Les discours du président Poutine du 30 septembre et du 27 octobre 2022 posent un ton si virulent envers l’Occident qu’ils poussent à s'interroger sur les causes de l’offensive russe en Ukraine et son timing. En effet, c’est bien le champ lexical de la colonisation qui domine dans ces discours. Il accuse ainsi sans retenue l’Occident : « Il n’y a rien de nouveau là-dedans, car les élites occidentales sont restées ce qu’elles étaient : colonialistes »Discours du 30 septembre 2022 traduit en français.. Il n’est donc plus question de lutter uniquement contre l’armée « nazie » de ZelenskyPropos de Vladimir Poutine au lendemain de l’offensive en Ukraine le 24 février 2022. mais bien de combattre les tenants du colonialisme. Il met ainsi en lumière un autre théâtre d’opération de l’affrontement avec l’Occident qu’il a lancé, un des plus évidents : l’Afrique. S’il n’est plus à prouver que la Russie mène une offensive d’influence contre la France sur ce continentVoir « La Russie essaie d'abîmer la relation entre l'Afrique subsaharienne et les Occidentaux », interview d’Alain Antil, France Inter, 9 octobre 2022., il semble opportun d’en décrire les ressorts.
Il est important de décrire les manœuvres initiées par Moscou, qui, comme durant la Guerre froide, remet l’Afrique au centre d’affrontements idéologiques. Car comment expliquer les drapeaux russes brandis par de jeunes Burkinabés le 3 octobre 2022 pour soutenir le coup d'État (le deuxième en neuf mois)Boubacar Sanso Barry, « Vu de Guinée. En Afrique de l’Ouest, la Russie ne cache même plus son jeu », www.ledjely.com, 4 octobre 2022. sinon par l’instrumentalisation russe ? Aujourd’hui, le continent africain est devenu un enjeu à part entière pour la mise en place d’un réseau de déstabilisations diplomatiques contre la France, et, par ricochet, l’Occident.
En marge de cela, le groupe Wagner est depuis plusieurs années au centre de l’attention de chercheurs et de médias. L’objet de cette note n’est pas de le définir – cela a déjà été produit. Il s’agit plutôt ici de décortiquer la nature de la relation entre l’Afrique et la Russie et de saisir avec plus de précision le rôle de Wagner dans le dispositif. Finalement, les rapprochements entre la Russie et les divers gouvernements africains servent-ils des intérêts communs ? Ou n’existent-ils que dans la consolidation d’une communauté politique réunissant des personnalités africaines et russes qui tentent d’imposer un modèle de gouvernance plus autocrate que démocratique pour servir leurs intérêts ? Il convient en tout cas d’éviter de tomber dans le piège de « Wagner l’omnipotent » car même s’il est le bras armé de la politique africaine de Vladimir Poutine, c’est bien au Kremlin que les choses se décident.
FSBlack is the new Françafrique
Quels sont les rapports entre Wagner et Vladimir Poutine dans la politique de la Russie en Afrique ? Nous assistons actuellement à la mise en place d’un réseau entre les dirigeants africains et des personnalités du FSB, dans lequel le rôle de Wagner n’est pas prépondérant, mais fait néanmoins partie intégrante du rouage mis en place, dont la présente note tente de décrypter les objectifs.
Plusieurs éléments laissent à penser que Moscou a mis en place une dynamique calculée destinée à créer un nouveau front international avec l’Occident pour ennemi, front qui commence par une opposition à la France en s’appuyant sur un système de pillage de ressources minières. Nous le nommons ici le FSBlack, appellation choisie en référence aux autres groupes paramilitaires comme Blackwater ou Blackshield et à l’opacité de leurs motivations réelles en Afrique. Ce terme fait écho également au FSB, qui en est l’un des piliers, mais il évoque surtout l’idée que l’Afrique n’est aux yeux des Russes qu’un marchepied pratique pour alimenter une position stratégique mondiale. En d’autres termes, tout comme la Françafrique, si le FSBlack finance et soutient des régimes discutables en Afrique, il n’en demeure pas moins qu’à aucun moment ce rapprochement ne se fait dans le cadre d’une réflexion « d’égal à égal » et voit l’Afrique constituer l’alibi d’une ambition hégémonique russe. L’utilisation par Vladimir Poutine d’un narratif idéologique reposant sur la lutte contre la colonisation permet de renforcer la légitimité du soutien africain tout en inscrivant le positionnement géopolitique de la Russie dans une logique de non-alignés, mélangeant ainsi les combats politiques et leur temporalité. Voulant vraisemblablement piéger l’Occident, Moscou mise sur l’idée que celui-ci serait incapable de s’opposer à de tels arguments sans revêtir une posture colonialiste et que le spectre des indépendantistes des années 1960 suffirait à conforter la posture de leader anti-Occident de la Russie. Le dispositif est assez simple : créer un réseau au travers d’Etats faibles et dont la gouvernance tend à évoluer vers un durcissement des contraintes aux libertés, se positionner contre l’Occident en arguant d’une lutte anti-coloniale, alors même que l’objectif est l’enrichissement de quelques acteurs.
