Introduction
Le 8 juillet 2015, le gouvernement fédéral publiait sa première stratégie industrielle de défense : le « Strategiepapier der Bundesregierung zur Stärkung der Verteidigungsindustrie in Deutschland ». Etait-ce la manifestation d’un renforcement de la position de l’Etat allemand en la matière ? Cette interrogation appelle à se pencher sur le schéma allemand de régulation politique de l’industrie de défense. Plutôt que de traiter l’ensemble des problématiques liées à la relation Etat-industries de défenseUne première tentative a déjà été réalisée : Henrik, Heidenkamp, Deutsche Rüstungspolitik : Ein Politikfeld unter Handlungsdruck. Opladen; Berlin; Toronto : Verlag Barbara Budrich, 2015., la présente note se propose de comprendre où et comment les décisions politiques relatives à l’industrie de défense se prennent actuellement et ainsi de mettre en lumière l’usage qui est fait des différents instruments à disposition de l’Etat. Si les précédents travaux scientifiques sur le sujet se sont très majoritairement focalisés sur le gouvernement fédéralEx. : Christoph Grams, Transatlantische Rüstungskooperation. Bedingungsfaktoren und Strukturen im Wandel (1990-2005), Baden-Baden : Nomos, 2007 Ulrich Krotz, Flying Tiger, International Relations Theory, and The Politics of Advanced Weapons Production. Oxford: Oxford University Press, 2011. Felix Rüchardt, Moritz Weiss, « Der Staat als Broker? Rüstungsdiplomatie als die vernachlässigte Seite von Waffenexporten », ZeFKo Zeitschrift für Friedens- und Konfliktforschung, 2018/2, p. 210 - 245. Catherine Hoeffler, « L'émergence d'une politique industrielle de défense libérale en Europe. Appréhender le changement de la politique d'armement par ses instruments », Gouvernement et action publique, 2013/4 (n° 4), p. 641-665., nous choisissons d’ouvrir, autant que faire se peut, le regard en prenant en compte dans l’analyse l’ensemble des composantes étatiques allemandes, à savoir les Länder et les parlementaires fédéraux.
La notion de jeu nous a paru appropriée en ce qu’elle permet de s’intéresser à un angle mort de la littérature existante, la présence de multiples centres de pouvoir et de décision, et ainsi de rendre compte des interactions internes au système allemand. En filant la métaphore du jeu, nous souhaitons saisir, dans un premier temps, les règles qui constituent le fondement même des interactions entre différents acteurs, et, dans un deuxième temps, la pratique du jeu en soi, c’est-à-dire le produit politique observable.
Les règles du jeu
La politique industrielle de défense allemande obéit à des règles qui définissent ce qui est acceptable et encadrent le choix des possibles. En l’occurrence, ces règles, qu’elles soient formelles ou non, s’enracinent dans le cadre politico-administratif, le système économique ainsi que les normes idéelles de la société allemande.
Fonctionnement polycentrique de l’Etat allemand
La politique industrielle de défense renvoie en Allemagne à une tension entre plusieurs intentionnalités et à l’absence d’un espace commun de délibération. Ces deux caractéristiques prennent naissance dans la gouvernance multi-échelles et multi-acteurs propre au système fédéral allemand.
Comprise comme une brique d’autres politiques sectorielles, elle implique un grand nombre de « joueurs » publics. Elle se conduit au niveau des gouvernements et parlements de l’échelon fédéral (Bund, traduit ici Fédération) comme de l’échelon régional (Länder). Au regard du droit constitutionnel et de ses évolutions, le premier semble aujourd’hui prééminent. La Loi fondamentale accorde une compétence législative étendue à la Fédération. Les affaires militaires et de politique extérieure relèvent ainsi de sa seule compétence (art. 73). Le droit économique, y compris sa composante industrielle, et le soutien à la recherche scientifique figurent parmi les matières soumises à la législation concurrente « Les Länder ont le pouvoir de légiférer aussi longtemps et pour autant que la Fédération n’a pas fait par une loi usage de sa compétence législative » (art. 72) (art. 74 § 1). Dans ce cadre, la Fédération peut prescrire aux Länder des mesures spécifiques ou entreprendre elle-même des actions dans ces domaines. Elle a cependant obligation de garantir des conditions de vie équivalentes sur l’ensemble du territoire et de préserver l’unité juridique et économique du pays (art. 72 § 2). Suite à la réforme constitutionnelle de 1969 confirmée, partiellement, par la révision de 2006, la Fédération agit, au titre des « Tâches communes » (art. 91), de concert avec les Länder pour, notamment, améliorer la structure économique régionaleNB : cette politique est désormais également harmonisée avec l’action de l’Union européenne.. De plus, les modifications apportées à l’article 104b § 2 en juillet 2017 accordent désormais à la Fédération un droit de regard sur les programmes régionaux d’investissement bénéficiant d’aides financières fédérales.Johannes Hellermann, « Eine stille Föderalismusreform III : die Ausweitung der Bundeskompetenzen für Investitionshilfen », VerfBlog, 24 octobre 2018, consulté le 5 juillet 2019 sur : https ://verfassungsblog.de/eine-stille-foederalismusreform-iii-die-ausweitung-der-bundeskompetenzen-fuer-investitionshilfen
Mais cette tendance à la centralisation ne doit pas occulter la fragmentation de l’échelon fédéral, situation figée depuis le milieu des années 1950.Ce qui semble aller de soi aujourd’hui ne l’était pas dans les années qui ont précédé la création de la Bundeswehr. Deux conceptions se faisaient face. D’une part, Ludwig Erhard, ministre fédéral de l’Economie d’alors, souhaitait que la politique d’acquisition militaire soit placée sous sa tutelle. Il voyait là l’opportunité d’écarter tout risque de nouvelle dérive militariste et d’appliquer l’économie sociale de marché à l’ensemble des secteurs économiques sans exception. Theodor Blank, responsable des affaires militaires (« Amt Blank », 1950-55) puis premier ministre fédéral de la Défense (1955-56), plaidait, au contraire, pour disposer d’une administration civile en charge de l’équipement des armées. C’est cette dernière conception qui s’imposera en définitive sous Franz Josef Strauss, ministre de la Défense de 1956 à 1962. Cf. : Florian Seiller, Rüstungsintegration. Frankreich, die Bundesrepublik und die Europäische Verteidigungsgemeinschaft 1950 bis 1954. Berlin; München; Boston : De Gruyter, 2015, pp. 156-165. Bernhard Löffler, Soziale Marktwirtschaft und administrative Praxis : das Bundeswirtschaftsministerium unter Ludwig Erhard. Stuttgart : Franz Steiner Verlag, 2002, pp. 349-354. Plusieurs acteurs se partagent les rôles et ressources, amenant à des actions publiques distinctes mais simultanées. Le ministère fédéral de la Défense répond de l’équipement des forces armées. Il dispose de deux instruments : la commande publique et le soutien à la recherche militaire. Les autres outils de régulation de l’industrie de défense, tels que le contrôle des fusions/acquisitions ou le contrôle des exportations, sont principalement à la main du ministère fédéral de l’Economie au titre de sa responsabilité pour les politiques économiques, structurelles comme conjoncturelles. Le ministère des Affaires étrangères, en charge notamment de la politique étrangère et de sécurité, peut être amené à envisager l’industrie de défense comme un outil diplomatique, c’est particulièrement vrai pour les relations avec les Etats-Unis, les partenaires européens, Israël ou les Etats du Golfe persique. Il joue, au côté de l’Economie, un rôle sur les exportations, que ce soit sous l’angle du soutien comme du contrôle. A l’intérieur du gouvernement, la Chancellerie fédérale a la possibilité d’arbitrer d’éventuels conflits entre ministères, même si leurs ministres respectifs, de couleurs politiques souvent différentes, demeurent maîtres de leur portefeuille.
