Notes de la FRS

Planète nucléaire : le TNP à l’épreuve de la Covid-19

Pour la première fois de son histoire, le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), qui fête cette année les cinquante ans de son entrée en vigueur, voit sa conférence d’examen quinquennale ajournée, pandémie de Covid-19 oblige. Ce n’est pas le seul événement diplomatique d’envergure à ne pas pouvoir se tenir ce printemps. Le report de la dixième conférence d’examen du TNP vient avec son lot d’hésitations, d’incertitudes, de questions diverses. L’une d’elles consiste à se demander si ce report peut être utile.

La décision et les options de report

Prévue depuis le printemps 2019 pour se tenir au siège des Nations unies à New York du 27 avril au 22 mai 2020, la dixième conférence quinquennale d’examen du TNP a été officiellement reportée sine die le 27 mars. Le président désigné de la conférence, l'ambassadeur argentin Gustavo Zlauvinen, avait entamé des consultations sur des options de report au début du mois de mars, selon un entretien accordé à Arms Control TodayVoir Daryl G. Kimball, « NPT Review Conference Postponed », Arms Control Today, avril 2020.. Une première proposition adressée aux délégations le 13 mars pour que la tenue de la conférence soit suspendue moyennant la tenue d’une réunion de procédure le jour prévu de l’ouverture, le 27 avril, fit long feu. Il s’agissait de marquer symboliquement la prise de date, élire un bureau de conférence et peut-être convenir d'un programme de travail. Mais l’aggravation de la situation sanitaire dans le monde puis singulièrement à New York, ainsi que la fermeture partielle du quartier général des Nations unies le 16 mars, indiquèrent qu’une telle option minimale n’était plus tenable. L’option d’une session inaugurale virtuelle fut également envisagée puis abandonnée, notamment au regard de la disparité des capacités des Etats pour y participer efficacement. Le 25 mars, une proposition était adressée aux groupes régionaux du TNP visant à reporter l’évènement « jusqu'à ce que les conditions le permettent, mais pas plus tard qu'en avril 2021 »Voir le courrier du président Zlauvinen, 2020 Review Conference of the Parties to the Treaty on the Non-Proliferation of Nuclear Weapons, 27 mars 2020..

Dans son courrier du 13 mars, le président Zlauvinen tenait à « assurer aux États parties qu’[il ferait] tout [son] possible, en coordination avec le Secrétariat, pour que la Conférence d'examen se tienne le plus rapidement possible et qu'elle soit en mesure de remplir son important mandat ». Pour mémoire, les conférences d'examen du TNP sont convenues entre États parties au Traité et sur leurs fonds propres. Il en va de même pour l’organisation du processus quinquennal d’examen dans le cadre des commissions préparatoires et par un mécanisme de consultations que conduit le Bureau de la conférence. Les décisions doivent être prises par consensus ou par accord tacite.