Plusieurs pistes suggèrent que le FSBlack est un moyen pour la Russie de maintenir des personnalités africaines au pouvoir, que ce soit à l’occasion d’une élection ou pendant un mandat en cours, par tous les moyens possibles, au prix parfois de la vie de civils. La présente note se veut un outil supplémentaire dans la lecture des trajectoires diplomatiques et politiques du « front afro-russe » qui se construit petit à petit contre l’Occident, et prenant la France pour première cible. Trois pays seront plus particulièrement traités : la Centrafrique, le Mali et Madagascar. Dans ce cadre, une mise en perspective avec les pratiques et modes de fonctionnement de la Françafrique peut, dans une certaine mesure, proposer les clés d’une grille de lecture propre au fonctionnement du FSBlack.
Selon Pierre Péan, la Françafrique consisterait en une multitude de réseaux dissimulés et extra-diplomatiques (services de renseignement, entreprises multinationales, barbouzes, etc.), allant parfois jusqu’à une ingérence française directe dans les affaires intérieures d’anciennes colonies, avec ou sans la complicité d’élites africaines localesGuiba Koné, L'espace africain postcolonial dans le roman français contemporain, Coll. Critiques littéraires, L'Harmattan, 2020.. En outre, la Françafrique s’illustre dans quatre affaires emblématiques que Le Monde a listées : l’affaire des diamants de Bokassa, l’affaire du Carrefour du développement, l’affaire Elf et l’AngolagateAlexandre Léchenet, « ‘Françafrique’, un mot-valise entre mallettes et scandales », Le Monde, 16 septembre 2011.. Ces affaires dessinent une caractéristique clé : l’enrichissement d’une minorité française et africaine au mépris de la garantie minimum de survie des pays concernés.
Il n’est pas question ici de faire le réquisitoire ou la plaidoirie de la Françafrique. Malgré les critiques et l’évolution de la relation entre la France et l’Afrique, ainsi que la multitude d’articles décrivant une perte d’influence importante de la France sur le continent« Françafrique : Mythe ou réalité ? », Interview de Serge Michailof (IFRI), 9 octobre 2020., le terme résiste, en particulier dans des narratifs portés par des collectifs associatifsPar exemple Survie, association qui a pour but de dénoncer toutes les formes d’intervention néocolonialiste française en Afrique : https://survie.org selon lesquels cette relation n’a pas changé.
Côté étatique, le « pré carré » français suscite, depuis les années 1990, des interrogations quant aux formes de coopération et aux perspectives de renouvellement du partenariat avec le continent africainXavier de Villepin, « La politique française en Afrique à l'aube du nouveau siècle », Revue internationale et stratégique, n° 46, 2/2002, pp. 143-148. sans réellement trouver de modèle tranchant avec l’idée d’un lien paternaliste. Ces interrogations n’ont pas produit des lignes politiques renouvelées satisfaisantes, la France reste coincée dans des errances intellectuelles sur l’Afrique dans lesquelles la question mémorielle vient hanter toute tentative de changementPascal Blanchard, Isabelle Veyrat-Masson, « Les guerres de mémoires : un objet d'étude, au carrefour de l'histoire et des processus de médiatisation », in Pascal Blanchard, Isabelle Veyrat-Masson (dir.), La guerre des mémoires, Paris, La Découverte, 2008, pp. 15-49..
L’élection du président Emmanuel Macron porte l’idée d’un enterrement définitif du concept de FrançafriqueLassaad Ben Ahmed, « Macron réitère depuis Ouagadougou, la fin de la Françafrique », ww.aa.com.tr, 29 novembre 2017.. Même si l’exercice atteint ses limitesAntoine Glaser, Pascal Ayrault, Le piège africain de Macron, Fayard, 2021., la rupture est consommée et le choix du Président d’aller vers les pays anglophones et lusophones d’une part, de marquer une réconciliation avec Paul Kagame d’autre part vient néanmoins poser les premières pierres nécessaires d’un changement. Le choix d’avancer vers une politique mémorielle inédite s’accompagne d’une multitude d’actions dont la plus médiatique est la restitution des œuvres d’art au BéninBahar Maccoi, « La France, fer-de-lance de la restitution d’objets d’arts africains », www.france24.com, 9 novembre 2021., forçant la main à l’administration française, qui, à bien des égards, est réticente à tout changement de paradigme.
