Alors que le résultat du référendum portant sur le nom de la Macédoine s’est conclu par un relatif échec malgré la perspective réelle d’ouverture du chemin euro-atlantique, un autre point de fixation dans les Balkans, les relations entre la Serbie et le Kosovo, est au cœur de toutes les attentions.
En effet, les débats semblent avoir pris une nouvelle tournure depuis quelques mois en vue de la normalisation des relations entre Belgrade et Pristina exigée par l’UE. L’idée d’une solution territoriale, qui consisterait à modifier par consensus le tracé des frontières entre la Serbie et le Kosovo, n’est plus tabou chez les Occidentaux après les déclarations du conseiller à la sécurité du président Trump John Bolton selon lequel tout accord conclu entre les parties obtiendrait l’assentiment américain. Seule l’Allemagne continue de s’opposer clairement à une telle option tandis que les autres pays européens sont plus enclins à se laisser convaincre si les deux pays se mettent d’accord. La Russie a indiqué qu’elle se rangerait derrière tout accord accepté par Belgrade. Quant à la Chine, on ignore sa position.
On se souvient pourtant qu’une telle suggestion d’échanges territoriaux dans la région, faite l’année dernière par le Congressman de Californie très proche de Moscou Dana Rohrabacher avait suscité un tollé chez les observateurs locaux et internationaux ainsi que dans les milieux diplomatiques. Cette idée de toucher aux frontières dans les Balkans suivant des lignes nationales était jusque-là réservée aux milieux pro-russes et d’extrême droite, tandis que l’intangibilité des frontières fut au contraire érigée en principe cardinal de l’ordre mondial post-1945 en Europe.
Avant même de rentrer dans le fond du sujet, il est donc remarquable qu’elle soit soudainement devenue concevable et acceptable aux yeux de la plupart des chancelleries occidentales et de nombreux observateurs et experts des Balkans. Selon ces derniers, deux points de bascule justifient qu’une solution territoriale soit envisagée. Le premier est le constat d’un blocage total en vue d’une normalisation des relations entre les deux pays. Le second est la possibilité, entrevue depuis quelques mois seulement, qu’une solution territoriale puisse recueillir l’assentiment des deux parties en vue de sortir de cette impasse. On considère donc que même si la voie choisie est regrettable sur le plan des principes, il faut absolument saisir l’occasion de résoudre le problème avant que la fenêtre d’opportunité ne se referme.
Bien qu’aucun plan sérieux n’ait à ce jour été mis sur la table, le président serbe Aleksandar Vucic et son homologue kosovar Hashim Thaçi ont à plusieurs reprises évoqué la possibilité d’une nouvelle délimitation ou démarcation de la frontière, tandis que leurs alliés politiques et diplomatiques utilisent parfois l’expression moins diplomatique de « land swap ». Concrètement, il serait question pour Belgrade de récupérer les municipalités du Nord du Kosovo à majorité serbe (Zubin Potok, Zvecan, Leposavic et Mitrovica Nord soit 80000 habitants selon les estimations de l’OSCE) en échange des municipalités de la vallée de Presevo, au sud de la Serbie (Presevo, Bujanovac et Medvedja soit 89000 habitants selon les estimations du gouvernement serbe), et peuplées à majorité d’Albanais pour les deux premières. Cet échange serait assorti d’une reconnaissance pleine et entière du Kosovo par la Serbie. Un tel accord ne pourrait être validé qu’à la suite de consultations populaires sous forme de référendums puisque les Constitutions des deux pays devraient être modifiées. Ensuite, seul le Conseil de Sécurité des Nations Unies pourrait le valider afin de sortir du cadre juridique de la résolution 1244 de 1999 et entériner la candidature du Kosovo comme nouveau membre de l’ONU. Or, cela ne peut se produire qu’avec l’accord de la Chine et la Russie, qui ne reconnaissent pas le Kosovo à ce jour.
L’argument principal de toutes les personnalités internationales, diplomates et universitaires (Bernard Kouchner, Peter Feith, Nathalie Tocci, James Ker-Lindsay, Ian Bond, Jacques Rupnik etc.) qui se sont rangées en faveur d’un tel accord, est de dire que si celui-ci est le résultat d’un consensus local entre les deux leaders et que les deux populations l’approuvent, alors il n’est pas acceptable que des puissances étrangères s’y opposent et mettent en danger la résolution pacifique d’un conflit gelé, plus de dix ans après la déclaration d’indépendance du Kosovo.
Si ce raisonnement semble frappé au coin du bon sens et peut faire consensus, il repose cependant sur une hypothèse qui le rend purement rhétorique et totalement inopérant, à savoir que le « si » en question n’existe pas, pour des raisons politiques, techniques, et de calendrier que l’on va chercher à développer.
Un calendrier improbable
Le dialogue Belgrade-Pristina en vue de la normalisation des relations entre les deux pays sous l’égide de l’Union Européenne existe depuis 2011. Il a produit un accord, historique, en 2013, dont bien des points ne sont toujours pas appliqués aujourd’hui, l’une des raisons étant les différences d’interprétation que les deux parties donnent à ce qu’elles ont signé. Il a été suivi en 2015 d’un accord sur la création de l’Association des Municipalités à majorité serbe, qui n’est toujours pas mis en œuvre suite à l’avis négatif de la Cour constitutionnelle du Kosovo sur l’incompatibilité entre cette Association et certaines dispositions constitutionnelles. Une date butoir pour un texte à soumettre était fixée au 4 août dernier, mais rien n’est encore venu. La contestation de la part de tous les partis politiques du Kosovo est très forte car ils craignent que cette Association ne se transforme en équivalent de la Republika Sprska pour la Bosnie-Herzégovine, c’est-à-dire une entité dont l’objectif premier est de rendre la Bosnie aussi dysfonctionnelle que possible.