Parmi les diverses options qui furent proposées au cours du mois de mars alors que la pandémie gagnait en importance, celle d’une rencontre limitée dans sa durée et dans son volume ne fut pas retenue. En particulier, le président du Mouvement des non-alignés (NAM) fit valoir qu’« étant donné l'importance centrale du TNP en tant que pilier essentiel de la sécurité internationale, la conférence d'examen du TNP n'est pas un événement dont la durée et/ou le nombre de participants peuvent être limités »Tariq Rauf, « Postpone the NPT Review Conference to 2021 and Convene in Vienna », InDepthNews, 16 mars 2020.. Que les 191 Etats parties au TNP puissent participer à la conférence d’examen du Traité ne peut pas être remis en cause. Le taux de participation est généralement élevé : 153 Etats parties avaient participé à la conférence de 2005Conférence des Parties chargée d’examiner le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, Document final, Partie I, Organisation des travaux de la Conférence, NPT/CONF.2005/57, p. 6., 172 Etats parties étaient présents à la conférence de 2010Conférence des Parties chargée d’examiner le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires en 2010, Document final, Première partie, vol. 1, NPT/CONF.2015/50 (vol. 1), p. 39., 161 Etats parties – à celle de 2015Conférence des Parties chargée d’examiner le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires en 2015, Document final, Première partie, Organisation et travaux de la Conférence, NPT/CONF.2015/50, p. 10.. Tout au plus pourrait-il être demandé aux Etats une manifestation d’intérêt et une intention de présence préalable dans la préparation de la conférence cette année ou l’année prochaine. En revanche, une réduction de la taille des délégations est sans doute concevable, si nécessaire, dans un espace de conférence qui serait contraint par des mesures de sécurité sanitaire particulières. Enfin, une autre option de réduction de volume pourrait impacter la représentation et l’activité de la société civile lors de l’événement, un risque mal vu par nombre d’Etats parties et qui a peu de chances d’être endossé par la présidence. Quant à la limitation de la conférence dans la durée, il s’agit d’un thème récurrent du processus d’examen du TNP sur lequel nombre de propositions ont été faites dans le passé et seront encore faites lors de la prochaine conférence. Théoriquement, les circonstances sanitaires pourraient pousser la présidence à un premier essai de réduction, à titre exceptionnel ou pilote. En pratique, les modalités d’une telle réduction appliquées à la programmation des quatre semaines de rencontre seraient sans doute difficiles à arrêter de manière consensuelle dans les mois à venir sans possibilité pour le Bureau de la conférence de se réunir.

Une partie des observateurs attentifs du cycle d’examen du TNP se sont un peu impatientés du temps pris au mois de mars pour acter la décision de report. En réalité, la réaction de l’ensemble du mécanisme institutionnel ne fut pas exagérément lente. Le temps mis à officialiser une solution pour le moment temporaire est dû à deux facteurs principaux. Il s’agit d’abord d’une difficulté à s’accorder entre les 191 Etats parties au Traité sur une date de report. Certains Etats souhaitent un report à la fin de l’année 2020. D’autres, dont les 120 Etats du Mouvement des non-alignés, recommandent le report d’une année pleine, aux mois d’avril et mai 2021. Il est encore trop tôt pour préjuger de ce qui sera conclu mais un second facteur pourrait jouer : à ce jour, la programmation des rencontres diplomatiques à l’ONU après l’été 2020 est telle – y compris du fait du report des événements du printemps et sans doute de l’été – que la tenue de la conférence d’examen du TNP risque de représenter un défi logistique, si tant est que la rencontre se tienne à New York.

S’agissant de la date de report, l’automne 2020, l’hiver 2020/2021 ou le printemps 2021 sont trois options envisageables. Le choix final devrait dépendre essentiellement de facteurs sanitaires et logistiques. A cet égard, l’automne 2020 semble un horizon un peu trop rapproché dans le calendrier. En outre, l’année qui suit la tenue d’une conférence d’examen marquant une pause dans le processus quinquennal, la première commission préparatoire du cycle 2021 – 2025 ne se tiendra pas avant 2022. A ce titre, la conférence de 2020 pourrait donc très bien avoir lieu au début de l’année 2021 – entre les mois de janvier et mai – sans bousculer la programmation du nouveau cycle, avec une probabilité plus forte que la pandémie soit sous contrôle, et sans risquer de perturber la reprise des rencontres multilatérales qui caractérise la fin de l’été et l’automne à New York, Genève et Vienne. En revanche, l’argument selon lequel la pandémie de Covid-19 justifie d’organiser la conférence en 2021 à Vienne plutôt qu’à New York est moins convaincantTariq Rauf, « Relentless Spread of Coronavirus Obliges Postponing of 2020 NPT Review to 2021 », Atomic Reporters, 11 mars 2020.. Certes, rien dans le Traité n’oblige les Etats parties à tenir la conférence d’examen à New YorkPour mémoire, le TNP est très souple sur cette question ; l’article 8 alinéa 3 dispose que « Cinq ans après l'entrée en vigueur du présent Traité, une conférence des Parties au Traité aura lieu à Genève (Suisse) ». En outre, la convocation de conférences quinquennales d’examen du Traité est une latitude laissée aux Parties mais non une obligation.. Mais c’est à New York que sont représentés le plus d’Etats parties au TNP ; Vienne est un centre important en matière de diplomatie nucléaire (AIEA, OTICE) mais le quartier général des Nations unies est l’échelon symbolique qui convient pour une conférence d’examen du TNP ; enfin, New York n’est pas une capitale alors que Vienne est la capitale d’un Etat dont les positions en matière nucléaire sont très peu consensuelles.

