Le dernier essai balistique nord-coréen mardi 28 novembre 2017 a relancé le débat sur l’efficacité des sanctions multilatérales contre les programmes balistique et nucléaire du régime. Des raisons précises rendent compte de l’inefficacité de l’instrument à ce jour, dont la marginalisation du pays, l’habitude d’une relative autarcie économique, des processus d’évasion éprouvés, ou la retenue du partenaire chinois. Néanmoins, les sanctions contre Pyongyang doivent être encore renforcées : l’outil est réactif et long à produire ses effets ; tous les leviers n’ont pas encore été actionnés et la lutte contre l’évasion peut être amplifiée ; de futurs négociateurs, le cas échéant, devront aborder l’exercice munis d’arguments tangibles dans le cadre d’un rapport de force ; enfin, une fonction essentielle des sanctions contre Pyongyang est le maintien de l’autorité des régimes mondiaux de non-prolifération à l’avenir.
Le dernier essai balistique de la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) réalisé mardi 28 novembre 2017 depuis Sain Ni, dans le Pyongan du Sud au centre-ouest du pays, a relancé le débat sur l’efficacité des sanctions multilatérales contre les programmes balistique et nucléaire de Pyongyang. C’est légitime : la veille encore, la diplomatie russe saluait la retenue du régime depuis l’essai du 15 septembre dernier, alors que les États-Unis commençaient à se satisfaire de la portée de leurs menaces. A nouveau perçu comme un camouflet, l’essai du 28 novembre pose la question des sanctions : à quoi peut-il désormais servir de les renforcer ? Le faut-il ?
Pour mémoire, cette politique a été initiée par la résolution 1718 du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) le 14 octobre 2006. L’instrument, alors adopté à l’unanimité en réponse au premier essai nucléaire du régime, impose un embargo sur les armes, un gel des avoirs et une interdiction de voyager aux personnes impliquées dans le programme nucléaire. Par la suite, le régime multilatéral de sanctions s’est régulièrement étoffé en réaction aux activités nucléaire et balistique de Pyongyang : la résolution 1874 (6 décembre 2009) étend l’embargo sur les armes et demande aux États d’empêcher la fourniture de services financiers susceptibles de contribuer aux activités proliférantes de Pyongyang, alors qu’un panel d’experts est mis en place pour assister le Comité de suivi des sanctions ; la résolution 2087 (22 janvier 2013) précise le régime ; la résolution 2094 (3 juillet 2013) innove par l’adjonction de sanctions financières ciblées, y compris le blocage des transferts en espèces, et ouvre une liste d’articles de luxe dont l’importation est prohibée. Suivent les résolutions 2270 (2 mars 2016) en réponse à l’essai nucléaire du 6 janvier 2016, 2321 (30 novembre 2016), 2356 (2 juin 2017), 2371 (5 août 2017), et la dernière en date, la résolution 2375 adoptée le 11 septembre 2017. Ce dernier texte poursuit de manière particulièrement sévère le renforcement du régime : les exportations de textile en provenance du pays sont interdites, tout comme ses importations de gaz, alors que ses importations de produits pétroliers raffinés sont limitées. La résolution 2375 interdit aussi l’accueil de nouveaux travailleurs nord-coréens expatriés, les co-entreprises, et renforce les dispositions relatives aux inspections des navires en haute mer, un levier utilisé de manière collective depuis le lancement de l’Initiative de sécurité contre la prolifération (acronyme anglais PSI) par les États-Unis en 2003.
Or, onze années de sanctions multilatérales contre la RPDC ont vu les programmes nucléaire et balistique du pays progresser avec une constance et une régularité telles que personne ne peut raisonnablement affirmer aujourd’hui que la politique multilatérale de sanctions a produit un effet significatif sur la nucléarisation du régime, sinon pour l’accélérer.
La question de l’efficacité opératoire des sanctions multilatérales contre les États dits « proliférants » est controversée. Une autre question pendante est : les sanctions sont-elles contre-productives, en cela que leur renforcement provoquerait une accélération des programmes dans les pays visés ? A ce titre, le cas sud-africain au cours des années 1980 et le cas iranien au cours des années 2000 continuent d’être débattus, le premier illustrant plutôt l’idée de contre-productivité, le second illustrant plutôt l’idée d’efficacité, avec beaucoup de nuances à apporter à chaque fois. En somme, l’analyse ne peut pas conclure de manière satisfaisante et systématique dans le sens de l’efficacité ou de l’inefficacité en termes strictement opératoires.
Dans le cas nord-coréen, plusieurs raisons expliquent l’inefficacité de l‘instrument à ce jour : la marginalisation du pays dans les flux mondiaux de biens et services, l’habitude d’une relative autarcie économique, la retenue du partenaire commercial chinois de 2006 à 2016, la réorganisation de la stratégie de développement nord-coréenne à partir de 2013 dans le cadre de la relance du « Byungjin », politique historique de développement parallèle de l’économie et des capacités de défense initiée en 1962 par Kim Il-sung et adaptée par son petit-fils aux armes nucléaires, les processus d’évasion mis en place par le régime et tolérés par un certain nombre de pays qu’alimente une corruption instituée.