En parallèle, les relations entre la Serbie et le Kosovo sont marquées par des moments de tension réguliers, plus ou moins orchestrés par les responsables des deux camps afin de susciter l’attention de Bruxelles et de mobiliser chaque camp respectif. Il s’agit par exemple de l’envoi par Belgrade en janvier 2017 d’un train estampillé « Le Kosovo est la Serbie » arrêté « in extremis » avant le Kosovo, ou de l’arrestation musclée et l’expulsion du responsable du bureau du Kosovo dans le gouvernement serbe, Marko Djuric, par les forces de police du Kosovo l’accusant d’être entré illégalement sur le territoire. Sur le plan diplomatique, la Serbie poursuit ses efforts pour convaincre certains pays, notamment en Afrique, de revenir sur leur reconnaissance du Kosovo, dans la lignée de son lobbying pour faire échouer la candidature du Kosovo à l’UNESCO. Selon le Kosovo Center for Security Studies de Pristina, pression est également exercée par Belgrade sur les policiers serbes intégré aux forces de sécurité du Kosovo (KSF) pour démissionner en nombre« Belgrade pressured Serbs to quit Kosovo security force », Balkan Insight, 19 septembre 2018 http://www.balkaninsight.com/en/article/belgrade-pushed-kosovo-serb-ksf-members-to-resign-report-finds-09-19-2018. Enfin, Belgrade a aussi empêché l’équipe du Kosovo de karaté de se rendre aux championnats d’Europe 2018 qui se déroulaient à Novi Sad, bien que le Kosovo soit membre de toutes les instances sportives internationales.
De surcroît, l’assassinat en janvier 2018 à Mitrovica de l’opposant politique serbe Oliver Ivanovic est venu lever le voile sur une ville dans laquelle règne le crime organisé, dont certaines figures comme Milan Radoicic, homme d’affaires très controversé, sont par ailleurs bien introduites dans le jeu politique au sein de la liste directement contrôlée par Belgrade, la Lista Srpska, qui a écarté toutes les autres alternatives politiques de représentation des Serbes du Kosovo à la fois par la cooptation et la menace. Ivanovic lui-même, dans sa dernière interview avant sa mort, avait désigné Radoicic comme l’homme de l’ombre du Nord du Kosovo« Ivanovic named Radoicic as North Kosovo Dark ruler », Balkan Insight, 27 février 2018 http://www.balkaninsight.com/en/article/ivanovic-named-radoicic-as-north-kosovo-dark-ruler-02-26-2018.
Il est donc important de garder à l’esprit que les relations entre les deux parties ne sont pas, a priori, dans une dynamique positive qui serait de nature à favoriser un accord puisque les paroles et les actes hostiles se poursuivent alors même que nous sommes censés être entrés dans une phase intensive et ultime de dialogue en vue d’un accord final.
Ce calendrier est avant tout le fait du facilitateur du dialogue, à savoir Bruxelles, et en particulier les équipes de Mme Mogherini. C’est sous son égide, et sous celle de Mme Ashton avant elle, que les discussions se poursuivent depuis 2011. On peut sans aucun doute souscrire à l’idée que le dialogue s’est enlisé et qu’il ne peut pas se poursuivre éternellement en ne produisant que des déclarations convenues et des photos de responsables aux mines lugubres. Avant que la situation ne se dégrade sérieusement, il s’agit donc de prendre les devants et accélérer le rythme des échanges« The dialogue : stuck into strategic limbo », Prishtina Insight, 15 novembre 2017 https://prishtinainsight.com/dialogue-stuck-strategic-limbo/. Dans cette optique, fixer la phase finale du dialogue pour le printemps 2019 présente l’avantage d’épouser le calendrier politique européen dont les élections sont fixées au printemps, et le calendrier personnel de Mme Mogherini dont le mandat s’achèvera en même temps que celui de la Commission Juncker. On peut entendre que le processus pâtirait de devoir repartir avec une nouvelle équipe formée après les élections européennes, et perdrait tout ou partie du savoir et des relations interpersonnelles construites par les négociateurs européens. Par ailleurs, on cherche aussi, en fixant cette date butoir, à se prémunir des résultats des élections européennes qui pourraient renforcer les partis nationalistes et fermer la porte à tous les efforts liés à l’élargissement dans les prochaines années« Imagine the Balkans without balkanization », Bloomberg, 22 septembre 2018 https://www.bloomberg.com/view/articles/2018-09-22/kosovo-serbia-the-eu-and-the-twilight-of-balkanization.
Néanmoins, cette logique d’un calendrier accéléré est en réalité l’un des éléments rendant hautement improbable un accord compréhensif et définitif si l’on se penche de plus près sur les intérêts des différents acteurs du conflit.
Mme Mogherini et ses équipes ont bien entendu intérêt à conclure un accord avant la fin de leur mandat. Cela couronnerait leurs efforts à titre personnel, à l’instar de l’accord arraché en 2013 par Mme Ashton, il n’y a là rien d’infamant à le rappeler.