Le Bundestag, dans son rôle de co-dirigeant des politiques publiques, valide et, au besoin, corrige les orientations prises par le gouvernement fédéral. Les procédures d’attribution de licence d’exportations de matériels de guerre ou à double usage font cependant exception, elle relève de la seule autorité gouvernementale (art. 26 § 2 de la Loi fondamentale) : les parlementaires ne sont, en effet, pas représentés au Conseil de sécurité fédéral (BundessicherheitsratNB : Comme son nom ne l'indique pas, le Bundessicherheitsrat n'est pas, en pratique, une instance de coordination des enjeux de sécurité, mais un organe qui tranche les cas problématiques d'exportation d'armes.).
Par ailleurs, affaiblissement du régime décentralisé ne signifie pas fin du fédéralisme, encore moins disparition des Länder. Si l’exécution des questions de défense et de politique étrangère n’est pas de leur ressort, la mise en œuvre des lois fédérales relatives au droit économique et au soutien à la recherche scientifique continue de pouvoir aussi reposer sur les Länder (art. 83 à 85). Dans ce cadre, ces derniers bénéficient encore d’une relative marge de manœuvre. De plus, les Länder demeurent des entités souveraines. Disposant de ressources qui leur sont propres, ils bénéficient d’une modeste autonomie qui leur permet d’orienter leur politique industrielle en fonction d’intérêts et de priorités définis localement. Si leurs actions peuvent être complémentaires des politiques fédérales, elles ne poursuivent pas nécessairement les mêmes objectifs. Les Länder peuvent également, par l’entremise de la chambre haute composée de représentants des gouvernements régionaux, le Bundesrat, ainsi que des élus au Bundestag issus de leur territoire, influer sur le cours des politiques fédérales.
Cette forme de polycentrisme laisse ainsi une certaine latitude - des interstices - aux acteurs institutionnels. Ceux-ci peuvent choisir une démarche coordonnée sinon coopérative en assouplissant leurs rapports et cogérant la politique industrielle de défense. Ils peuvent aussi se contenter de juxtaposer leurs politiques.
La place contestée de l’Etat dans les affaires industrielles
Le paradigme du jeu dans les affaires industrielles d’armement suppose également une intervention étatique qui doive demeurer limitée dans ses modalités d’exécution. L’Etat allemand doit, en effet, composer avec un discours économique ambiant majoritairement réticent à des plans sectoriels forts. Cette posture tient, tout d’abord, à la progressive mystification de l’application du principe d’économie sociale de marché, qui demeure par ailleurs la valeur de référence. En dehors de travaux universitaires, la réussite allemande est aujourd’hui avant tout attribuée à la politique d’ordonnancement (Ordnungspolitik) initiée par Ludwig Erhard. Dans cette conception, l’Etat est vu dans sa position de garant de l’ordre économique et social basé sur des marchés libres et la concurrence, agissant dès lors sur les conditions-cadres.Ex. : Angela Merkel, « Rede von Bundeskanzlerin Merkel zur Festveranstaltung „70 Jahre Soziale Marktwirtschaft“ am 15. Juni 2018 », 15 juin 2018. Progressivement, la conscience du rôle que l’Etat allemand a effectivement joué dans la structuration de certains marchés s’est effacée. Peu de voix s’élèvent dans le débat public pour rappeler que, dès la fin des années 1950, des interventions verticales massives ont été entreprises pour assurer le sauvetage de certains secteurs en difficulté (charbon, construction navale et énergie) et le démarrage d’industries de haute technologie (aérospatial ou nucléaire). De même, rares sont ceux qui osent qualifier de « politique industrielle » les mesures économiques et technologiques ciblées menées suite à la Réunification, la crise économique et financière de 2009 ou le tournant énergétique de 2011.