Alors qu’est écrite cette note, le mois de janvier 2021 à New York semble être l’option retenue par la présidence de la conférence sous réserve d’acceptation par tous les groupes régionaux. Cette option reste à confirmer avant l’été. Le mois de janvier 2021 ne présente pas de conflit d’agenda caractérisé. Il s’agira, pour mémoire, d’un moment significatif en Russie et aux Etats-Unis : dans le calendrier orthodoxe, les fêtes de Noël et du Nouvel An ont lieu dans la première quinzaine du mois de janvier ; le 20 janvier sera par ailleurs la date d’entrée en fonction du prochain président des Etats-Unis ; le 5 février sera le terme de l’application du Traité New START par les Etats-Unis et la Russie. Sauf surprise, ces événements ne devraient pas déterminer la tournure que prendra la conférence. Cependant, ils impacteront le climat de la rencontre ; ils orienteront probablement les observations et les commentaires vers la relation bilatérale stratégique américano-russe. Naturellement, une alternance à la Maison Blanche pourrait s’accompagner d’annonces, dans une volonté de rupture de la nouvelle administration, à même d’influer sur l’issue de la conférence.

Au fond, la décision de report elle-même, la temporalité de ce report, et enfin le lieu du report ne peuvent aller de soi : réputé être la pierre d’angle du régime international de non-prolifération et de désarmement nucléaires, le TNP repose sur son rythme d’examen gravé dans le marbre sinon depuis 1975, au moins depuis 1995, quand le Traité fut prorogé pour une durée indéterminée, comme en donnait latitude aux parties le texte conclu en 1968Article 10, alinéa 2. – autre anniversaire cette année, au passage, que celui des vingt-cinq ans de la marquante conférence d’examen de 1995. Depuis lors, un cycle d’examen se compose d’une année vierge, suivant directement l’année de la conférence, puis de trois années destinées à préparer dans le cadre de trois commissions préparatoires successives la conférence d’examen suivante. Ces commissions se tiennent traditionnellement à Vienne, Genève, New York. Pour la première fois depuis 1970, le cycle d’examen en cours est interrompu ; les scénarios de report sont ouverts ; la progression très incertaine d’une pandémie reste, directement et indirectement, le facteur principal permettant de prendre une décision. Dans ces conditions, comment imaginer que cette pierre d’angle en marbre qu’est le TNP puisse aisément être manipulée pour être déplacée ? La complexité d’un report temporel, voire spatio-temporel, de la dixième conférence d’examen du TNP évoque la complexité qu’il y a à « toucher » au TNP comme instrument de sécurité internationale. A ce titre, le report lui-même de la conférence peut être perçu comme une métaphore de la crise que traverse le TNP depuis de nombreuses années. Or, si crise il y a, l’ajournement peut être une opportunité au-delà de la tenue de la conférence elle-même.

Un traité en crise dans un environnement dégradé

Le courrier du 27 mars du président Zlauvinen se termine sur un encouragement : « Dans l'intervalle, j'encourage tous les États parties à examiner comment ils peuvent travailler ensemble pour assurer le succès de la dixième conférence d'examen du TNP »Op.Cit.. Or on le sait, après l’échec de la commission préparatoire de 2019 à fournir à la conférence un document consensuel de recommandations, assurer le succès de la dixième conférence d’examen du TNP est le défi principal auquel devaient déjà faire face les Etats parties au Traité ce printemps 2020. Pour deux raisons complémentaires.