Dans le milieu associatif, le terme évolue et est utilisé désormais pour définir une période post-coloniale (1960-1990) ou désigner une attitude paternaliste et arrogante. Les défendeurs de cette thèse regroupent des chercheurs militants aujourd’hui réunis au sein du collectif Afrique XXIPour en savoir plus : https://afriquexxi.info/qui-sommes-nous.
Ainsi, la définition du terme Françafrique a connu des évolutions ; il reste aujourd’hui attaché à l’idée de liens personnels engendrant des engagements parfois illégaux entre les élites dirigeantes dont l’objectif reste l’enrichissement personnel. De plus, le concept de Françafrique évoque l’idée que la France conserve un regard racialisant lié à son histoire coloniale. En d’autres termes, la Françafrique ne serait qu’un héritage colonial et l’assurance que le rapport de force soit désavantageux pour l’Afrique. Pour autant, sur le terrain, la France a largement fait sa mue et pose, non sans difficulté, les jalons d’un nouveau type de relationsCf. les travaux autour du Nouveau Sommet Afrique-France dont on peut trouver les axes sur le site de la diplomatie française : https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/afrique/nouveau-sommet-afrique-france-reinventer-ensemble-la-relation/.
FSBlack : la preuve par trois
Le FSBlack a posé le pied en Afrique par la voie de Wagner. Différentes études ont fait une description de Wagner et établi ses relations avec le pouvoir russe alors même que Vladimir Poutine les réfutait. L’objectif ici est de démontrer qu’au-delà du lien avec Moscou, comme pour la Françafrique, il existe un mécanisme qui a pour but de contrôler les gouvernements en Afrique pour des intérêts stratégiques et financiers. Cette milice, gérée par Evgueniï Prigojine, est créée en 2014. Prigojine a longtemps démenti tout lien avec ce groupe. Pourtant, contre toute attente, il a reconnu le 26 septembre dernier avoir créé ce groupe paramilitaire « afin de préserver les intérêts russes »Le Monde avec’AFP et Reuters, « L’oligarque Evgueni Prigojine, proche du Kremlin, reconnaît avoir fondé le groupe paramilitaire Wagner », www.le monde.fr, 26 septembre 2022..
Selon le rapport d’AccledLaad Serwat, Heni Nseibia, Vincenzo Carbone, Timothee Lay, « Wagner group in Africa », ACLED, 30 août 2022. , Wagner a participé à des opérations armées en Libye, et est engagé dans différentes activités en RDC, en Angola et au Zimbabwe, mais compte globalement une présence dans trente pays dont dix-huit en AfriqueCette carte montre la présence de Wagner dans le monde : https://russianpmcs.csis.org/ : Sénégal, Mali, Guinée-Bissau, Libye, Égypte, Tchad, Nigéria, Soudan, Sud-Soudan, Centrafrique, Guinée équatoriale, Congo Brazzaville, RDC, Burundi, Mozambique, Zimbabwe, Afrique du Sud, Botswana et Madagascar.
Nous avons choisi trois pays que la France connaît bien pour montrer comment ce réseau opère. Notons cependant que ces pays ne sont pas les seuls dont l’observation révèle le système ci-dessous décrypté.
La Centrafrique (RCA)
La RCA peut être considérée aujourd’hui comme l’exemple le plus probant de l’efficacité du FSBlackCarol Valade, Clément Di Roma, « Comment la Centrafrique est devenue le laboratoire de la propagande russe en Afrique », www.le monde.fr, 10 avril 2022.. L’arrivée au pouvoir, en 2016, de Touadéra, dont le mandat a été reconduit l’année dernière, a constitué la porte d’entrée idéale pour le Kremlin. Le FSBlack en Centrafrique, c’est un groupe de personnes et des méthodes.
Les personnes :
- Premier cas, le conseiller de défense du président Touadéra, Valeriï Zakharov, ancien du FSB, qui structure la politique de défense du pays et manie le mélange des genres de manière originale. Ainsi, lorsque, en 2021, le chef de la Minusca en Centrafrique accuse, dans un communiqué, Wagner « d’actes de tortures, de traitements cruels, humiliants, inhumains et dégradants »Dans une déclaration, la cheffe des Droits de l’Homme condamne les exactions de Wagner en Centrafrique, voir https://news.un.org/fr/story/2022/03/1117312, 30 mars 2022. , Valériï Zakharov s’est exprimé publiquement sur la position russeRédaction de RFI, « Paramilitaires russes en RCA : Valery Zakharov réagit aux propos du chef de la Minusca », www.rfi.fr, 10 avril 2021. en défendant le groupe paramilitaire, ce qui a provoqué une forme de gêne de l’ambassadeur russe en poste à Bangui, rappelant à ce dernier qu’il ne devait parler au nom ni de la Russie ni du groupe paramilitaire. Par ses déclarations, Valeriï Zakharov est le premier à créer le doute sur les liens entre les actes de Wagner et un possible ordre du gouvernement russe. Aucun mot de compassion pour les victimes centrafricaines de ces exactions n’a été par ailleurs formulé par ce dernier.