Ce mouvement de déni a été conforté par la prédominance des économistes défavorables aux politiques industrielles verticales. Les motivations de leur réticence ont été synthétisées de la manière suivante par Clemens Fuest, professeur d’économie à l’université Ludwig-Maximilian de Munich et directeur de l’ifo Institut : « premièrement, les politiques ne connaissent pas davantage que les investisseurs privés les technologies d’avenir; deuxièmement, les décideurs politiques savent encore moins que les investisseurs privés arrêter à temps des projets infructueux; troisièmement, le danger existe que des entreprises politiquement influentes et établies abusent de la politique industrielle pour en retirer des privilèges, aux dépens des concurrents, contribuables et consommateurs».Clemens Fuest, « Zäsur in der europäischen Wettbewerbs- und Industriepolitik : Freie Fahrt für europäische Champions? », ifo Schnelldienst, 2019, 72, N° 08, p. 3. La présentation en février 2019 par l’actuel ministre fédéral de l’Economie et de l’Energie, Peter Altmaier (CDU), d’un projet de stratégie industrielle nationale favorable à des champions nationaux et européens ainsi qu’à une « facilité de prise de participation » étatiqueBundesministerium für Wirtschaft und Energie, Nationale Industriestrategie 2030. Strategische Leitlinien für eine deutsche und europäische Industriepolitik, Berlin, février 2019. a été, pour eux, l’occasion de rappeler, par la voix du conseil scientifique du ministère, tout le mal qu’ils pensaient d’une politique de soutien à des secteurs, technologies ou entreprises spécifiques.Wissenschaflticher Beirat : « Brief des Wissenschaftlichen Beirats beim BMWi zur National Industriestrategie », 8 février 2019. Des arguments similaires avaient déjà été formulés en 2004 par la Commission des Monopoles : Monopolkommission, Wettbewerbspolitik im Schatten « Nationaler Champions » - Hauptgutachten 2002-2003. Baden-Baden : Nomos, 2005. Une grande partie du camp chrétien-démocrate ainsi que la fédération des industriels, le BDI, leur ont emboîté le pas, insistant notamment sur la nature du tissu industriel et, de ce fait, sur l’importance du Mittelstand pour l’économie nationale. Les seuls à avoir soutenu l’axe proposé par le Ministre étaient les sociaux-démocrates qui ont pu voir là la prolongation de ce qu’ils avaient tenté d’entreprendre entre 2013 et 2017, lorsqu’ils étaient à la tête du ministère : le pilotage concerté de l’industrie par la tenue de dialogues de branche dans des secteurs considérés stratégiques, dont l’armement.
Ce contexte économique général allemand n’est que partiellement contredit par le discours corporatiste de l’industrie d’armement. L’Etat allemand est, en effet, également confronté à des industriels de défense demandeurs d’un soutien fort, mais non intrusif. Ces derniers, conscients de leur autonomie toute relative à l’égard des pouvoirs publics malgré une indépendance capitalistique quasi-totale (exception d’Airbus) et des portefeuilles d’activités souvent duaux, s’estiment maltraitésFrank Haun (KNDS-Krauss-Maffei Wegmann) décrivait en 2015 les industriels de défense comme la « maîtresse » de l’Etat allemand. Till Hoppe, Thomas Sigmund, « ‘Wir sind offen für weitere Partner’ », Handelsblatt, 5 octobre 2015. par la puissance publique allemande qui les protégerait et les soutiendrait insuffisamment. Leurs revendications sont de nature politique, budgétaire, juridique et administrative. Outre l’augmentation du budget national (acquisition et R&D), ils réclament ainsi, pour le volet commande publique, une utilisation extensive de l’article 346 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (UE), la conclusion de contrats plus équilibrés, l’assouplissement du contrôle parlementaire via un réhaussement du seuil de validation des projets de contrat par la commission du Budget du Bundestag (actuellement 25 millions d’euros - « 25-Mio-Vorlage ») et la reconnaissance du principe de continuité des exercices budgétaires pour permettre le report des crédits non consommés. Ils exigent, par ailleurs, des actes pour soutenir les exportations : simplification et accélération des procédures d’examen de demande des licences d’exportation, clarification des règles d’exportation, amélioration de l’accompagnement étatique des campagnes export. De manière générale, les industriels souhaitent être davantage associés à la prise de décision. Mais, s’ils se voient démunis par rapport à leurs concurrents français, italiens ou britanniques, un pilotage étatique direct du secteur, notamment en vue de le consolider, demeure une ligne rouge : un changement structurel ne peut, selon eux, intervenir qu’à leur initiative.Bundesverband der Sicherheits- und Verteidigungsindustrie, « Das Strategiepapier der Bundesregierung zur Stärkung der Verteidigungsindustrie in Deutschland : Eine Bewertung aus Sicht des Bundesverbandes der deutschen Sicherheits- und Verteidigungsindustrie », Positionspapier, 24 juillet 2017.
Une acceptation sociétale partielle du secteur
Le « terrain de jeu » de la politique industrielle de défense s’avère d’autant plus « miné » que l’acceptation du secteur par l’opinion publique se révèle partielle. Une récente étude, commandée par la Deutsche Gesellschaft für WehrtechnikAssociation créée en 1957 avec le soutien du ministère fédéral de la Défense. et conduite par le professeur d’économie Franz Beitzinger, a mis en évidence la mauvaise image dont jouit l’industrie d’armement dans la société allemande (43% des sondés, contre 41% d’opinions neutres et 17% d’opinions positives). Pour autant, le secteur n’est pas rejeté en bloc : 63% des personnes interrogées se sont prononcées contre l’abandon par l’Allemagne d’une industrie de défense. La critique se concentre sur les exportations dans les régions en crise ou dans les Etats non-démocratiques qui déstabiliseraient la situation sécuritaire de l’Allemagne (70% des sondés).Franz Beitzinger, « Perzeption von Wehrtechnik und Rüstung in der Bundesrepublik Deutschland », mars 2018, consultable sur https ://www.dwt-sgw.de/fileadmin/redaktion/
Aktuelles_Berichte/Publikationen/DWT/Perzeption_Wehrtechnik/Abschlussbericht_PerzeptionWehrtechnik
Ruestung_DWT_19Mrz2018.pdf
Un tel jugement est stable. Depuis la fin de la décennie 1960 qui avait vu l’émergence d’une jeune génération redoutant une nouvelle dérive militariste de l’Allemagne, les exportations d’armement font non seulement débat. Elles sont encore aujourd’hui un enjeu de mobilisation de la société allemande. Ce n’est pas un phénomène marginal, réservé à quelques centres de recherche sur la paixEn particulier, le Berliner Informationszentrum für Transatlantische Sicherheit et Bonn International Center for Conversion. Parmi celles-ci, citons Aktion Aufschrei, Deutscher Aktionskreis Kleinwaffen Stoppen (DAKS), Dachverband der Kritische Aktionären zur Daimler AG, Airbus AG, ThyssenKrupp und Rheinmetall, Ohne Rüstung Leben (ORL), Rüstungsinformationsbüro Baden-Württemberg (RIB), Waffen vom Bodensee, amnesty international, Deutsche Friedensgesellschaft / Vereinigte KriegsgegnerInnen (DFG/VK), Facing Finance, Informationsstelle Militarisierung, Oxfam Deutschland, Pax Christi Deutschland, urgewald. ou organisations non-gouvernementales.Parmi celles-ci, citons Aktion Aufschrei, Deutscher Aktionskreis Kleinwaffen Stoppen (DAKS), Dachverband der Kritische Aktionären zur Daimler AG, Airbus AG, ThyssenKrupp und Rheinmetall, Ohne Rüstung Leben (ORL), Rüstungsinformationsbüro Baden-Württemberg (RIB), Waffen vom Bodensee, amnesty international, Deutsche Friedensgesellschaft / Vereinigte KriegsgegnerInnen (DFG/VK), Facing Finance, Informationsstelle Militarisierung, Oxfam Deutschland, Pax Christi Deutschland, urgewald. Il se déploie dans deux institutions centrales de l’Allemagne d’après-guerre : d’une part, les Eglises catholique et protestante via, particulièrement, la Gemeinsame Konferenz Kirche und Entwicklung, qui formule chaque année un rapport alternatif sur le sujet, et organise des manifestations, et, d’autre part, les organisations syndicales comme la confédération DGB ou les syndicats IG Metall et ver.di.