Pour sa part, le président kosovar Hashim Thaçi se trouve dans une situation politique délicate. Son assise et sa légitimité sont faibles après les dernières élections générales remportées par la « coalition des guerriers », attelage contre-nature d’anciens de combattants de l’Uçk mais ennemis politiques. On trouve d’ailleurs parmi les opposants à une solution territoriale aussi bien le Premier ministre Ramush Haradinaj que le président du parlement Kadri Veseli, pourtant issu du même parti de Thaçi (PDK). En outre, la manifestation organisée le 29 septembre par le principal parti d’opposition Vetevendosje (auto-détermination) a réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes pour dénoncer la trahison de Thaçi et son illégitimité à traiter des frontières du pays. Son avenir politique s’inscrit d’autant plus en pointillé que l’on attend toujours les inculpations des Chambres spéciales créées pour juger les crimes de guerre commis par l’ancienne armée de libération du Kosovo (Uçk), en particulier contre les Albanais eux-mêmes après le retrait des troupes serbes.
Or, sur la base du rapport Marty adopté par le Conseil de l’Europe en 2011, on soupçonne fortement Thaçi d’avoir été au cœur de divers trafics et opérations. Lui comme d’autres, dont Veseli, évoluent donc avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête quand bien même ces Chambres spéciales n’ont opportunément toujours inculpé personne depuis leur création. Il y a donc un intérêt personnel et politique évident pour Thaçi à être celui qui aura obtenu la reconnaissance pleine et entière de la part de la Serbie et hissé le drapeau du Kosovo à l’ONU. C’est pourquoi il n’est pas surprenant qu’il ait finalement embrassé la solution territoriale si c’est la concession qu’il faut faire, tout en insistant néanmoins pour inclure la vallée de Presevo dans la discussion. Il a également demandé un avis à la Cour constitutionnelle pour savoir si un accord international signé par lui valait directement ratification sans passer par le parlement, ce qui a fait bondir son propre Premier ministre et les parlementaires de l’opposition. Thaçi peut en outre s’appuyer sur le soutien diplomatique des Occidentaux qui voient en lui, à tort ou à raison, le seul leader capable de conclure un accord avec Belgrade à court et moyen terme.
Les choses sont différentes pour le président serbe Aleksandar Vucic. D’abord, la Serbie se trouve en position de force puisque c’est elle qui détient les clés de l’accord sous la forme d’une reconnaissance pleine et entière du Kosovo. En outre, à travers la Lista Srpska, qui détient les 10 sièges dévolus aux Serbes du Kosovo au parlement kosovar, Belgrade possède de fait un droit de veto dans les affaires politiques du Kosovo, une situation de blocage confortable qui disparaitrait en cas de reconnaissance formelle. Ensuite, contrairement au Kosovo, le chemin européen de la Serbie est déjà bien avancé. Il n’y a donc objectivement aucune raison de se presser pour trouver un accord, d’autant moins que Vucic a fait le ménage en ce qui concerne son opposition politique, de toute façon morcelée et inaudible. Dans la mesure où Européens et Américains considèrent qu’il est le seul à pouvoir conclure un accord avec le Kosovo, la conservation du pouvoir passe en réalité par le fait de jouer la montre en soufflant le chaud et le froid régulièrement, comme il l’a encore fait dernièrement, d’abord en Autriche au forum européen d’Alpbach« Serbia, Kosovo presidents broach border changes for historic deal », Politico, 25 août 2018, https://www.politico.eu/article/aleksandar-vucic-hashim-thaci-serbia-kosovo-balkans-eu-enlargement-alpbach-forum/ en présence d’Hashim Thaçi, puis ensuite au Kosovo même, avec un discours nettement moins encourageant dans lequel, fidèle à sa ligne de conduite d’ancien ministre de Slobodan Milosevic ne s’étant jamais repenti, il a rappelé que Milosevic avait été un grand leader dont les ambitions avaient été les bonnes mais les moyens employés et les résultats obtenus désastreux« Serbian president’s praise of Milosevic, a provocation neighbours say », Radio Free Europe, 10 septembre 2018 https://www.rferl.org/a/serbian-president-vucic-praise-milosevic-provocation-kosovo-croatia-mogherini/29482484.html.
Si l’intégration européenne reste l’objectif stratégique de Vucic, résoudre la question du Kosovo en 2019 l’exposerait alors à encore six à dix ans de processus dans lequel la question du Kosovo ne pourrait plus servir d’écran de fumée face à toutes les dérives autocratiques du pouvoir serbe que la Commission européenne ne manquerait pas de relever, en ce qui concerne la corruption, le crime organisé, la liberté de la presse, l’indépendance de la justice, la transparence des élections, ou l’affaiblissement de tous les contre-pouvoirs. C’est pourquoi résoudre la question du Kosovo serait davantage dans son intérêt vers la fin du processus d’intégration plutôt que maintenant, sans même parler de la réticence de l’opinion publique serbe.
Toutefois, deux raisons pourraient pousser Vucic à accepter un accord rapide. Le premier serait de desserrer l’emprise russe, puisque le sujet du Kosovo est son principal moyen de pression. Ce point est néanmoins insuffisant puisque Moscou a fait savoir que tout accord validé par Belgrade lui conviendrait et que d’autres moyens de pression existent. L’autre raison est qu’un accord rapide permet d’ouvrir la voie à d’autres solutions qu’un simple échange reconnaissance contre intégration européenne tel que cela était envisagé jusque-là dans le cadre du chapitre 35 des négociations d’adhésion. C’est là que le calendrier exerce un impact direct sur la nature même de ce dont on discute puisque la solution territoriale devient une option dès lors qu’il faut à tout prix conclure dans les prochains mois. Le nord du Kosovo est alors le « bargain », inespéré il y a encore un an, que Vucic peut désormais revendiquer comme prix d’un « compromis » rapide.