- Autre cas, celui d’Evgueniï Khodotov, ex-agent de la police de Saint-Pétersbourg, ville où Vladimir Poutine a fait ses premiers pas politiques après avoir quitté le KGBIsabelle Maudraud, « Poutine et la ‘bande’ de Saint-Pétersbourg », www.lemonde.fr, 6 mars 2018.. Il a été nommé, en 2018, DG de la société minière Lobaye Invest par le ministre centrafricain des Mines, Léopold Mboli Fatran, et est également le dirigeant de l’entreprise M-Finance, dont l’activité est concentrée sur l’extraction de pierres précieuses. Il finance en sus des dessins animés de propagande russe à destination d’enfants avec l’ambassade de Russie en RCA« Le ciblage de l’enfance par la lutte informationnelle russe en Centrafrique », www.ifrei.org, 19 janvier 2021. .
- La personne clé au sein du réseau centrafricain reste le président Faustin-Archange Touadéra, qui n’hésite pas à défendre les mercenaires devant les journalistesVoir l’interview du Président Touadéra avec TV5 Monde, 4 novembre 2021. .
- L’interventionnisme à outrance de l’ex-ambassadeur de Russie en RCA, Vladimir Titorenko, interroge tout autant, de même que ses propos choc concernant les affaires intérieures du pays, voire des pays voisinsRédaction de Mondafrique, « Centrafrique, l’ambassadeur russe, Vladimir Titorenko, quitte Bangui », www.lemondafrique.com, 14 mai 2021. . A cela s’ajoute une convivialité assez inhabituelle vis-à-vis de ses homologues ; en effet il semblerait qu’il ait un accès direct aux réunions internes des ministères dès lors que des questions stratégiques sont abordéesSource diplomatique., au grand dam des chancelleries européennes, notamment française.
Une liste de personnes présentes dans l’entourage des dirigeants de Centrafrique originaires de Russie, liées par Wagner et ayant un passé avec le FSB, a été dévoilée dans la presseMathieu Olivier, « Russie-Centrafrique : qui sont les anges gardiens russes de Faustin-Archange Touadéra ? », www.jeuneafrique.com, 19 octobre 2021., amenant de sérieux soupçons sur les modalités de la coopération entre les deux pays.
Les méthodes :
- La corruption de journalistes centrafricains : plusieurs sources convergent sur ce point ; mais dans un rapportEliott Aubert, Alexandre Garnie, « Centrafrique – comment la Russie influence les médias », www.oeil-maisondesjournalistes.com, 7 octobre 2020., il est révélé d’une part que Valeriï Zakharov fait partie intégrante du dispositif de corruption (30 euros par article), d’autre part que la France devait être la cible de vives critiques. Par ailleurs, on y découvre également que la chaîne de radio Lengo Sengo a été fondée en 2018 sur financement de Lobaye Invest, avec pour but principal de porter le rapprochement avec la Russie (la radio est le média le plus populaire).
- La disparition de trois journalistes russes en RCA alors qu’ils venaient enquêter sur Wagner. A ce jour, l’enquête est au point mortEsdras Ndikumama, « Journalistes russes tués en Centrafrique: deux thèses et toujours aucune réponse », www.rfi.fr, 22 janvier 2020..
- L’affaire Anicet-Georges Dologuélé, ancien Premier ministre et chef de l’opposition. Ce parlementaire binational s’est vu interdire la sortie de territoire alors qu’il se rendait en France pour des soins médicaux. Son passeport français a été retenu par les autorités de la RCA contre toute légalitéLe 26 mars 2021, l’Assemblée Parlementaire de la Francophonie interpelle le gouvernement centrafricain sur la situation d’Anicet-Georges Dologuélé (« Interdiction de sortie du territoire du député Anicet-Georges Dologuélé : l’Assemblée parlementaire de la Francophonie, via le Président de la Commission politique, déplore la situation », apf.francophonie.org, 26 mars 2021). sur demande de l’ambassadeur de Russie, Vladimir TitorenkoSources sur place. .