En tout état de cause, les progrès visibles et supposés des programmes nucléaire et balistique nord-coréens ces dernières années doivent conduire désormais vers des considérations de nature stratégique le débat sur le contentieux ouvert avec la Corée du Nord depuis le milieu des années 1990 (c’est en juin 1994 que Pyongyang cessa de coopérer avec les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique - AIEA, initiant la première « crise » nucléaire nord-coréenne). L’on peut en effet postuler que l’essai nucléaire le plus puissant réalisé par le régime nord-coréen à ce jour le 3 septembre 2017 (environ 250 kilotonnes équivalent TNT) indique une capacité à produire sans doute plusieurs têtes nucléaires de plus de 100 kilotonnes au vu de leurs réserves supposées de matière fissile (plutonium retraité et uranium hautement enrichi) produites et accumulées depuis plus de quinze ans. Si l’on couple cette capacité à la maîtrise de la technologie des missiles balistiques de courte et moyenne portées, et que l’on suppose avec nombre d’analystes américains une capacité à assembler têtes et vecteurs, la Corée du Sud ainsi qu’une grande partie du Japon peuvent être dits vulnérables à une attaque nucléaire nord-coréenne sensiblement plus puissante que celles qui détruisirent Hiroshima et Nagasaki en leur temps.
Si l’on considère sérieusement une telle hypothèse, la question de la crise nucléaire et balistique avec la RPDC n’est plus tant celle des freins que la communauté internationale peut apporter à la conduite des programmes proliférants de Pyongyang que celle de l’adaptation des outils de sécurité et de défense des États qui se considèrent en danger à l’arsenal en cours de constitution par une puissance régionale hostile. A nouveau : y-a-t-il encore une place pour des sanctions multilatérales renforcées ? La réponse est oui. Malgré les bonnes raisons qu’il y a de questionner l’efficacité des sanctions, le renforcement de cette politique multilatérale est pourtant une nécessité qui ne devrait autoriser aucune hésitation politique. Pourquoi cela ?
L’outil des sanctions est réactif et adaptatif par nature : on le destine à répondre à un surcroît d’agressivité par un surcroît de coercition. Ainsi, il n’est ni anormal ni décevant que le régime multilatéral de sanctions contre Pyongyang fut modeste en 2006 avant de prendre de l’ampleur à mesure que progressaient les programmes d’armes de destruction massive du régime. En réalité, c’est à partir des renforcements de 2016 (résolutions CSNU 2270, 2321, 2356, 2371, et 2375) que l’échafaudage onusien a acquis une vraie pertinence économique. Ses premiers effets réels se feront sentir sans doute à partir de 2018.
Par ailleurs, les sanctions constituent le seul terrain d’entente de la communauté internationale dans cette affaire depuis la fin du cycle des Pourparlers à Six en 2009. Cet acquis est précieux : il peut être affirmé aujourd’hui que la quasi-totalité des Etats du monde s’opposent à ce que la Corée du Nord ne devienne un État nucléaire. Dans le même ordre d’idées, l’outil des sanctions est utile comme instrument de mesure : les décisions successives de renforcement sont des marqueurs de l’approche commune. Elles indiquent l’évolution des positions nationales, leur constance ou leur inconstance. A ce titre, elles permettent aux acteurs principaux de la crise d’évaluer leur place dans un rapport de forces en mouvement.
Ensuite, tous les leviers n’ont pas encore été actionnés et la lutte contre l’évasion peut être amplifiée, notamment de la part de la Chine et de nombre de pays africains. L’Union européenne a un rôle évident à jouer sur ce front. Or, les programmes nucléaire et balistique nord-coréens sont loin d’être assez aboutis pour que le pays puisse être considéré comme une puissance nucléaire au plein sens du terme, c’est-à-dire doté d’une capacité de seconde frappe. Une marge de manœuvre demeure donc pour ralentir le rythme de progression tout en trouvant une issue qui permette d’inverser ou au moins de geler la dynamique en cours.
Il faut ajouter que dans la perspective aujourd’hui hypothétique d’une reprise de négociations multilatérales, quels qu’en soient la temporalité, l’ordre du jour, le format, des sanctions renforcées constitueront l’un des outils à disposition des négociateurs pour leur permettre d’aborder l’exercice munis d’arguments tangibles dans le cadre du rapport de force qui en sera le substrat.
Enfin, une fonction essentielle des sanctions contre les programmes d’armes de destruction massive de Pyongyang est le maintien de l’autorité des régimes mondiaux de non-prolifération à l’avenir. Dans cette perspective, le renforcement continu des sanctions fournit une indication du coût diplomatique, politique, économique, social que représente la transgression de la norme de non-prolifération mondiale. Ce coût doit être généralement perçu comme prohibitif pour être dissuasif. A bien des égards, le cas nord-coréen est singulier et nullement exemplaire. Il importe qu’il le demeure.
Pour toutes ces raisons, le renforcement des sanctions contre les programmes nucléaire et balistique de Pyongyang est nécessaire. Il doit être encouragé comme règle non écrite de l’action politique multilatérale. Preuve la plus observée de la détermination de la communauté internationale à contraindre la dictature nord-coréenne à la retenue, cette règle ne saurait être remise en cause, y compris par un sentiment de défaitisme que peuvent légitimement expliquer les succès récents de la RPDC.