On peut accepter que le médiateur accélère le calendrier pour aboutir en mettant la pression sur les parties. C’est ce que les Etats-Unis avaient fait en novembre 1995 en enfermant Slobodan Milosevic, Franjo Tudjman et Alija Izetbegovic dans la base militaire de Dayton pour conclure la paix en Bosnie. La différence est néanmoins double. D’une part, il s’agissait de mettre fin à un conflit ouvert de haute intensité, ce qui n’est pas le cas ici. Le risque à court terme d’une reprise de conflit, quoi qu’en dise les partisans de la solution territoriale pour mettre la pression, est en réalité très faible. D’autre part, l’accord final n’a pu être atteint que parce que les Etats-Unis avaient investi tout leur crédit politique dans la négociation, en faisant pression sur les différents belligérants. Autrement dit, le médiateur fait partie intégrante du processus de conclusion de la paix. Or, dans la configuration actuelle du dialogue, Mme Mogherini et ses équipes ne disposent ni du poids ni de la légitimité politique pour faire pression sur les acteurs locaux, pas plus que pour garantir politiquement et militairement tout accord compréhensif final.
Comment penser dans ces conditions qu’un dialogue qui a produit quelques résultats mais qui se caractérise depuis plusieurs années par l’immobilisme y compris sur des sujets techniques comme le préfixe téléphonique international ou la reconnaissance des diplômes pourrait se décanter en seulement quelques semaines pour déboucher sur un accord compréhensif final qui ne permette aucune ambiguïté d’interprétation pour les deux parties ?
Dans la mesure où tout accord devra, in fine, être avalisé par le Conseil de sécurité de l’ONU, les chances de succès seraient nettement plus élevées sur un tel calendrier si les grandes puissances, d’abord européennes mais au-delà, s’investissaient elles-mêmes activement dans la recherche d’un accord final au lieu de se maintenir derrière Mme Mogherini dans une position au mieux attentiste, au pire volontairement non intéressée et ignorante.
Des obstacles objectifs
On peut lister quatre difficultés qui semblent à l’heure actuelle insurmontables, a fortiori dans le cadre du calendrier défini plus haut.
La première est d’ordre institutionnel. Pour qu’un accord incluant une modification territoriale puisse être conclu, il faut que la Serbie et le Kosovo changent tous les deux leurs Constitutions respectives. C’est-à-dire que l’on devrait éliminer de la Constitution du Kosovo la disposition qui interdit les modifications territoriales, pensée en vue d’un éventuel rattachement avec l’Albanie, une hypothèse qui n’est pas tout à fait abandonnée à terme si le destin européen des deux pays ne se concrétise pas. Veut-on vraiment explorer cette piste ? En outre, il faudrait revoir toute l’architecture relative aux minorités, en particulier les Serbes demeurant au Sud de la rivière Ibar dans différentes enclaves, c’est-à-dire, faut-il le rappeler, la majorité des Serbes du Kosovo. Leur représentation politique serait vraisemblablement réduite, tandis que rien ne garantit que les dispositions de protections qui existent aujourd’hui dans le cadre du Plan Ahtisaari seraient conservées en l’état. Enfin, il semble clair que l’Association des Municipalités à majorité serbe ne verrait jamais le jour, ce qui ne ferait que renforcer l’isolement de ces populations qui sont toujours aujourd’hui sous la protection des soldats de la KFOR. Le mandat de cette dernière devrait du même coup être renégocié en cas d’accord qui mettrait un terme au régime juridique de la résolution 1244. Enfin, détail qui a son importance sur le plan des symboles, il faudra également trouver un nouveau drapeau au Kosovo puisque l’actuel, dessiné à l’étranger et découvert la veille de la déclaration d’indépendance, deviendrait caduc. Il commençait pourtant doucement à être adopté par la population à côté de l’omniprésent drapeau albanais, notamment grâce aux compétitions sportives internationales. Cela pose en creux la question de ce qu’est vraiment le Kosovo aux yeux des Kosovars dès lors qu’il sera peuplé à 95 % d’Albanais, par-delà ce que la partie de la communauté internationale qui l’a reconnu voudrait qu’il soit.
Le deuxième obstacle est technique. Il ne s’agit pas seulement d’échanger une municipalité de 20 000 habitants contre une autre comparable. Derrière cet échange de territoires et de populations figurent des questions cruciales, rarement évoquées, mais qui sont pourtant au cœur de tout accord potentiel. La première est celle de l’eau. Le lac de Gazivode, qui se situe dans la municipalité à majorité serbe de Zubin Potok, fournit en eau un tiers des habitants du Kosovo. Le lieu a été successivement investi par les deux présidents Vucic et Thaçi à quelques jours d’intervalle pour bien montrer qu’ils n’entendaient pas en céder le contrôle, provoquant de forts remous et des mouvements militaires« Serbian president says peace attacked in North Kosovo », N1, 29 septembre 2018 http://rs.n1info.com/a424093/English/NEWS/Serbian-president-says-peace-attacked-in-north-Kosovo.html. Les deux principales centrales thermiques du Kosovo ne pourraient tout simplement plus fonctionner si le lac de Gazivode était rattaché à la Serbie sans accord. Le contrôle des mines de Trepça pose le même type de problème tant le Kosovo est par ailleurs pauvre en matières premières. Il faudrait également négocier un statut spécial, peut-être d’extraterritorialité, pour les églises et monastères orthodoxes serbes datant du Moyen-Age et qui se trouvent au Sud de l’Ibar, à Gracanica, Pec, Visoki Decani ou encore Prizren. Enfin, en ce qui concerne la Serbie et la vallée de Presevo, outre que la céder au Kosovo en plus de le reconnaître en échange du Nord est tout à fait invraisemblable, ça l’est d’autant plus si cela signifie perdre le contrôle sur la parcelle stratégique du corridor X, c’est-à-dire l’autoroute qui relie l’Europe centrale à Thessalonique en descendant par Belgrade et Skopje.