- Les accusations de Human Right Watch sur des massacres de la population civile par Wagner en Centrafrique restent néanmoins le plus inquiétantKenneth Roth, Rapport de Human Rights Watch sur les évènements en Centrafrique, rapport annuel 2022. . Un rapport des Nations uniesUNHCR, « Public report on violations of human rights and international humanitarian law in the Central African Republican during electoral period », octobre 2021. accuse les Forces Armées Centrafricaines (FACa) et Wagner de crimes graves tels que des viols, des exécutions sommaires, des cas de tortures ou encore de l’utilisation d’enfants dans les conflits armés. Le dernier massacre en date se serait produit à Bria dans le nord de la RCA, où plus d’une dizaine de civils auraient été tués en janvier 2022 par les FACa, accompagnées de leurs alliés russes, déclenchant ainsi une autre enquête des Nations uniesAFP avec Le Nouvel Obs, « L’ONU enquête sur l’implication du groupe russe Wagner dans un massacre en Centrafrique », www.nouvelobs.com, 21 janvier 2021..
- L’intrusion dans les contrats d’encadrement des services de douanes qui ont été laissés à WagnerLa Rédaction du Mondafrique, « Le président Touadéra confie les douanes centrafricaines aux Russes de Wagner », mondafrique.com, 21 mai 2021. par le président centrafricain Touadéra, au grand dam des commerçants centrafricainsPacôme Pabanji, « Une surtaxe russe sur les biens importés », Jeune Afrique, août 2021., renforce les suspicions de corruption et de prise illégale d’intérêt et suggère l’entrisme de personnalités russes peu soucieux des intérêts centrafricains.
Le Mali
Dans la lignée de l’ingérence russe en Centrafrique, le Mali interroge également. Plusieurs éléments caractérisent une situation d’entrave à la souveraineté malienne dans les partenariats avec la Russie et Wagner, au prix de morts au sein de la population locale, au travers de contrats que le gouvernement a signés :
- Le contrat d’appui à la défense malienne et aux Forces Armées Maliennes (FAMa) signé le 10 décembre 2021 avec le groupe paramilitaire Wagner interroge. En effet, s’il est avéré que ce contrat coûte environ 10 M€ par mois aux MaliensOuest France avec l’AFP, « Le Mali verserait 10 millions USD par mois à l’armée privée russe Wagner, dit un général américain », www.ouest-france.fr, 3 février 2022., les conditions d’acquittement de la dette ne sont pas claires : une partie proviendrait des caisses de l’Etat malien et une autre de concessions aurifères maliennes cédéesBenjamin Roger, « Comment Wagner compte faire main basse sur des mines d’or », Jeune Afrique, 7 septembre 2022.. A suivi la création au premier trimestre 2022 de deux entreprises minières maliennes, Alpha Development et Marko Mining, appartenant en réalité aux Russes Viktor Popov et Sergueï Latkonov, qui avaient pour cibles les mines de Loulo Gountkogo et de Fekola. La présence du géologue russe Sergueï Latkonov, prospectant ces mines au moment des négociations, expliquerait le montant et la capacité malienne à financer une telle prestationÉlise Vincent, « Exactions et prédations minières : le mode opératoire de la milice russe Wagner en Afrique », www.le monde.fr, 14 décembre 2021.. Pour résumer, Wagner évalue ses prestations sur les réserves d’or disponibles et susceptibles d’être extraites par un géologue russe leur permettant de jauger la quantité à extraire sans trop de contraintes. Mais précisons que l’essentiel du recouvrement de la dette se fait encore aujourd’hui via les caisses de l’Etat ; à ce jour nos sources confirment que deux virements d’environ un million d’euros ont été réalisés par le gouvernement malien. Certaines mines occupées par le réseau de Prigojine ne disposent pas d’infrastructures industrielles, ce qui suggère que l’extraction reste artisanaleSource locale. et n’atteint pas les résultats financiers. Wagner ne dispose pas de moyens financiers assez solides pour mettre en place une logistique d’extraction capable d’obtenir des rendements économiques garantissant de tels montantsPaul Elie de Rohan Chabot, Christophe Le Bec, « A Bamako, l’audit minier de tous les dangers », Africa Intelligence, 9 novembre 2022.. En d’autres termes, à la différence de ce qui a pu être vu et fait du temps de la Françafrique, le retour financier n’alimente en rien une industrie russe connue, mais innerve un système financier opaque. Les fruits de cette extraction restent certes importants mais sont en réalité en deçà de ce que ces mines pourraient générer en termes de retombées sociales et économiques pour les deux pays. Tout laisse à penser que les bénéfices, aujourd’hui méconnus restent aux mains de quelques personnes qui se contentent de montants très éloignés des 10 millions d’euros attendus, mais suffisant pour maintenir des allies maliens du côté de Wagner.
