis sur son programme nucléaireJohn Irish, « IAEA chief sees willingness from Iran to re-engage on nuclear file », Reuters, 25 septembre 2024.. S’agit-il pour Téhéran seulement d’alléger les sanctions, ou également de négocier une désescalade régionale ?

Quant aux Etats-Unis, ils espèrent toujours pouvoir poursuivre la dynamique partenariale des accords d’Abraham, et peine ainsi à dessiner une politique moyen-orientale alternative. L’administration Biden continue de baser sa stratégie de sortie de crise à Gaza sur l’idée d’un « grand bargain » qui inciterait le pouvoir israélien à s’engager en faveur d’un État palestinien en échange d’une normalisation avec l’Arabie saouditePour Washington, un accord de normalisation aurait surtout permis de faire accepter au Sénat américain le projet de partenariat de défense ambitieux avec l’Arabie saoudite. Pour l’administration Biden, ce partenariat de défense a essentiellement pour objectif d’amarrer Riyad aux intérêts américains et de faire reculer l’influence chinoise grandissante dans plusieurs secteurs stratégiques clefs. . Mais au vu de l’intransigeance israélienne sur Gaza et la question palestinienne, un tel accord trilatéral n’a aucune chance de voir le jour dans un avenir procheLe prince héritier saoudien a réaffirmé le 18 septembre dernier que Riyad n’établirait pas de relations diplomatiques avec Israël tant qu’un État palestinien n’aura pas vu le jour (voir « Saudi Arabia will not recognise Israel without Palestinian state, says Crown Prince », Reuters, 18 septembre 2024)..

À défaut d’utiliser ses leviers pour contraindre son allié israélien à une sortie de crise à Gaza, Washington s’est investi pour éviter une escalade au Liban. Là encore, cette politique a échoué. Son soutien à Israël et ses efforts de dissuasion face à l’Iran et à ses partenaires ont plutôt facilité la montée en gamme des attaques israéliennes qui semblent viser aujourd’hui l’attrition maximale du Hezbollah. Si l’administration Biden s’est résolue, plusieurs jours après l’enclenchement d’opérations de frappes massives d’Israël au Liban, à appeler, aux côtés de la France, à un cessez-le-feu temporaire, rien n’indique qu’à l’approche des élections présidentielles américaines, Washington sera en mesure de freiner l’offensive militaire israéliennePatrick Wintour, Andrew Roth, « France and US push for 21-day Hezbollah-Israel ceasefire in Lebanon as UN chief warns ‘hell is breaking loose’ », The Guardian, 26 septembre 2024..

L’enlisement des pays occidentaux (États-Unis en premier lieu) dans des conflits qui ne peuvent qu’étirer leurs capacités militaires et affaiblir leur crédit diplomatique auprès des opinions de la région (et plus largement du Sud dit « global ») est une aubaine pour les Russes et les Chinois. Si Beijing et Moscou avancent avec des objectifs différents dans la région, ils ont en commun de n’avoir jamais eu pour ambition de résoudre les conflits (mais plutôt de sécuriser le pouvoir de leurs partenaires), ni d’offrir de garanties de sécurité à la place des États-Unis.

Quant aux Européens, ils apparaissent hors-jeu. Leur décrochage dans la région, en partie lié au fait qu’ils ne sont perçus ni comme une force diplomatique, ni comme une force sécuritaire et militaire (en dépit de l’opération ASPIDES), s’est renforcé avec la guerre à Gaza. Leur incapacité à peser équivaut, pour une grande majorité de l’opinion publique arabe, à une complicité avec l’offensive israélienne. Cela porte un coup sans précédent à leur image et à leur crédibilité en tant qu’acteurs utiles. Les conséquences de cet état de fait sont aujourd’hui encore sous-estimées par une grande partie des chancelleries européennes. La récente annonce faite par l’Arabie saoudite de la constitution d’une « Coalition globale » pour la mise en œuvre de la « solution à deux États », dans un effort conjoint avec les Européens, ne signifie pas que l’Europe redevient un acteur influent aux yeux des dirigeants arabesJoseph Habouch, « Saudi Arabia announces new global coalition to establish Palestinian state », Al-Arabiya News, 27 septembre 2024.. Cela traduit plutôt l’impasse du groupe de contact arabe (Arabie saoudite, Égypte, Jordanie, Émirats arabes unis et Qatar) dans son dialogue avec Washington sur le dossier israélo-palestinien. En outre, malgré l’appel conjoint de Washington et de Paris à un cessez-le feu au Liban le 25 septembre, l’administration Biden avait laissé jusqu’à maintenant peu de place aux négociations menées par Paris en faveur d’une désescalade, rendant vains les efforts de la FranceLe Monde avec AFP, « Proche-Orient : Paris et Washington s’unissent pour obtenir un cessez-le-feu au Liban », Le Monde, 26 septembre..  Faute d’influence et d’unité sur les dossiers moyen-orientaux, l’Union européenne semble elle aussi se diriger vers une logique transactionnelle avec les pays de la région, comme l’illustre l’accord qu’elle a signé avec le Liban en mai dernier« President von der Leyen reaffirms EU’s strong support for Lebanon and its people and announces a €1 billion package of EU funding », European Commission, 2 mai 2024.