Le troisième obstacle est politique. Lorsque certains observateurs et diplomates répètent que si les populations locales sont d’accord sur une solution territoriale alors il faut l’accepter, ils semblent volontairement négliger un tout petit détail : il n’existe pas de majorité populaire, ni en Serbie, ni au Kosovo, pour valider un tel échange territorial. Malgré le contrôle strict des médias par le pouvoir serbe, seuls 25 % des Serbes sont aujourd’hui favorables à une solution territoriale« Poll : 44% people in Serbia against separation from Kosovo », N1info, 9 octobre 2018 http://rs.n1info.com/a426428/English/NEWS/Poll-44-people-in-Serbia-against-separation-from-Kosovo.html. Les derniers sondages effectués au Kosovo indiquent aussi que de 80 % de la population est opposée à une telle solution« Thaçi and territory exchange decried », Kosovo 2.0, 29 septembre 2018, http://kosovotwopointzero.com/en/thaci-and-territory-exchange-decried/. Cela renvoie à la position de faiblesse politique du président Thaçi qui n’a pas de mandat pour discuter d’une telle option et qui coalise contre lui l’ensemble de la classe politique du Kosovo, y compris ses propres alliés au pouvoir. Il en va de même en Serbie où aucun référendum visant à modifier la Constitution et avaliser la reconnaissance pleine et entière du Kosovo en échange du Nord n’aurait de chance de passer aujourd’hui. Il n’est qu’à voir le résultat en Macédoine malgré un processus plutôt mieux mené entre les Premier ministres Zaev et Tsipras qui ont défendu ensemble l’accord conclu. L’église orthodoxe serbe est à cet égard un opposant à la fois déterminé et très puissant moralement auprès des Serbes, d’où la campagne de dénigrement et d’insultes dans la presse tabloïd aux ordres du pouvoir contre certaines figures, comme le célèbre Père Sava Janjic de Visoki Decani. Fait rare, près de quarante organisations issues de la société civile de Serbie et du Kosovo ont signé une lettre commune à Mme Mogherini contre une solution territorialehttps://www.peacefare.net/2018/08/09/dear-ms-mogherini/.
Il faut néanmoins admettre que la position des oppositions politiques dans les deux pays, consistant à se situer dans le rejet en bloc sans proposer d’alternative, renforce à l’international la position de Vucic et Thaçi en tant que leaders responsables et volontaires, au point que certains dans la presse française ont jugé utile de les comparer de façon grotesque et fallacieuse à Nelson Mandela ou Yitzhak Rabin« Vingt ans après, la Serbie et le Kosovo sur le chemin de la paix », Le Figaro, 5 septembre 2018 http://www.lefigaro.fr/mon-figaro/2018/09/04/10001-20180904ARTFIG00279-la-serbie-et-le-kosovo-sur-le-chemin-de-la-paix.php. Mais lorsque les partisans locaux d’un « land swap » disent que ce sont les internationaux qui l’empêchent tandis que la solution serait acceptée localement, c’est l’exact contraire de la vérité puisque seule l’Allemagne exprime encore suffisamment clairement son opposition.
A tort ou à raison, il n’existe pas de majorité populaire, loin s’en faut, pour valider un accord de ce type, ce que Vucic et Thaçi savent parfaitement. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le débat national sur le Kosovo, promis par Vucic après son élection à la présidence en 2017 n’a jamais eu lieu. Ce n’est pas un hasard si son discours au Kosovo, qui devait être un grand moment fondateur, n’en fut rien en dehors de la confirmation qu’il se situait dans la continuité intellectuelle de Slobodan Milosevic. Ce n’est pas un hasard s’il a multiplié les prises de parole récentes pour se distancier d’un possible accord, rejetant la faute tour à tour sur « les Albanais » qui ne veulent pas de compromis, les Occidentaux qui cherchent à humilier la Serbie en l’obligeant à reconnaître le Kosovo, et même sur le peuple serbe qui « préfère pleurer de loin sur ce qu’il a perdu depuis longtemps plutôt que d’obtenir quelque chose de tangible en retour »« Vucic : moja kosovska politika je dozivjela poraz » (ma politique sur le Kosovo s’est conclu par un échec), Al Jazeera Balkans, 24 septembre 2018 http://balkans.aljazeera.net/vijesti/vucic-moja-kosovska-politika-je-dozivjela-poraz. Entre un président serbe qui recule tous les jours en rejetant la responsabilité sur d’autres, un président kosovar qui n’a aucune marge de manœuvre, et aucune grande puissance suffisamment intéressée pour prendre en main la médiation, comment un accord compréhensif, définitif, et sans ambigüité pourrait-il être conclu en quelques mois alors que, par exemple, la question des livres scolaires et de la reconnaissance des diplômes dans la vallée de Presevo n’est toujours pas réglée depuis des années ?