- Les massacres de populations : en mars dernier, les Nations unies, ainsi que les médias et des ONG locales, dénoncent une tuerie par les FAMa avec les hommes de Wagner. On dénombre plusieurs centaines de personnes civiles exécutées lors d’une opération dite de lutte anti-terroriste dans la ville de Moura après que des djihadistes y ont été vus le 27 mars 2022 en train de se ravitailler alors que les autorités maliennes les pistaient sur cette zone depuis le 23 mars. Les autorités maliennes confirment cette opération dite « de grande envergure » et affirment avoir tué « 203 combattants » et procédé à « 51 interpellations »« Mali : l’armée annonce avoir tué 203 combattants dans une opération au Sahel », Jeune Afrique, 2 avril 2022..
- La posture diplomatique malienne attire l’attention. S’il n’est pas question de réfuter la liberté d’Assimi Goïta, président de la transition malienne, de choisir souverainement les alliances qui lui conviennent, on peut néanmoins s’interroger sur le ton de son discours, clairement anti-France, qui ne correspond à aucune victoire concrète (ni contre le terrorisme, ni contre la pauvreté), mais qui alimente un climat et une idéologie anti-Occident dans laquelle la France est le bouc émissaire d'une posture affichée comme anti-coloniale. Le choix d’un tel positionnement alors même que le régime rencontre de réelles difficultés politiques dans la région peut être interprété comme une diversion politique pour étouffer des problèmes beaucoup plus graves. Le 10 juillet 2022, 49 militaires ivoiriens ont été arrêtés et sont actuellement détenus par la junte malienne, laissant présager une crise diplomatique importante avec des conséquences graves dans la région. Montrer la France du doigt permet d’écorner « l’intégrité africaine » du président ivoirien Alassane Ouatara, dont on sait la proximité avec l’Hexagone, et de justifier à terme un conflit diplomatique. L’objectif de Moscou étant de fracturer la solidarité africaine en divisant le continent en deux camps : les laquais de la France et les combattants de la liberté, qui se rangeraient forcément du côté russe.
- Un réseau solide : Assimi Goita et Sadio Camara, respectivement chef et ministre de la Défense de la junte, sont les interlocuteurs directs de la Russie.
Un autre point paraît pertinent à mettre en perspective : les différents contrats ne relèvent pas de milliards comme cela a été le cas dans les grandes affaires de la Françafrique.
L’exemple de Madagascar est également flagrant et symbolique.
Madagascar
En 2018, dans un documentaire de la BBCGaëlle Borgia, « Madagascar, la Russie aurait-elle manipulé la présidentielle ? », BBC Afrique, 17 avril 2019., la journaliste franco-malgache Gaëlle BorgiaVoir aussi Michael Schwarzt, Gaëlle Borgia, « How Russia Meddles Abroad for Profit: Cash, Trolls and a Cult Leader », www.nytimes.com, 11 novembre 2019. Cet article sur l’ingérence russe dans les élections malgaches a été récompensé du prix Pulitzer. révèle la corruption des candidats par la Russie lors des élections présidentielles. En effet, plusieurs d’entre eux affirment avoir touché des financements russes allant de 30 000 à 2 millions d’euros. Cet appui devait garantir plusieurs choses en cas d’élection de l’un ou l’autre de ces candidats : une diplomatie favorable au rapprochement avec le Kremlin, et, selon certains, un positionnement réclamant le retour des Îles éparses à la souveraineté malgache (voir infra).
Plusieurs « observateurs électoraux » russes ont été à la manœuvre. On découvre ainsi, dans le documentaire, que Maksim Shugoley, décrit par la presse française comme « l’influenceur de Moscou »Maryline Dumas, « Shugaley, l’influenceur russe en Afrique », www.lefigaro.fr, 16 juillet 2021., a bien été l‘interlocuteur direct des équipes de campagne – un interlocuteur dont différentes équipes de campagne ont déploré l’attitude condescendante. On peut relever ici un point marginal mais tout aussi pertinent : l’organisation, durant la campagne, d’une conférence, « Contre l’ingérence occidentale : les Îles éparses aux Malgaches », dont la logistique avait été assurée par la RussieSources locales : il semblerait que l’ambassade russe ait été partie prenante même si l’on ne sait distinguer son implication de celle de Wagner..
Le documentaire termine en suggérant que la Russie aurait préféré l’ancien chef du putsch en 2009, Andry Rajoelina (qui a été élu président), sans aucune possibilité de vérifier s’il y a eu un soutien financier ou non. Les lois sur le financement des campagnes à Madagascar, très permissives, laissent la possibilité d’une pluralité de soutiens sans aucune obligation de publicité.
