La chute de Kaboul, le 15 août dernier, a constitué un véritable électrochoc. Après avoir été chassés du pouvoir en 2001, quelques semaines après le 11 septembreLa réponse américaine, après la tragédie 11 septembre 2001, ne se fit pas attendre et l’opération imaginée par la CIA, Liberté immuable (Enduring Freedom), est validée par le War Cabinet. Les frappes débutent le 7 octobre., c’est en vainqueurs que les Talibans reviennent et entendent restaurer leur émirat en Afghanistan, avec tout ce que cela implique pour une grande partie de la population. Les changements survenus dans les villes avec l’émergence d’une « petite bourgeoisie » éduquée, une certaine émancipation des femmes, tout cela a été balayé en quelques semaines.
Vingt années séparent la mise en déroute de l’Emirat islamique d’Afghanistan du retour en force du mouvement islamiste sur la scène nationale. C’est une victoire, mais surtout un véritable camouflet infligé aux Américains, et plus largement à l’Occident. Le fiasco de la plus longue guerre menée par les Etats-Unis à l’extérieur relève tout autant de la responsabilité des Républicains que de celle des Démocrates. Comment expliquer ce revers fracassant ?
A vrai dire, ces derniers n’ont jamais quitté le territoire afghan, la première grande erreur des Américains ayant été de « se laisser convaincre » par Hamid Karzaï – placé à la tête du pays – de la fin pure et simple du mouvement en tant que telHamid Karzaï déclara en effet, le 26 février 2004 lors d’une conférence de presse, la fin du mouvement Taliban.. Cette information était totalement erronée, et ce dernier, déjà reformé, recrutait de nouveaux sympathisants. Après la désintégration de leur régime, bon nombre de combattants sont retournés dans leurs villages respectifs. Quant aux hauts responsables, ils se sont repliés au Pakistan, leur base arrière, afin d’organiser l’insurrection dans les meilleures conditions possibles pour eux. Ayant fait du temps long leur allié le plus sûr, ils n’ont jamais perdu de vue leur objectif de reconquête.
La direction s’est assez vite restructurée autour de la Choura de QuettaQuetta se trouve au Baloutchistan, le long de la frontière afghane. sous l’autorité du mollah Omar. On y trouve aussi le mollah Baradar et le mollah Akhundzada, qui deviendra leur chef en 2016, succédant aux mollahs Omar et Mansour. Quant au réseau Haqqani, du nom de l’ex-chef et fondateur Jalaluddin HaqqaniAujourd’hui c’est son fils, Sirajuddin Haqqani, qui est à la tête du réseau., à la tête d’une madrasa dans le Waziristân, il dirige sa propre Choura dans les zones tribales, ce dès 2002.
Il convient de rappeler qu’un certain nombre de faits ne laissaient rien présager de bon : l’année 2003 vit le retour des combattants Talibans dans le HelmandProvince du sud-ouest de l’Afghanistan., avant la proclamation par le mollah Omar d’une guerre totale contre l’occupant. A partir de cette année clef, un travail en profondeur de pénétration idéologique depuis des mosquées en Afghanistan et des madrasas pakistanaises a été effectué sans susciter de véritable inquiétude chez les alliés.
Dans leur stratégie de reconquête, il s’est agi pour les insurgés de se substituer à l’Etat là où celui-ci brillait par son absence et de jouer sur l’incurie de l’appareil judiciaire officiel pour s’imposer localement comme « arbitres » lors de contentieux et litiges dans les zones plus reculées. Ils ont ainsi regagné la faveur d’une partie de la population rurale par l’« efficacité » de leurs tribunaux, assurant la justice par le biais de juges formés dans les mêmes madrasas au Pakistan. Tout ceci était déjà visible en 2008, voire avant.
La corruption à grande échelle gangrenant le gouvernement et les institutions publiques n’a rien arrangé. L’afflux massif de capitaux a eu pour effet de renforcer cette corruption et le retour d’actions prédatrices, au grand dam des Afghans, qui aspiraient au modèle démocratique vendu lors de la conférence de Bonn en décembre 2001. Le tissu social et économique n’était pas en mesure d’absorber les sommes colossales déverséesA titre d’exemple, rien que pour l’année 2010, ce sont près de 4 milliards de dollars qui ont été versés par l’USAID (Agence américaine pour le Développement international)..