Le quatrième et dernier obstacle porte sur la nature de l’échange lui-même. Il faut reconnaître à Charles Kupchan, ancien conseiller du président Obama, le mérite d’avoir appelé les choses par leur nom en défendant l’idée d’un « nettoyage ethnique pacifique »« An offensive plan for the Balkans that the US should get behind, New York Times, 13 septembre 2018 https://www.nytimes.com/2018/09/13/opinion/kosovo-serbia-land-swap.html. Aussi invraisemblable que puisse paraître cet oxymore, c’est bel et bien de cela dont il s’agit. On évoque des territoires, des kilomètres carrés, des pourcentages de population de tel ou tel groupe, mais on ne parle jamais des gens à qui personne ne demande l’avis, et qui découvriront à leur corps défendant qu’ils ont changé de pays, de passeport, de système et de statut du jour au lendemain alors qu’ils n’auront pas bougé de chez eux. On peut défendre l’idée qu’on ne fait pas de la grande politique en se souciant de l’avis de quelques paysans qui ne peuvent pas saisir les enjeux globaux d’un tel accord pour la région. C’est ce que certains diplomates admettent en privé. On touche cependant là au problème de la logique ethnique dès lors qu’il faut parler concrètement de ce que cela signifie. On l’a dit, la majorité des Serbes du Kosovo vit dans les enclaves du Sud, ce qui explique leur opposition farouche à toute partition du Kosovo qui les abandonnerait définitivement à la merci de Pristina. Mais il y a des villages albanais dans chaque municipalité serbe du Nord du Kosovo. Dans la vallée de Presevo, Bujanovac n’est qu’à 50 à 60 % albanaise, sans même parler de Medvedja où les Albanais sont minoritaires. On découvre aussi, en allant demander leur avis aux gens, que même des Albanais de Presevo seraient réticents à intégrer le Kosovo puisque leurs pensions seraient divisées par quatre par rapport à ce qu’ils perçoivent en Serbie !« Kosovo-Serbie. Echanges de territoires, la fin d’un tabou », Le Monde, 23 septembre 2018 https://www.lemonde.fr/long-format/article/2018/09/21/kosovo-serbie-l-echange-de-territoires-la-fin-d-un-tabou_5358260_5345421.html Une complexité locale qui échappe totalement aux élaborations hors sol où l’on joue du ciseau et de la calculatrice comme il y a un siècle.
Alors à quelle échelle faut-il découper et tracer une frontière ? Celle de la municipalité ? Celle du village ? Au milieu d’un champ ? Entre deux maisons ? S’il n’est pas sûr que les populations minoritaires s’en iraient automatiquement, rien ne dit non plus que des pressions ou des violences ne s’exerceraient pas sur elles, que ce soit dans ces territoires échangés ou bien chez les Serbes des enclaves du Sud du Kosovo. On aurait alors souhaité que Bernard Kouchner et Peter Feith, qui ont eu pour mission d’aider le Kosovo à construire un Etat de droit multiethnique, et qui sont aujourd’hui en faveur d’un accord territorial expliquent en quoi ils avaient échoué puisque tout accord de ce type est nécessairement un échec vis-à-vis des principes au nom desquels les puissances occidentales sont massivement présentes au Kosovo depuis vingt ans.
La logique derrière l’acceptation d’une solution territoriale est de dire que c’est la seule solution possible et que, seulement pour cette fois, cela vaut le coup de déroger aux principes d’intangibilité des frontières si cela permet d’éliminer ce point de fixation dans la région et faire avancer la Serbie et le Kosovo ensemble vers l’intégration euro-atlantique. A cela on peut répondre trois choses. D’abord, les frontières ne sont pas intangibles mais inviolables en droit, ce qui signifie, par hypothèse, que rien n’empêcherait légalement l’Albanie et le Kosovo reconnu et souverain de décider de s’unir si leurs populations respectives le validaient. Ensuite, l’argument du « sui generis » était déjà un mauvais argument en 2008 pour justifier l’indépendance du Kosovo (déjà une modification de frontière), il l’est tout autant aujourd’hui pour justifier un éventuel accord territorial. Au regard de l’Histoire, personne ne peut dire que cet accord, a fortiori s’il s’avérait réellement positif pour les deux parties, ne deviendrait pas un précédent pour d’autres situations, dans les Balkans et ailleurs dans le monde, dans des contextes peut-être plus difficiles sur le plan conflictuel. Ainsi, s’il semble difficile de valider la théorie des dominos automatiques dans la région suite à un tel accord, il est tout aussi douteux de prétendre que le risque de déstabilisation n’existe absolument pas. Enfin, l’argument de la « seule solution » n’est en aucun cas unique lui non plus. Quand Peter Feith déclare qu’on a tout essayé pour le Kosovo, que la situation est insoluble avec les moyens traditionnels et qu’il faut faire preuve d’imagination pour sortir de l’impasse, en quoi ce discours ne pourrait-il pas être tenu, aujourd’hui, demain ou dans cinq ans à propos de la Bosnie-Herzégovine ? Là encore, paradoxalement, plus une solution territoriale fonctionnerait entre la Serbie et le Kosovo, plus elle susciterait l’envie non seulement chez les Serbes de Bosnie mais aussi chez les Croates. Il faudrait alors gérer ces envies dans ce qui resterait comme le seul pays gravement dysfonctionnel de la région, avec tous les risques que cela implique en termes de conflits ethniques et sociaux.