Aujourd’hui quels résultats ? Plusieurs éléments de la trajectoire diplomatique malgache peuvent laisser penser que le FSBlack est en cours d’application sur l’île (voir infra). Mais une autre affaire doit également nous interpeller. Sur la fin du mandat précédent, en 2018, une augmentation de la présence russe était déjà perceptible, notamment avec l’entrée de la société russe Ferrum Mining dans l’actionnariat de l’entreprise nationale de chrome, la KraomaLes informations sur l<’entreprise nationale Kraoma sont accessibles sur ce site. , qui est par ailleurs accusée par les employés malgaches de malversations. Le versement des salaires n’est en tout cas plus assuré depuis que les actionnaires russes sont entrés dans le capitalEmre Sari, « Mines à Madagascar : la Kraoma veut se relancer malgré les zones d’ombre du partenariat russe », Jeune Afrique, 24 avril 2019.. Autre point, l’entreprise actionnaire russe a rompu son contrat avec la Kraoma en 2020, sans réel motif mais en laissant à la Kraoma plus de 9,6 millions d’euros de dettes et en quittant le territoire avec le stock de la production en cours, alors même que Ferrum Mining s’était engagé à investir 16 millions d’euros. Notons par ailleurs qu’après le départ de l’entreprise russe, la Justice malgache a mis en mandat de dépôt l’ex-patron de la Kraoma, Arsène Rakotoarisoa, en poste au moment de l’entrée de Ferrum Mining, pour un détournement de 32 millions d’euros et de 35 000 tonnes de chrome ainsi que des abus de biens sociauxEmre Sari, « Privée de son partenaire russe, la Kraoma cherche sa rentabilité », Jeune Afrique, 28 janvier 2020. .
L’affaire Kraoma révèle un autre aspect du FSBlack : l’utilisation du droit local pour mettre en place ou intégrer des structures juridiques facilitant ainsi les transactions en limitant les risques de surveillance internationale. On apprend ainsi en 2020 que Gazprom négociait pour entrer dans le capital de l’entreprise nationale malgache mais que l’affaire n’a pu aboutir. Aujourd’hui, nos sources concordent sur le fait que l’entreprise russe actionnaire de la Kraoma serait une entreprise écran d’Evgueniï Prigojine. Elle aurait par ailleurs acheté, via la M-Finance, dont il a été question précédemment, du matériel militaire à destination de la Centrafrique. Toujours en Centrafrique, le gouvernement a attribué les permis d’exploitation de la mine d’or Ndassima à Midas Ressources, enregistrée à MadagascarAgence Ecofin, « Centrafrique : Axmin dénonce la réattribution de son permis minier pour la mine d’or de Ndassima », www.agenceecofin.com, 12 août 2020..
Par ailleurs, les orientations diplomatiques prises par Madagascar étonnent et méritent attention. Lorsque l’on regarde l’évolution de ses votes sur l’Ukraine aux Nations unies, la question de l’influence russe ou d’un rapprochement avec Moscou se pose clairement. En 2014, Madagascar votait en faveur de la condamnation de l’annexion de la Crimée au nom du respect du principe d’intégrité territoriale. Lors du vote du 2 mars 2022 condamnant l’offensive russe en Ukraine, elle décide de s’abstenir. Mais l’affaire ne serait pas si originale si elle n’avait pas été l’occasion d’une situation ubuesque. Le 13 octobre dernier, lors du vote en Assemblée générale, Madagascar, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Richard Randriamandrato, vote en faveur de la résolution condamnant les annexions illégales de territoires ukrainiens par la Russie. Le ministre a indiqué aux journalistes et aux diplomates que cette décision était le fruit d’un accord direct du président Andry Rajoelina dans la logique du principe d’« intégrité du territoire ». Pourtant, à son retour, le ministre a été limogéLaure Caramel, « Madagascar : le ministre des affaires étrangères limogé après son vote contre la Russie à l’ONU », www.le monde.fr, 18 octobre 2022. , et accusé par la Présidence d’avoir mis en danger les intérêts du pays. Les différentes sources sur place nous confirment que cela a fait l'objet d’une colère de l’ambassadeur russe en poste sur l’île, Andreï Andrev, mais aussi attisé le feu sur les réseaux sociaux. Pour autant, toutes les sources sur place concordent pour dire qu’il est impensable que le président Andry Rajoelina ait pu laisser son ministre prendre cette décision sans son accord.