De plus, il existe une vraie porosité entre cette mobilisation contestataire et l’arène politique, favorisée par la multipositionnalité de certains partisans, par ailleurs membres de partis tels que le SPD, Die Linke ou Bündnis 90/Die Grünen. Cela s’est traduit par l’adoption d’un discours gouvernemental restrictif, constamment durci sous l’impulsion des partis social-démocrate et écologiste. L’évolution du texte des « Principes politiques » (Politische Grundsätze) de 1970 à 2019 en témoigne. A l’exception d’Alternative für Deutschland, il n’est plus non plus de programmes de partis politiques qui ne fassent pas mention du sujet sous un angle prudent.
En dépit de ce fait, la contestation ne faiblit pas. La controverse, qui était initialement focalisée sur les exportations en tant que telles, s’est déplacée et vise aujourd’hui en premier lieu la politique fédérale de contrôle des exportations, accusée d’être opaque et trop souple dans son interprétation des principes fixés. Plus qu’une règle, la demande persistante de normes éthiques est devenue un défi pour l’exécutif allemand, pris en tenailles entre les revendications diamétralement opposées de la « rue » et des industriels de défense soucieux de s’assurer des débouchés autres que sur le marché domestique et de préserver leur capacité de coopération avec d’autres Etats.
A la lumière des trois règles fondamentales que nous venons de décrire, la politique industrielle de défense allemande apparaît placée sous le signe d’un jeu de perles de verre, entendu, prosaïquement, comme le maniement d’un ensemble hétérogène de principes politiques et de valeurs.
Le jeu de l’hypercompromis
Il s’agit, dans cette seconde partie, d’apprécier ce que produit ce jeu de perles de verre. Assembler le puzzle des pratiques allemandes revient à voir comment l’Etat allemand parvient à concilier, dans une sorte d’hypercompromis, les différentes positions en protégeant et soutenant davantage le secteur de l’armement, tout en veillant à ne pas offusquer son opinion publique. Ce faisant, il s’agit aussi de montrer comment le gouvernement fédéral n’en ressort pas nécessairement plus fort, puisqu’il se fait, volontairement ou non, déposséder de certaines de ses ambitions de structuration.
Un jeu défensif plus assumé…
L’industrie de défense allemande en quelques chiffres (données de l’année 2014) Emplois directs : 65.700 Répartition par secteur d’activités : aéronautique et spatial (24,3%), terrestre (20,2%), naval (14,3%), drones et missiles (6,5%), électronique (16,6%), munitions et armes (11,8%), autres (6,3%) Chiffre d’affaires : 20,4 milliards d’euros Emplois indirects : 46.300 Source : VDI Technologiezentrum, Analyse der strukturellen Lage der Verteidigungsindustrie in Deutschland. Studie im Auftrag des Bundesministeriums für Wirtschaft und Energie, novembre 2015. |
Verbaliser ce que le secteur industriel de la défense représente n’a longtemps pas été l’apanage de l’exécutif allemand, qui se défendait d’ailleurs de toute politique industrielle de défense en ne manquant pas d’insister sur le faible poids du secteur à l’échelle de l’économie nationale.Deutscher Bundestag, « Rüstungsindustrie in Deutschland », Drucksache 17/8097, 8 décembre 2011. Pourtant poussé par les industriels de défense qui le taxaient de laxisme et de désorientation stratégique néfaste aux intérêts allemands sur les marchés européens et internationaux, le gouvernement fédéral a progressivement officialisé sa compréhension du secteur.
Si, dans les années 1990, l’industrie de défense était décrite comme un instrument d’une politique de sécurité coopérativeGunnar Simon, « Zukunftschancen der deutschen Rüstungsindustrie. », Soldat und Technik, 1996, 5/1996, p. 276., un langage reconnaissant également explicitement les portées économique et technologique s’est imposé dans le courant de la décennie 2000. Les traces de cette gradation discursive sont visibles dans les derniers contrats de coalition qui ont systématiquement gagné en précision. Quand, en 2005, la deuxième Grande coalition ne mentionnait encore que la nécessité de maintenir des compétences industrielles clésCDU, CSU, SPD, Gemeinsam für Deutschland. Mit Mut und Menschlichkeit, Koalitionsvertrag zwischen CDU, CSU und SPD, 11 novembre 2005, p. 133., le contrat de 2009 évoquait l’importance sécuritaire et économique d’une industrie de défense nationale performanteCDU, CSU, FDP, Wachstum, Bildung, Zusammenhalt, Koalitionsvertrag zwischen CDU, CSU und FDP, 24 octobre 2009, p. 125., étendue en 2013 aux notions d’innovation et de compétitivité ainsi que de sélection de technologies clés.CDU, CSU, SPD, Deutschlands Zukunft gestalten. Koalitionsvertrag zwischen CDU, CSU und SPD, 27 novembre 2013, p. 124. Cette vision complète s’est traduite dans la stratégie industrielle de défense de juillet 2015 qui affichait les objectifs suivants : renforcement du cadre européen de l’industrie de défense, renforcement de la coopération internationale et de l’intégration des capacités militaires, consolidation de l’industrie nationale et européenne, définition de technologies-clés nationales, amélioration des processus d’acquisition, développement du soutien à la recherche, au développement et à l’innovation, soutien export, diversification sur d’autres marchés. 2018 a marqué une nouvelle évolution. Les partis de la coalition ont alors, pour la première fois, rendu compte de l’existence d’une démarche volontaire précise pour maintenir la souveraineté nationale sur les technologies clés, en ouvrant, notamment, la porte à une meilleure utilisation des marges de manœuvre données par le droit européen des marchés publics de défense.CDU, CSU, SPD, Ein neuer Aufbruch für Europa. Eine neue Dynamik für Deutschland. Ein neuer Zusammenhalt für unser Land. Koalitionsvertrag zwischen CDU, CSU und SPD, 12 mars 2018, p. 159.