C’est peut-être là ce qu’il y a de plus préjudiciable à long terme dans toute cette séquence, à savoir non pas seulement les aspects politiques mais les aspects moraux. Au nom d’un hypothétique accord qui a toutes les chances de ne pas voir le jour sous cette forme et dans ce calendrier, la majorité des puissances occidentales, appuyée par des diplomates, universitaires et experts de renom, ont non seulement validé une solution territoriale, ce qui est rarement une bonne idée, mais de surcroît sur base ethnique, ce qui ne peut en aucun cas être une bonne idée, surtout pas quand on la justifie en disant que « c’est les Balkans »« Europe struggles with new Balkan headache », Politico, 31 août 2018 https://www.politico.eu/article/europe-struggles-with-new-balkan-headache-borders-change/. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que les guerres yougoslaves avaient précisément pour objet de construire des Etats ethniquement purs en vue de la conquête et la conservation du pouvoir. Si le contre-argument est de dire que cela se passerait cette fois-ci de façon pacifique, consensuelle et légale, cela signifie qu’Aleksandar Vucic a eu raison de qualifier Slobodan Milosevic de grand leader serbe, dont les intentions, créer la Grande Serbie, étaient bonnes, mais les moyens et les résultats désastreux. Si les dirigeants Serbes actuels n’ont pas besoin de réhabiliter Milosevic puisqu’ils en sont les héritiers et qu’ils ne l’ont jamais désavoué ni intellectuellement ni politiquement, il y a quelque chose de troublant à ce que nombre de capitales occidentales participent à la réhabilitation posthume de Milosevic (et de Tudjman) en validant la logique de « nettoyage ethnique pacifique ».
Quel horizon ?
Les défenseurs d’une solution territoriale rapide soulignent que le statu quo n’est pas tenable pour le Kosovo, ni pour la Serbie qui devra bien finir par résoudre la question. Ils ajoutent qu’aucune alternative crédible n’existe à court terme et qu’il existe un vrai risque que la prochaine Commission européenne soit nettement plus en retrait en ce qui concerne l’élargissement. Là encore, la question de la temporalité est cruciale. Il est vrai qu’aucune autre alternative ne se dessine à court terme. Mais il a été montré plus haut que la solution territoriale n’était en réalité pas une alternative crédible non plus à court terme. En outre, le processus d’élargissement se regarde sur le temps long, et on peut espérer que la prochaine Commission aura appris de l’erreur de 2014 de Jean-Claude Juncker d’avoir écarté tout élargissement pendant sa mandature. Enfin, il reste improbable que les prochaines élections européennes se traduisent par des profonds changements dans les équilibres au sein du parlement européen, notamment un raz de marée d’extrême droite. La position française sur l’élargissement, telle que l’a exprimée le président Macron à Sofia en juin dernier, est déjà suffisamment claire pour ne pas faire croire que c’est une hypothèse crédible dans les cinq à huit ans qui viennent, au mieux, et seulement pour les deux pays qui ont déjà avancé, c’est-à-dire la Serbie et le Monténégro. Cela renvoie alors à l’urgence qu’il y aurait à résoudre la question du statut du Kosovo.
Les soutiens kosovars d’une solution territoriale reprochent à ses opposants de se complaire dans le statu quo et ainsi hypothéquer l’avenir du Kosovo comme pays normal et fonctionnel, qui aurait un siège à l’ONU et une perspective crédible d’intégration euro-atlantique. Il est clair que le statu quo ne peut durer éternellement et personne n’a jamais émis une telle hypothèse. La question est celle de la hiérarchie des problèmes. D’abord, il n’est pas vrai que l’absence de reconnaissance du Kosovo par l’ensemble de la communauté internationale empêche celui-ci de pouvoir fonctionner au quotidien. Le Kosovo est membre du FMI, il pourrait, selon les statuts actuels, être membre du Conseil de l’Europe, il a failli devenir membre de l’UNESCO, et a signé avec l’UE un Accord de Stabilisation et d’Association. On rappellera que le Soudan du Sud est membre de l’ONU, tandis que Taïwan ne l’est pas. Si le statu quo n’est pas tenable (mais il ne l’est pas non plus pour la Bosnie, la Moldavie, Chypre etc.), il n’y a cependant pas d’urgence absolue à devoir résoudre la question dans les six prochains mois.
Au quotidien, les problèmes du Kosovo n’ont rien à voir avec son statut mais au contraire tout à voir avec les pratiques politiques de ses dirigeants, et les maux que connaissent les autres pays de la région en termes de corruption, de chômage et d’absence d’opportunités pour sa très jeune population, sans parler du poids de certains acteurs internationaux comme la mission EULEX dont les pressions et les actes se révèlent finalement contre-productifs vis-à-vis de la population« Criticism as Kosovo justice mission EULEX closes judicial operations », Euractiv, 11 juin 2018 https://www.euractiv.com/section/justice-home-affairs/news/criticism-as-kosovo-justice-mission-eulex-closes-judicial-operations/. La spécificité du Kosovo est la nécessité de visas pour entrer dans l’Union Européenne. La vraie urgence est ici, et se trouve dans les mains des Etats membres après des avis positifs de la Commission et du Parlement européen. Si à court terme certains pays européens sont finalement en faveur d’une solution territoriale tout en refusant la levée des visas par peur de mouvements migratoires, l’hypocrisie est totale et le sort du Kosovo et des Kosovars n’en sera pas amélioré.