La première est directement liée à l’environnement stratégique international. Cet environnement est en effet si morose que la question des moyens d’assurer le succès de la future conférence n’est même pas abordée par les analystes. Schématiquement, les caractéristiques du paysage stratégique actuel qui risquent d’influer négativement sur la conférence sont connues : la réémergence des rivalités de puissance entre Etats dotés, la discipline de maîtrise des armements bilatérale stratégique au point mort, l’aggravation des crises de prolifération nord-coréenne et iranienne, la quasi-suspension du processus de désarmement nucléaire, le creusement des foyers d’insécurité régionale – en particulier au Moyen-Orient, l’exacerbation des désaccords sur la portée du droit aux usages civils (le cycle du combustible), une moindre dynamique politique en matière de sécurité nucléaire, pourtant l’un des rares thèmes encore consensuels entre Etats dotés et Etats non dotés. Combinées et ramifiées, ces caractéristiques risquent d’impacter la qualité des débats sur les trois piliers du Traité : non-prolifération, désarmement, usages pacifiques.

Le caractère dégradé de l’environnement stratégique renforce la crise que semble traverser le TNP depuis le début du siècle. C’est la seconde raison pour laquelle la conférence d’examen de 2020 est risquée. Celle de 2005 avait déjà laissé une « impression de crise » aux observateurs : « Les Etats parties au TNP devront (…) faire preuve d’imagination, d’initiative et de fermeté pour démontrer que le régime de non-prolifération tel qu’il existe aujourd’hui est crédible et que l’impression de crise était exagérée et transitoire. Ne pas le faire entraînerait pour le TNP un risque sérieux de perte de substance, à un moment où il est particulièrement nécessaire à la préservation de la paix et de la sécurité internationales »Etienne de Gonneville, « La septième conférence d’examen du TNP – une étape dans une crise de régime ? », Annuaire français de relations internationales, La Documentation française/Bruylant, Volume VII, 2006.. La rencontre suivante n’avait pas convaincu non plus : « La conférence de 2010 restera sans doute dans l’histoire du TNP comme un jalon, en raison de l’adoption par consensus d’un plan d’action équilibré sur les trois piliers du Traité et du fait des nouveaux efforts réalisés dans la mise en œuvre pratique de la résolution de 1995 sur le Moyen-Orient. Au-delà, l’instrument n’est sans doute plus la pierre d’angle du régime global de non-prolifération nucléaire »Benjamin Hautecouverture, « La huitième conférence d’examen du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Quel succès ? », Annuaire français de relations internationales, La Documentation française/Bruylant,Volume XII, 2011.. Enfin, la conférence de 2015 a été perçue comme un échec par tous les protagonistes, à divers titres : « Malgré d’intenses consultations, la conférence n’a pas pu aboutir, en l’absence de consensus, sur un document final. La polarisation des discussions, parfois nettement en décalage avec le contexte stratégique, et l’absence d’accord sur la question de la zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient ont empêché l’adoption d’un document final »« Les conférences d’examen 2015 et 2010 », France TNP (site officiel du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères).. L’idée selon laquelle le TNP traverse une crise n’est pas partagée par tous les analystes. L’on peut arguer au contraire que le Traité reste l’élément central du régime de non-prolifération nucléaire, que sa réussite se mesure au faible nombre d’Etats engagés avec succès à ce jour dans un programme nucléaire militaire sous couvert du Traité (tentative iranienne entre 1999 et 2003) ou après l’avoir quitté (Corée du Nord), que le mécanisme est robuste et doit être apprécié dans le temps long. Mais, outre que la non-prolifération de l’arme nucléaire depuis le début du siècle est largement plurifactorielle et que la part du TNP dans ces facteurs peut être sujette à débat, la crise du TNP pourrait n’en être pas moins réelle, précisément si l’on considère le temps long (vingt à vingt-cinq ans). Le cas échéant, plusieurs facteurs en rendraient compte :