Parallèlement, les Länder ne sont pas en reste et confirment partiellement le consensus politique qui se dégage à l’échelon fédéral. La Bavière, où sont implantées des poids lourds nationaux tels que Airbus Defence and Space, MTU Aero Engines, Diehl Defence, KNDS-Krauss-Maffei Wegmann, IABG, MBDA et des entreprises étrangères comme Boeing ou Raytheon, n’a, pour sa part, jamais démenti son intérêt explicite pour le secteur.Heinz Pfäfflin, « Industriepolitische Programme in Bayern ». In : Wolfgang Lemb (dir.), Industriepolitik in den Bundesländern. Perspektiven, Maßnahmen, Ziele. Francfort sur le Main : Campus Verlag, 2017, pp. 57-78. En revanche, le discours officiel en faveur de la conversion industrielle, qui avait cours dans d’autres territoires (en particulier, Brême et Rhénanie du Nord-Westphalie), s’est évanoui avec l’échec des programmes qui avaient été mis en place dans cette optique.Susanne Dittmar, Strukturwandel in rüstungsindustriell geprägten Regionen. Regionalentwicklung und Konversion in den 1990er Jahren in den Regionen Augsburg, Ulm, Friedrichshafen und Kassel, thèse de doctorat, Université de Dortmund, mars 2004. Paul Schäfer, « Die Zukunft der wehrtechnischen Industrie und die Notwendigkeit der Konversion », pp.4-5, consulté le 27 juillet 2019 sur :
http ://www.paulschaefer.info/PDFs/wehrtechnik_konversion_schaefer.pdf Les emplois générés par la branche sont, au contraire, devenus un motif d’intérêt particulierLe cas le plus emblématique au regard de son parcours en faveur de la conversion est certainement le Land de Brême. Cf. : Bremische Bürgerschaft : « Keine Bremer Waffen für Saudi-Arabien und Klares Bekenntnis zum Unternehmen Fr. Lürssen Werft, 36. Sitzung am 21.02.13 », Plenarprotokoll, 18ème législature, 36ème session, 21 février 2013, pp. 2472-2494. Voir également : Bürgerschaft der Freien und Hansestadt Hamburg, « Schriftliche Kleine Anfrage des Abgeordneten Anjes Tjarks (GAL) vom 05.07.11 und Antwort des Senats », Drucksache 20/953, 12 juillet 2011., voire de soutien proactifDaniel Günther, « Grusswort ». In : Studien- und Fördergesellschaft der Schleswig-Holsteinischen Wirtschaft, 25 Jahre Arbeitskreis Wehrtechnik Schleswig-Holstein. Festschrift 2018, novembre 2018, p. 7., pour de nombreux partis au pouvoir dans les régions. Les cas de la Basse-Saxe, de la Rhénanie du Nord-Westphalie et du Bade-Wurtemberg, qui accueillent pourtant des acteurs industriels majeurs comme Rheinmetall Defence, Heckler und Koch ou Dynamit Nobel Defence ainsi que de nombreux équipementiers et sous-traitants de la filière, ne permettent toutefois pas de généraliser un lien de causalité entre taux d’emploi et engagement ouvert. Une corrélation avec la couleur des coalitions régionales en place est aussi délicate à établir.
…et plus affirmé
Dans ce contexte, les modalités de soutien et de protection de l’industrie de défense nationale ont été renforcées. Les regards se sont beaucoup portés sur le tableau des technologies clés nationales qui a été dévoilé dans la stratégie industrielle de défense de juillet 2015. Leur caractère général incite toutefois à porter son attention sur d’autres phénomènes plus consistants. En matière de commande publique, si l’Allemagne peut encore retirer, en termes d’emploi, un certain bénéfice à acheter sur étagères auprès de fournisseurs américains implantés sur son territoire (voir supra) ou ayant conclu des accords de production sous licence avec des industriels nationaux (ex. : MTU Aero Engines), le levier d’action privilégié reste bien la coopération. La voie transatlantique, qui a pu être déterminante dans de multiples domaines jusque dans les années 1980Christoph Grams, op. cit, pp. 247-253., a été source, ces deux dernières décennies, de déconvenues pour la partie allemande (Alliance Ground Surveillance et Medium Extended Air Defense System). Elle a perdu en visibilité face à la coopération germano-israélienne, dans le domaine des missiles et des drones, et, plus encore, face à la voie européenne; et ce indépendamment de l’attachement allemand au lien avec les Etats-Unis et des stratégies propres aux entreprises à l’instar de Rheinmetall Defence qui dispose d’une empreinte sur le territoire américain.
Les technologies clés nationales, selon la stratégie industrielle de défense de juillet 2015 ‣ protection dans le domaine terrestre ‣ véhicules protégés et blindés ‣ unités sous-marines ‣ capteurs ‣ capacités de conduite de la guerre en réseau et cryptologie |
La coopération européenne s’est établie en Allemagne comme la méthode la moins coûteuse et moins risquée pour assurer non seulement l’existence, mais aussi la progression technologique du tissu industriel national. Aujourd’hui, malgré les ressentiments hérités des anciens programmes menés en coopération, les arbitrages entre coûts de développement et souveraineté nationale sont toujours plus défavorables à l’option nationale. La réalisation d’une majeure partie des armements de nouvelle génération, y compris sur des technologies clés considérées nationales comme les sous-marins ou les véhicules blindés, est ainsi planifiée en européen (UE et hors UE) : système de combat terrestre (Main Ground Combat System, MGCS), système de combat aérien du futur (SCAF; FCAS pour les Allemands), drone d’observation (Euromale), avion de patrouille maritime (MAWS), sous-marins 212CD, et, éventuellement, prochaine frégate (Next Generation Frigate). La diversification des partenariats de l’Allemagne, qui sortent désormais du polyptyque franco-britannico-italo-espagnol pour s’ouvrir à la Norvège et, potentiellement, aux Pays-Bas sur les plateformes navales, montre cependant que la coopération européenne n’est pas réductible à un enjeu de partage des coûts et des risques. Ces nouvelles alliances peuvent être analysées comme un élément de la réponse allemande au projet franco-italien Poséidon (Naval Group/Fincantieri). Elles offrent au gouvernement fédéral la possibilité d’esquisser une alternative à un rapprochement français, auquel l’industrie allemande reste réticente.Gaëlle Winter, « Le secteur de la construction navale militaire allemande : un bateau ivre? », Défense&Industries, FRS, n°12, octobre 2018, pp. 6-13.