S’il n’existe pas de formule magique pour conclure un accord entre deux acteurs, on peut néanmoins déceler tous les signes de l’échec dans la démarche de MM. Vucic et Thaçi. D’abord parce qu’en dehors de vagues déclarations d’intention changeantes du jour au lendemain, il n’y a toujours rien de concret, renforçant la théorie selon laquelle tous ces échanges sont en réalité un ballon d’essai en vue de tester les réactions des opinions publiques et des partenaires internationaux dans la perspective d’un accord futur moins infaisableIdée développée par les équipes de The Economist Intelligence Unit http://country.eiu.com/serbia. On voit encore une fois ici toute la différence avec l’accord de Prespa sur le nom de la Macédoine conclu entre le Premier ministre macédonien Zoran Zaev et son homologue Grec Alexis Tsipras, défendu ensemble par les deux hommes, indépendamment du résultat final. Ensuite, si l’on ne saurait imposer la réconciliation d’en haut et de l’extérieur, une bonne unité de mesure de la faisabilité d’un accord et de la sincérité de ses acteurs à vouloir y parvenir serait précisément que ce sujet soit abordé. Or, il ne l’est jamais. Les Chambres spéciales ont été concédées par le Kosovo sous forte pression internationale. La Serbie n’a de son côté toujours pas exprimé de regret pour le conflit de 1998-1999 ni pour le système d’apartheid mis en place dans la décennie 1990. La question des personnes disparues pourrait représenter une première étape vers une vraie normalisation des relations entre la Serbie et le Kosovo. Malheureusement, mais sans surprise, tout comme pour l’initiative citoyenne régionale REKOM pour l’instauration d’une commission vérité sur l’ensemble des conflits de l’ex-Yougoslavie, les leaders politiques de la région bloquent tout.
Alors que faire ? Le résultat du référendum en Macédoine est un coup dur pour les Européens. Un coup d’autant plus dur qu’il n’est pas publiquement reconnu comme tel puisqu’on se félicite au contraire du résultat. Le blocage par la France en juin dernier de l’ouverture des négociations avec la Macédoine et l’Albanie a été un très mauvais signal envoyé non seulement à Skopje mais aussi à toute la région. Ce n’est ainsi pas un hasard si le président Vucic a demandé une garantie d’intégration en 2025 en plus de la solution territoriale comme compromis. Il sait très bien que cette promesse ne peut pas être faite, et qu’elle ne vaudrait rien du tout si elle était faite. Son objectif est double : d’une part gagner du temps et faire monter les enchères puisque la Serbie est en position de force, et d’autre part rappeler que in fine c’est bien l’intégration qui est en jeu. Or, la Serbie n’intègrera jamais l’UE sans avoir résolu la question du Kosovo, solution territoriale ou pas. Un échange intégration contre reconnaissance est-il pour autant envisageable ? Sans doute, mais difficile de dire aujourd’hui si un tel accord serait validé par les Serbes. Or, le peuple est souverain, que ce soit en Serbie ou en Macédoine.
En effet, le référendum en Macédoine a de nouveau illustré l’euro-indifférence progressive dans la région, qui est encore plus développée en Serbie. L’entrée dans l’UE n’avait pas mobilisé un électeur croate sur deux en 2012, et elle n’a pas suffi à mobiliser massivement les citoyens macédoniens. C’est le signe que quelque chose ne marche plus pour des populations qui ont parfaitement conscience qu’on se joue de mot lorsqu’on évoque auprès d’eux la perspective de l’intégration euro-atlantique. Personne n’ignore le Brexit, personne n’ignore que certains pays comme la France sont fort réticents à tout nouvel élargissement. Par conséquent, cette perspective ne revêt une forme de réalité qu’en Serbie et au Monténégro, ce qui est paradoxal tant ces pays correspondent fort bien à la description « d’Etats capturés » faite par la Commission européenne dans sa nouvelle stratégie pour l’élargissement en février 2018. Que dire des autres qui n’ont même pas encore obtenu le statut de candidat et n’ont encore ouvert aucun chapitre, c’est-à-dire la Macédoine, l’Albanie, la Bosnie et le Kosovo ? A l’échelle d’une vie humaine, pour qui attend déjà depuis le début des années 2000, la perspective européenne n’a plus aucun sens, c’est pourquoi les jeunes et les moins jeunes, les diplômés et les moins diplômés quittent la région en masse pour aller travailler en Allemagne, en Autriche et même en Slovaquie pour les ouvriers« Dans les usines de Slovaquie, l’esclavage moderne des travailleurs balkaniques », Le Courrier des Balkans, 17 août 2017, https://www.courrierdesbalkans.fr/Serbes-Slovaquie.
Le résultat du référendum en Macédoine, les résultats des élections en Bosnie du 7 octobre dernier, de même que l’impossibilité très probable d’un accord entre la Serbie et le Kosovo avant le printemps prochain doivent être des signes qu’un changement de méthode est nécessaire de la part de l’UE et de ses principaux Etats membres vis-à-vis des Balkans à l’heure où d’autres puissances y défendent leurs intérêts. Les Balkans sont peut-être la seule région dans laquelle une Europe puissance aurait le poids politique, économique et militaire pour faire bouger les lignes, et non pas les frontières, dans le bon sens. C’est aussi une région dans laquelle l’Europe a singulièrement échoué dans le passé. Venir à bout de ce paradoxe est indispensable, ce qui requiert patience, connaissances et investissement.