Enfin, comprendre le dossier des Îles éparses, c’est comprendre l’attrait russe pour Madagascar. La France et Madagascar se disputent la souveraineté de ces îles depuis l’indépendance des Malgaches en 1960. Après moult joutes diplomatiques, Madagascar obtient gain de cause aux Nations unies ; la résolution 34/91 est votée en Assemblée générale en 1979, imposant à la France d’entamer les discussions afin de réintégrer les cinq îles à la souveraineté malgache. En réalité, rien n’a été fait puisque la France considère que cet atoll lui appartient, ce qui ne manque pas d’alimenter les discours anti-Françafrique et anti-français au sein des élites malgaches. En 2015, François Hollande et Hery Rajaonarimampianina décident d’avancer sur le sujet et de mettre en place un comité mixte. Aujourd’hui, les discussions avancent péniblement mais existent. Pourtant, après le limogeage du ministre malgache des Affaires étrangères précédemment évoqué, le président Andry Rajoelina a repoussé les discussions sine die. La situation ne serait pas inquiétante si certains proches du président malgache ne s’interrogeaient pas par ailleurs du durcissement du ton du chef de l’Etat, qui serait, selon eux, influencé par une diplomatie russe qui souhaite pousser Madagascar à un conflit ouvert avec la France. L’opération, si elle aboutit, serait bénéfique pour la Russie, qui pourrait utiliser la crise diplomatique entre la France et Madagascar pour alimenter son narratif et son argumentaire afin de l’opposer aux contestations des Alliés sur la souveraineté russe en Crimée et les autres oblasts annexés en septembre 2022. Chose que, de surcroît, Vladimir Poutine a déjà faite pour les Comores et MayotteAFP et France Info, « Le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov a accusé vendredi la France de garder le contrôle de manière illégitime sur Mayotte, une des quatre îles de l'archipel des Comores », www.la1erefrancetvinfo.fr, 9 novembre 2018. . Notons parallèlement que la rupture de la discussion intervient alors que le pays arrive au terme du mandat présidentiel et prépare une élection, échéance face à laquelle Andry Rajoelina peine à fournir un bilan positif. La catastrophe de la pandémie de Covid dans l’île, la famine dans le Kéré (Sud), atteignant plus de 8 millions de personnes, et le pillage des forêts par la mafia sont autant d’échecs politiques qu’un conflit avec la France pourrait venir cacher.
Conclusion
Il apparaît que l’imbrication des intérêts du Kremlin avec ceux des dirigeants malgaches, centrafricains et maliens ne fait guère de doute. On peut déjà apprécier objectivement des liens factuellement établis : la présence de personnes plus ou moins proches de Wagner, des diplomates russes intrusifs et jouant un rôle directif dans le pays hôte et des contrats miniers douteux dont l’objectif n’est ni l’essor des deux pays, ni le développement de filières industrielles. Notons que dans deux des cas étudiés, la multiplication d’assauts meurtriers fait partie du schéma. A cela s’ajoute un mécanisme : avec ou sans Wagner, la Russie s’approche de pays dont les États sont faibles. De ce point de vue, la Centrafrique, Madagascar et le Mali sont des cibles idéales pour un prédateur, leur fragilité favorisant l’emprise.
Si l’on peut croire que Prigojine a des ambitions politiques et que Wagner est un moyen indéniable pour y parvenir, il est important de remettre un peu de raison dans les rumeurs que cette milice alimente. Le cas malien montre que l’on ne peut affirmer aujourd’hui que Wagner s’enrichit sur ce pays, tout comme sur la Centrafrique. Il faut donc voir ce groupe comme un acteur ayant une feuille de route globale, dont les fonds restent aujourd’hui majoritairement russes, mais qui articule son emprise sur des Etats en faillite, capitalisant sur le temps pour accaparer dans un futur proche les richesses attendues ou promises.
On peut en ce sens différencier le FSBlack de la Françafrique. Cette dernière s’est appuyée sur des Etat forts permettant à des entreprises de s’installer et de planifier des revenus en milliards d’euros, ce que cherche très vraisemblablement la Russie mais sans les moyens d’infrastructures pour arriver à ces niveaux de rendement. Autre point important pour distinguer le FSBlack de la Françafrique : la barrière de la langue et de la culture. La Russie, même si elle construit son ralliement sur la haine contre la France, ne peut annuler un siècle proximité linguistique et culturelle, qui reste encore à l’avantage de Paris.
Enfin, ce que l’on peut dire aujourd’hui, c’est que le FSBlack réussit moins que la France échoue. Le « ralliement » à la Russie ne se base que sur un échec des relations entre la France et l’Afrique depuis les indépendances. Penser une stratégie pour mettre fin à l’implantation de Wagner en croyant que cela peut se faire sans une stratégie solide envers l’Afrique serait une autre erreur d’appréciation au bénéfice de la Russie, susceptible d’aboutir à terme au dépassement de la Françafrique par le FSBlack.