L’adoption d’une posture plus affirmée est corroborée par la réévaluation progressive des instruments de protection. Depuis le choc causé en 2002 par la vente du chantier de sous-marins Kieler Howaldtswerke Deutsche Werft (HDW, actuellement sous la bannière ThyssenKrupp Marine Systems) par Babcock Borsig au fonds d’investissement américain One Equity Partners, le gouvernement fédéral s’est lancé sur des terrains qui lui étaient jusqu’alors inconnus. Il a, ainsi, durci d’année en année les mécanismes de surveillance. Celui-ci n’est plus seulement envisagé comme un contrôle des concentrations, mais bien comme un droit de regard sur les investissements étrangers au service de la protection des intérêts stratégiques allemands. Dès lors, toute acquisition d’au moins 10% des droits de vote d’une entreprise implantée en Allemagne et opérant dans un domaine sensible peut être soumise à enquête.Ces dispositions sont inscrites dans la loi allemande relative au commerce extérieur (Außenwirtschaftsgesetz, art. 4 AWG) et le décret relatif aux échanges extérieurs (Außenwirtschaftsverordnung, art. 60-62 AWV.
De plus, après des années de tergiversation« Gezerre um möglichen KfW-Einstieg bei EADS », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 12 octobre 2006., l’Etat fédéral est monté en 2013 au capital d’EADS (devenu Airbus) en reprenant les parts de Daimler et une partie de celle du fonds Dedalus.Il s’agissait d’un regroupement d’investisseurs allemands (banques privées et banques d’investissement des Länder du Bade-Wurtemberg, de la Basse-Saxe, de la Bavière, de Brême et Hambourg). Actuellement, la Gesellschaft zur Beteiligungsverwaltung, composée des banques d’investissement de la Fédération et des Länder de Hambourg, Brême, Bavière et Basse-Saxe, détient 11% du groupe européen. Le respect d’un équilibre franco-allemand était au cœur de l’opération.Jan Hauser, Christian Schubert, « Berlin neben Paris bald zweiter EADS-Aktionär », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 26 octobre 2012. En 2017, le gouvernement fédéral s’est prononcé pour une autre stratégie d’influence dans le cas de l’entreprise Hensoldt : prise de participation dans la holding, conclusion d’un accord de sécurité et nomination de deux représentants (l’un désigné par le ministère de la Défense, l’autre par le ministère fédéral de l’Economie) du gouvernement au conseil d’administration. Ces mesures, motivées par la crainte de perdre la technologie capteurs dans la cession des activités Defence Electronics d’Airbus au fonds d’investissement américain KKR, sont révélatrices d’une politique industrielle placée sous le signe de la vigilance. Ceci étant, peut-on affirmer que le gouvernement fédéral soit devenu l’acteur stratège que laissent entendre la stratégie industrielle de défense de juillet 2015 et les nouveaux instruments décrits ?
Trop de jeu : le gouvernement fédéral, un acteur limité dans ses ambitions stratégiques
Plusieurs éléments obscurcissent le message du gouvernement dont les ambitions stratégiques subissent, en définitive, des limitations. Le premier fait marquant touche à la recherche et développement (R&D) de défense. Les crédits alloués à cet effet par le ministère de la Défense repartent, il est vrai, comme l’ensemble du budget militaire, à la hausse : après avoir atteint leur point bas en 2016 (747 millions), ils se hissent en 2019 à 1,476 milliard d’euros. De plus, les industriels de défense ne devraient pas être exclus des mesures d’incitation fiscale à la R&D qui entreront en vigueur en 2020,Bundesregierung, « Entwurf eines Gesetzes zur steuerlichen Förderung von Forschung und Entwicklung (Forschungszulagengesetz – FZulG) », 15 mai 2019. de la même manière qu’ils bénéficient déjà d’un environnement général favorable à l’industrie suite aux investissements régionaux et fédéraux pour renforcer la compétitivité et l’innovation de l’industrie nationale. Néanmoins, l’effort public de R&D de défense reste modeste au regard des financements civils disponibles (près de 91 milliards d’euros en 2016, selon les calculs du ministère fédéral de l’Education et de la Recherche).
Il est aussi intéressant de relever que les interstices ouverts par le fédéralisme allemand, décrit en première partie, ne sont pas exploités dans le cas présent. La faiblesse de la coordination avec les autres entités, fédérales et régionales, actives en matière de politique de recherche et d’innovation, freine dès lors la réalisation de synergies. La persistance des préventions vis-à-vis de la recherche militaireLa mobilisation contre la levée de la « clause civile » dans les universités de Rhénanie du Nord-Westphalie, intervenue le 11 juillet dernier, est là pour rappeler toute la sensibilité du sujet. en est un des principaux facteurs bloquants. En outre, la réforme des procédures d’acquisition de 1999, au cours de laquelle le « Custumer Product Management » (CPM) a remplacé le « Entwicklung und Beschaffung von Wehrmaterial » (EBMat, lit. Développement et acquisition de matériels militaires), a entraîné la perte de prérogatives et, dans sa suite logique, de compétences dans les tâches de développement au profit de l’industrie : les centres d’essais et d’expérimentations (Wehrtechnische Dienstelle) de la Bundeswehr ne sont désormais plus guère actifs que sur des produits de niche.Entretiens du 19 juillet 2019. Cette situation inchangée renforce la dépendance du ministère de la Défense vis-à-vis des acteurs privés, autant qu’elle l’ampute de capacités d’impulsion stratégique et d’expertise pour guider le maintien de compétences technologiques critiques comme l’émergence de nouvelles filières.
Nous l’avons vu aussi précédemment, la politique industrielle de défense de l’Allemagne est marquée par un discours interventionniste plus prononcé. Cependant, l’usage d’un des outils majeurs de la régulation du secteur, la commande publique, est - coopération européenne exceptée - empreint, du côté de l’organisme responsable des acquisitions de défense (BAAINBw), d’une volonté d’éviter toute interférence politique dans le processus. A ce titre, c’est moins une croyance forte dans les vertus du marché et de la mise en concurrence que la force du droit qui s’est imposée dans les pratiques administratives. Sans être méconnues, les implications d’un achat sur la structure industrielle sont éludées par le souci constant d’être juridiquement inattaquable dans les choix faits.