  • Naturellement, un premier facteur pourrait être identifié dans les données stratégiques qui caractérisent le monde contemporain. Dans le détail, la rivalité bilatérale américano-russe, l’émergence de la Chine comme puissance globale, les dissensions qui agitent le P5, les répercussions de ces tensions sur le processus de désarmement fragilisent le processus d’examen du TNP en exacerbant le clivage traditionnel entre Etats dotés et Etats non dotés sur l’enjeu du désarmement alors que progresse le nombre de ratifications du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN)Début mai 2020, le TIAN comptait 81 signatures et 36 ratifications. 50 ratifications sont nécessaires à son entrée en vigueur.. L’absence de solution diplomatique viable aux crises de prolifération nord-coréenne et iranienne et la suspicion de velléités nucléaires militaires de la part de puissances régionales émergentes risquent de saper l’autorité historique de la norme de non-prolifération. La perception d’une diminution du risque terroriste nucléaire, l’émergence de nouveaux questionnements s’agissant des usages pacifiques de l’énergie nucléaire, et une nouvelle ligne de fracture entre Etats exportateurs et Etats importateurs de combustible et de technologies peuvent affaiblir à divers titres le dynamisme de l’examen des aspects civils du Traité (article 4).
  • Un deuxième facteur relèverait à l’évidence de l’évolution technologique générale, qu’il s’agisse des armements nucléaires, des armements conventionnels, des moyens d’emport, des moyens de mise en œuvre du Traité (technologies liées aux usages civils, technologies liées à la vérification, etc.). Il pourrait être avancé que le TNP souffre de ne pas savoir accueillir une lecture technologique de ses dispositions alors que l’environnement technologique mondial impacte la mise en œuvre de plusieurs dispositions clés du Traité (article 3, article 4, article 6).
  • Un troisième facteur pourrait être identifié dans le rapport qu’entretient le processus d’examen avec les enjeux régionaux et, en particulier, la région moyen-orientale depuis l’adoption de la résolution de 1995 sur le Moyen-OrientC’est l’article 6 de la résolution de 1995 sur le Moyen-Orient qui « engage tous les Etats parties au TNP » dans le processus de création d’une zone exempte d’arme de destruction massive au Moyen-Orient.. Le caractère fondamentalement inadapté du TNP pour traiter le contentieux stratégique moyen-oriental a largement contribué à affaiblir le processus d’examen depuis vingt-cinq ans. Nombre d’acteurs du TNP partagent en effet le sentiment que l’inscription de la question moyen-orientale dans le processus d’examen n’a pas favorisé son traitement de manière efficace alors que la résolution de 1995 a pris d’une certaine manière le Traité en otage.
  • Un quatrième facteur de crise pourrait avoir trait, plus généralement, au mécanisme d’examen lui-même, qui semble incapable de se renouveler en dépit d’une perception de plus en plus partagée quant à ses insuffisances et ses dysfonctionnements. Pêle-mêle, la durée de quatre semaines des conférences d’examen, la longueur des documents finaux, le critère d’exhaustivité pour l’obtention d’un accord de consensus (« rien n’est conclu tant que tout n’est pas conclu »), la quantité des documents institutionnels et étatiques (documents de travail, « non-papiers », déclarations étatiques, déclarations de groupes régionaux, déclarations de coalitions ad hoc, documentation du bureau de la conférence, etc.), la formalisation extrême de l’exercice institutionnel comparé à la place prise par les tractations informelles orchestrées ou non par la présidence ont réduit, cycle d’examen après cycle d’examen, l’efficacité du processus. La lisibilité d’une conférence n’est devenue accessible qu’à un public d’observateurs très pointus nécessairement restreint. Un tel état de fait a peu à peu pavé la voie à une simplification des messages délivrés à l’issue des conférences, dans le sens de l’intérêt de tel Etat ou de tel groupe régional ou de pression. Par exemple, alors que la conférence d’examen de 2015 reste dans les mémoires comme celle d’un échec collectif, elle produisit des résultats dynamiques très appréciables sur le plan des usages civilsUne année avant la dernière rencontre, à Washington, du cycle des sommets sur la sécurité nucléaire initiés par l’administration Obama, la conférence d’examen de 2015 fut l’occasion d’élargir le champ de cet enjeu à l’ensemble des parties au TNP, de mesurer les efforts accomplis et d’enregistrer des engagements sur l’un des enjeux consensuels de l’article 4, alors en fort développement à l’AIEA.. Ce succès fut noyé dans une perception générale d’échec en partie due à l’épaisseur, à l’opacité, et à la rigidité de la séquence institutionnelle.