Les institutions centrales ont été très vite décrédibilisées, notamment du fait du soutien américain aux « Seigneurs de guerre » : la logique des alliances avec ces potentats locaux a sapé l’autorité de Kaboul, déjà très affaiblie par Karzaï lui-même, sa mauvaise gouvernance et son choix de s’appuyer aussi sur les tribus comme relais aux dépens du pouvoir central.
Parallèlement à tout cela, les Talibans ont ciblé, à travers leurs attaques, tout ce qui était perçu comme symbole du pouvoir ou contraire à leurs principes – des forces armées et la police aux juges, enseignants, employés d’ONG, journalistes, artistes…
Le succès grandissant du mouvement islamiste a reposé d’un côté sur la stratégie d’usure et le rejet de plus en plus fort exprimé par une opinion occidentale lasse du sacrifice de ses soldats pour une guerre qui paraissait très lointaine, et de l’autre sur la déception, voire la désillusion, face à un gouvernement inapte et corrompu. Les bavures du côté alliéEn juillet 2008, 47 civils ont été tués par erreur, lors d’une fête de mariage dans la province de Nangharar prise pour une réunion de Talibans. D’autres bavures suivront. n’ont pas manqué d’alimenter et de servir la propagande, dénonçant l’occupation et la complicité du gouvernement afghan.
Au-delà des espoirs déçus de « nation building », c’est aussi la faillite de l’armée afghane, sous perfusion américaine, et son incapacité à assurer la sécurité après le départ des troupes américaines qui ont été révélées au grand jour. Sans oublier les désertions régulières et les régiments « fantômes », dont la seule existence servait à gonfler les caisses noires de certains supérieurs en détournant les soldes de ces militaires qui n’existaient que sur le papier. Selon un rapport du Combating Terrorism CenterJonathan Schroden, Afghanistan’s Security Forces Versus the Taliban: A Net Assessment, vol. 14, n° 1, janvier 2021., cette armée comptait moins de 100 000 hommes, alors que l’effectif officiel affiché était d’environ 300 000 personnes ; les analystes militaires estimaient quant à eux que seuls 50 % des personnels étaient des combattants.
En ce qui concerne le camp adverse, cette même étudeIbid., menée à partir de 2017, a conclu que l’effectif total dépassait 200 000 personnes dès 2018, dont environ 60 000 combattants réguliers, 90 000 membres de milices locales et des dizaines de milliers de facilitateurs et d’éléments de soutien. Que pouvaient faire les soldats afghans restés sur le terrain face à des combattants bien plus aguerris et déterminés qu’eux ? L’accord de Doha négocié par l’ex-président D. Trump en février 2020 fut un pas de plus vers la victoire totale de ces derniers, et le départ accéléré des Américains a joué un rôle dans la désagrégation de l’armée afghane.
L’évacuation en une nuit, le 2 juillet dernier, de la base aérienne de Bagram, a été une erreur stratégique, et a surtout conforté les chefs talibans dans l’idée que la survie du régime en place n’était plus qu’une question de semaines.
La tactique adoptée les derniers mois, reposant sur les sièges des villes, les routes coupées, notamment celle menant vers le Tadjikistan, empêchant les ravitaillements et entraînant le déplacement de plus de 250 000 personnes vers Kaboul depuis mai, allait vite porter ses fruits. L’insurrection a connu une très nette accélération à partir de mai 2021Bill Roggio, Mapping Taliban Control in Afghanistan 2020-2021, FDD’s Long War Journal. : les 6 et 7 août derniers, Zarandj et Chérberghân, les deux premières capitales provinciales, tombèrent. L’assaut final, lancé entre le 6 et le 15 août, aura permis au groupe islamiste d’occuper 33 capitales provinciales sur 34, dont Kaboul.
Le départ des troupes américaines et l’absence de légitimité du gouvernement afghan ont facilité cette prise de pouvoir qui ne garantit en rien la sécurité et la stabilité pour les Afghans. Il est fort à parier que l’EI-K (Etat islamique au Khorasan) multipliera les attaques, attirant les combattants les plus zélés et les moins disposés à suivre la « politique de façade » des nouveaux maîtres de Kaboul bien qu’ils soient issus du même mouvement qu’eux.