Cette évolution n’est pas uniquement imputable à l’actuelle réglementation des marchés publics d’inspiration libérale, que les politiques n’ont, en dépit de leurs critiques, pas cherché à modifier. Deux autres facteurs entrent en ligne de compte : la juridicisation et la judiciarisation des procédures. D’une part, les juristes ont gagné en importance dans l’organigramme, ils occupent désormais la présidence et l’une des deux vice-présidences du BAAINBw. Les documents juridiques majeurs établis dans les bureaux des contrats des divisions milieux font aussi l’objet d’un contrôle toujours plus scrupuleux du respect de la lettre du droit par le service des affaires juridiques générales. Ce formalisme juridique du BAAINBw est, d’autre part, exacerbé par la judiciarisation de l’acquisition : la réduction des projets d’acquisition a eu pour effet d’inciter les entreprises à vérifier davantage l’impartialité des décisions et ainsi entraîné une multiplication des recours auprès de la chambre fédérale des marchés publics (Vergabekammer des Bundes). Or, il s’est avéré que les dossiers sanctionnés par les tribunaux étaient ceux qui avaient été le plus influencé politiquement,Idem. à l’instar du deuxième lot des corvettes K130 à TKMS et Lürssen dont les conditions d’attribution avaient été attaquées par GNYK. Dans ce contexte, l’argument des technologies clés nationales n’a que peu de poids : il peut être une béquille dans la rédaction de la décision quant au choix retenu de la procédure d’attribution (Entscheidung der Vergabeart), mais, en aucun cas, un argument décisif. Ceci permet de comprendre pourquoi Hensoldt est concurrencé sur le marché domestique par d’autres acteurs tels que Thales, alors même que l’entreprise est considérée politiquement comme la référence allemande en matière de capteurs et où, comme expliqué précédemment, l’Etat fédéral est actionnaire.
Ceci ne signifie pas pour autant que la matière juridique ne puisse pas être instrumentalisée à des fins politiques. L’exercice du droit budgétaire par les parlementaires fédéraux en fournit une illustration. Par ce biais, les députés au Bundestag peuvent stimuler la commande publique en inscrivant des programmes d’acquisition qui n’étaient initialement pas prévus dans la loi de finances fédérales élaborée par le gouvernement (cas du deuxième lot des corvettes K130 en 2016). Ils sont aussi en position de contraindre le gouvernement fédéral à modifier un contrat (ex : contrat A400M en 2002, dont la cible de commandes allemandes a dû être révisée à la baisse) ou, plus en amont, d’imposer des conditions à leur approbation de toute dépense : la crainte des parlementaires fédéraux que le ministère fédéral de la Défense ne fasse pas réellement jeu égal avec la France dans les projets MGCS et SCAF les a ainsi poussés, en juin dernier, à lier les deux dossiers et, ce faisant, à mettre sur la table la question d’une consolidation industrielle nationale dans le domaine terrestre.Thomas Wiegold, « Weitere Vereinbarung für FCAS unterzeichnet », Augen Geradeaus!, 17 juin 2019, consulté le 23 juillet 2019 : https ://augengeradeaus.net/2019/06/weitere-vereinbarungen-fuer-fcas-unterzeichnet/
Cette ambition de contester les orientations données par le gouvernement fédéral se manifeste également dans la tentative, soutenue par plusieurs Länder, d’inclure les bâtiments de surface aux technologies-clés nationales.Landtag Mecklemburg-Vorpommern, « Peene-Werft braucht Hilfe - Bund ist in der Pflicht », Drucksache 7/2867, 21 novembre 2018. Deutscher Bundestag, « Für eine starke maritime Wirtschaft als Teil der deutschen Industrie der Zukunft », Drucksache 19/10163, 14 mai 2019, p. 15. Bundesregierung, Unterrichtung durch die Bundesregierung. Sechster Bericht der Bundesregierung über die Entwicklung und Zukunftsperspektiven der maritimen Wirtschaft in Deutschland, mars 2019, p. 8. Le domaine avait été délibérément exclu par le ministère fédéral de la Défense qui espérait regagner, en tant qu’acquéreur, une marge de négociation face à l’oligopole national. Le rôle stratège de l’Etat fédéral apparaît ainsi moins stabilisé qu’il n’y paraissait de prime abord. Cette dynamique peut être rapprochée du processus à l’œuvre en matière d’exportations d’armement.
La tentation d’un hors-jeu sur le terrain national du contrôle des exportations
En raison de leur caractère sensible sur la scène publique nationale, les exportations d’armement font l’objet d’un traitement politique spécifique. S’agissant du soutien, les données publiques font ressortir des activités d’accompagnement étatique de faible visibilité et d’intensité relative, qui contrastent avec les résultats éclatants des entreprises allemandes sur le marché mondial.Selon le SIPRI, l’Allemagne se classe quatrième exportateur mondial d’armes sur la période 2014-2018. Cf. : Pieter D. Wezeman, Aude Fleurant, Alexandra Kuimova, Nan Tian, Siemon T. Wezeman, « Trends in international arms transfers, 2018 », SIPRI Fact Sheet, mars 2019, p. 2 et p. 5. La promotion de matériels allemands à l’étranger est principalement assurée par des membres du gouvernement de second rang (secrétaires d’Etat).Deutscher Bundestag, « Begleitung von Mitgliedern der Bundesregierung auf Auslandsreisen durch Vertreterinnen und Vertreter der Rüstungsindustrie », Drucksache 18/12335, 15 mai 2017. La Bundeswehr dépêche aussi rarement du personnel sur les stands allemands des salons d’armement et, pour les pays tiers (hors UE et OTAN), met en place des coopérations militaires somme toute réduites pour accompagner les contrats export.Deutscher Bundestag, « Die politisch-industrielle Kooperation im Bereich der Rüstungsexportförderung », Drucksache 19/2793, 14 juin 2018. Sur le plan financier, l’Allemagne dispose de deux instruments : des garanties publiques à l’export (Hermesdeckungen), dont l’octroi est soumis à validation de la commission du budget du BundestagHauke Friederichs, « Waffendeals ohne Risiko », Zeit Online, 28 août 2014. En 2017, le montant total des garanties octroyées pour l’exportation de matériels militaires était de 1,1 milliard d’euros; en 2018, 5,9 millions. Cf. : Euler Hermes, Exportkreditgarantien. Jahresbericht 2018, avril 2019, Hambourg., et des facilités de financement de grands projets via la banque public d’investissement KfW IPEX-Bank.