En définitive, après avoir été aménagé et renforcé avec succès à la sortie de la Guerre froide, le TNP traverse probablement une crise d’adaptation : ce n’est plus l’instrument dynamique que ce fut entre 1970 et 2000, à la fois chambre d’enregistrement des modifications profondes de l’environnement stratégique et instrument utile pour influer sur le facteur nucléaire de la sécurité entre Etats.

Dans ces conditions, l’on voit mal comment un report de six mois à un an de la dixième conférence d’examen du Traité modifiera l’issue de la rencontre. D’abord, la durée de l’ajournement ne suffira pas à inverser les facteurs structurels de blocage. Ensuite, même s’il est trop tôt pour tirer les leçons stratégiques de la pandémie de Covid-19, rien ne permet d’estimer que les rapports de puissance, dont le facteur nucléaire est partie intégrante, bénéficient de la crise sanitaire pour se détendre. Les crises iranienne et nord-coréenne ne devraient pas progresser vers leur résolution heureuse d’ici l’hiver 2020/21. Enfin, les préoccupations sanitaires internationales ne sont pas de nature à favoriser la prise d’initiatives en matière de diplomatie nucléaire : adoption du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) par les Etats-Unis et la Chine, ou lancement de négociations sur un traité d’interdiction de la production de matières fissiles pour les armes nucléaires (« Cut-off »), par exemple. Au mieux, les enjeux auxquels fait face le TNP aujourd’hui seront donc suspendus le temps de la pandémie.

Pour mémoire, il peut également être défendu que l’échec de la conférence, idée généralement partagée par les experts, n’est pas avéré pour l’essentiel. Que quelques voix officielles critiquent le TNP à divers titres (inefficacité, caractère discriminatoire, etc.) ne doit pas faire oublier que l’immense majorité des Etats parties n’en remet en cause ni l’esprit ni la lettre. Dans un contexte de crise assez aiguë accentuée par l’ajournement lui-même, il se peut que la dixième conférence soit l’occasion d’une cohésion retrouvée ou de circonstance, alors que le cinquantième anniversaire de l’entrée en vigueur du TNP aura été escamoté par la pandémie de Covid-19.

Le report contraint peut-il être une opportunité ?

De six à neuf mois, l’ajournement de la dixième conférence d’examen du TNP se présente comme une pause dans le processus d’examen du Traité. Ce contretemps crée des enjeux logistiques, diplomatiques, politiques. Au plan stratégique en revanche, il est peu probable que les fondamentaux s’en trouvent modifiés. Pour autant, plutôt que de chercher comment sauver la rencontre d’un échec que chacun peut anticiper au plan diplomatique multilatéral, ne serait-il pas temps de penser la crise que traverse le TNP indépendamment des vicissitudes qui accompagnent son examen, et indépendamment des idées d’échec ou de succès ? Que le TNP soit en crise n’implique pas que l’instrument est inopérant. Mais son utilité doit être réévaluée au regard des enjeux stratégiques contemporains.

Commençons par évacuer l’obsession qu’il y a à considérer l’adoption d’un document final par consensus comme le marqueur du succès d’une conférence. Seulement quatre des neuf conférences d’examen du TNP ont abouti à ce résultat : en 1975, 1985, 2000, 2010. S’agissant de la dernière en date, force est de constater qu’elle n’a pas généré de dynamique collective, sinon un plan d’action auquel les Etats continuent tout de même de se référer. En réalité, l’adoption d’un document final comme critère pour qualifier le succès ou l’échec d’une conférence d’examen n’est ni judicieux ni vraiment utile pour deux raisons principales : un consensus peut être trouvé sur un document pauvre en substance, un document final consensuel n’est pas contraignant juridiquement. A contrario, l’histoire du TNP fournit nombre de conférences dont l’issue ne fut pas la production d’un document consensuel mais qui peuvent être considérées comme de vrais succès collectifs au plan de la consolidation de la norme de non-prolifération. C’est par exemple le cas de la conférence de 1990, qui fut particulièrement dense, générant une nouvelle approche des garanties à l’AIEA et prenant pour la première fois à cœur l’enjeu de sûreté nucléaire dans l’examen des usages pacifiques de l’énergieRobert Einhorn, The 2020 NPT Review Conference: Prepare for Plan B, UNIDIR, 2020, 28 p.. C’est évidemment le cas de la conférence de 1995, qui, sans produire de document final de substance par consensus, fut l’occasion d’adopter quatre décisions majeures pour le renforcement du TNP, dont celle consistant à étendre la mise en œuvre du Traité pour une durée illimitée. En définitive, le temps passé par une conférence à rechercher d’impossibles consensus ou d’habiles formules pour étouffer des désaccords en ménageant les positions diplomatiques peut être perçu comme un temps perdu pour la considération des enjeux qui risquent de fragiliser le Traité en termes réels.