Si les dispositifs de soutien à l’export de défense sont stables, il n’en va pas de même de la politique de régulation du commerce des armes, qui offre un visage versatile. Dans ce cadre, l’Allemagne se montre soucieuse d’amortir les tensions tant avec l’opinion publique qu’avec les industriels de défense et ses partenaires. Son action poursuit, pour l’heure, deux axes distincts. D’une part, Berlin tente de soigner sa réputation d’acteur restrictif. Au-delà de la discrétion du soutien étatique aux exportations, cela se traduit par un nouveau durcissement rhétorique : les « Principes politiques », remaniés en juin dernier, intègrent une interdiction de la vente des armes de petit calibre aux pays tiers et l’obligation faite aux pays tiers d’accepter un contrôle post-livraison avant qu’une licence d’exportation ne soit délivrée. Les transferts de technologie destinés à établir de nouveaux centres de production à l’étranger doivent aussi désormais faire l’objet d’un contrôle. C’est là une réponse directe aux critiques selon lesquelles certains industriels utiliseraient des filiales ou joint-ventures établies hors d’Allemagne pour contourner les règles nationales d’exportation. Le gouvernement cherche également à minimiser l’ampleur des exportations.Bundesregierung, « Wert genehmigter Rüstungsexporte sinkt », 19 juin 2019. Néanmoins, la démarche atteint ses limites et peine à convaincre que les considérations éthiques priment sur les intérêts économiques : des licences d’exportations vers l’Egypte, les Emirats Arabes Unis et l’Arabie saoudite ont été délivrées au cours de l’année 2019 alors même que l’ « affaire Khashoggi » et le conflit au Yémen justifiaient initialement, pour la coalition en place, un arrêt des ventes vers les dits pays.« Für Altmaier kommt Anstieg der Rüstungsexporte „nur scheinbar überraschend“ », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 11 juillet 2019.
D’autre part, l’Allemagne demeure attentive à ne pas compromettre l’insertion de son industrie dans les grands projets de coopération européenne. Répondre aux partenaires européens, qui critiquent le manque de prévisibilité de la politique allemande en matière d’exportations, est dès lors apparu essentiel. Dans cette perspective, le gouvernement fédéral a accédé aux demandes de renégociation d’accords bilatéraux tels que l’accord Debré-Schmidt de 1972Un accord similaire avait été conclu en mai 1983 avec la partie britannique., afin de réduire la vulnérabilité d’éventuelles futures campagnes export à la versatilité des critères de décision allemands. Mais, les responsables politiques allemands, conscients, plus généralement, de l’horizon international du tissu industriel de défense, réfléchissent surtout à une manière de mettre fin à ce jeu d’équilibriste devenu, sur le plan intérieur comme international, intenable : le transfert du dossier à Bruxelles. En effet, la voie d’une harmonisation européenne du contrôle des exportations d’armement fait consensus entre les principaux partis politiquesCDU, CSU, SPD, op.cit., 2018, p. 149. Katja Keul, Reinhard Bütikofer, « Gegenseitiges Vertrauen durch gemeinsame Exportkontrolle : Eine Erwiderung auf Anne-Marie Descôtes », Bundesakademie für Sicherheitspolitik; Arbeitspapier Sicherheitspolitik n° 10/2019. FDP, « Europas Chancen nutzen. Das Programm der Freien Demokraten zur Europawahl 2019 », 2019; p. 145. et est aujourd’hui largement plébiscitée pour sortir de l’impasse. Notons que cette proposition recueille également l’assentiment tant des industrielsHans-Christoph Atzpodien, « Deutscher Rüstungsexport. Restriktionen, Regelungsbedarfe und der europäische Kontext », Bundesakademie für Sicherheitspolitik; Arbeitspapier Sicherheitspolitik n° 5/2019. que de la société civileMax Mutschler, « Für eine strenge Rüstungsexportkontrolle in Deutschland und Europa », Bundesakademie für Sicherheitspolitik; Arbeitspapier Sicherheitspolitik n° 12/2019., les premiers espérant faire armes égales avec les autres Européens et parvenir à une atténuation du discours restrictif, les seconds, au contraire, son renforcement. Paradoxalement, alors que l’UE n’a jamais autant inspiré de réticence en Allemagne, c’est cette institution qui apparaît comme la seule à même d’arbitrer ce différend national. Seuls des facteurs externes forts pourraient foncièrement entamer une volonté allemande aussi assise de tenter de démarrer une nouvelle partie à Bruxelles.
Conclusion
La politique industrielle de défense de l’Allemagne est une réalité incontestable. Elle est enchâssée dans un système de règles formelles et informelles dictées par le modèle fédéral allemand, la norme économique et la « rue » : dispersion des prérogatives, intervention étatique sectorielle limitée et traitement prudent des exportations d’armement. Bien que, comme l’avait décrit Catherine Hoeffler en 2013Catherine Hoeffler, op. cit., l’orientation protectionniste soit plus marquée qu’auparavant et fasse l’objet d’un quasi-consensus politique, le jeu n’est pas moins empreint de désajustements, voire de tensions, entre les acteurs politico-administratifs à différents échelons. Il en résulte un manque de cohérence qui limite le pouvoir régulateur du gouvernement fédéral.
Les jeux ne sont pas faits pour autant. La convergence des approches, à l’exception, sans doute, du choix d’un règlement européen de la question du contrôle des exportations d’armement, ne semble pas à l’ordre du jour. Elle constitue pourtant un enjeu majeur afin de ne pas subir la coopération européenne, où l’Allemagne place ses espoirs, et d’être en mesure de peser sur les recompositions qui s’annoncent dans le paysage institutionnel européen avec l’affirmation croissante du rôle de la Commission européenne en matière de base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). Dans ce contexte, la clé du scénario futur allemand se situera assurément au Bundestag et dans la capacité de l’échelon fédéral à mieux entraîner l’échelon régional. Ce sont là des données essentielles à prendre compte dans les discussions franco-allemandes et européennes sur l’évolution des politiques d’armement.