Ensuite, la deuxième partie de l’année 2020 est l’occasion de se pencher dans le détail sur les acquis du TNP depuis cinquante ans. L’anniversaire de l’entrée en vigueur du Traité n’est pas seulement l’occasion de célébrations officielles qui seront de toute façon suspendues ce printemps et cet été. C’est aussi et surtout l’occasion de revisiter l’histoire du TNP en ayant à l’esprit cette question principale : quels furent les facteurs réels de renforcement et d’affaiblissement du Traité au cours des cinquante dernières années ? Traiter cette question en termes historiques permettrait de remettre en cause de nombreuses certitudes le plus souvent colportées en toute bonne foi. Par exemple, affirmer que la conférence d’examen de 2010 fut un succès parce qu’un document final fut adopté assorti d’un plan d’action sur les trois piliers du Traité a un sens aux plans diplomatique et politique mais n’est pas exact aux plans stratégique et sécuritaire : le protocole additionnel aux accords de garanties de l’AIEA ne fut pas promu comme norme universelle de vérification du Traité ; le renforcement des conditions de sortie du Traité (article 10) ne donna lieu à aucune initiative concrète ; les Etats parties ne purent s’accorder sur un moratoire sur la production de matières fissiles en attendant le lancement de négociations sur un Traité d’interdiction de production ; l’action 58 se contente de « continuer à discuter » du développement des approches multilatérales du cycle du combustible, le projet porté par les Etats occidentaux de promouvoir une « gouvernance mondiale » de l’énergie nucléaire sous les auspices de l’article 4 du Traité se heurtant à la crainte des Etats du NAM que le mécanisme ne fût destiné à restreindre l’accès à l’énergie nucléaire civile pour les Etats non dotés en développement ; enfin, la Conférence ne sut retenir aucune des propositions avancées pour renforcer le processus institutionnel d’examen du Traité. En définitive, le manque de substance du plan d’action révélait la fragilité structurelle du TNP depuis le début du siècle, masquée par le discours de Prague du président Obama d’avril 2009, la signature en avril 2010 du Traité New START, et le succès diplomatique de la rencontre de 2010. Martelé comme un leitmotiv, le prétendu « succès » de 2010 ne permit ni d’anticiper correctement l’échec de la conférence de 2015 ni de replacer les deux événements dans une continuité historique cohérente.

Que la prochaine conférence du TNP se solde par un échec attendu ou par un succès inattendu, son ajournement représente une opportunité. Il ne s’agit pas d’en exagérer la portée néanmoins : c’est une opportunité de circonstance, pour commencer à recentrer l’instrument sur ses priorités. En somme, quatre enjeux seront désormais déterminants pour la poursuite du processus :

  • les enjeux technologiques se présentent comme autant de facteurs de renforcement ou de fragilisation du TNP ;
  • les enjeux politico-juridiques détermineront de plus en plus la qualité du respect par les Etats de leurs engagements au titre des articles 4, 6, et 10 du Traité ;
  • les enjeux liés au dynamisme du processus d’examen lui-même sont devenus incontournables ;
  • enfin, le champ des questions régionales doit être abordé comme un enjeu à part entière de l’examen du Traité, qu’il s’agisse des crises de prolifération ou de la question moyen-orientale.

La formulation précise de ces enjeux, leur analyse non polémique et la formulation de recommandations opératoires peuvent déjà être réalisées d’ici la fin de l’année 2020.