Le 31 décembre 2015, le président Poutine signait la nouvelle Stratégie de sécurité nationale. Peu commenté, ce texte apporte des éclairages sur comment la Russie, dont la situation interne fragilisée contraste avec l’assurance diplomatique et militaire exprimée par Moscou sur la scène internationale, entend gérer cette contradiction apparente et éviter le déclassement stratégique que beaucoup lui prédisent.
Le 31 décembre 2015, le président Poutine signait l’oukase n° 683 approuvant la nouvelle Stratégie de sécurité nationale (Disponible en russe sur le site du Conseil de sécurité nationale russe). Si les experts s’attachent à souligner le peu de portée opérationnelle de ce type de documents, la Stratégie n’en est pas moins éclairante quant à la vision des responsables russes sur les situations interne et internationale, ainsi que sur leur interaction. Ce document, dont les autorités russes n’ont pour l’instant pas proposé de traduction en langue anglaise, a fait l’objet d’un nombre limité de commentaires approfondis Voir, en particulier, Mark Galeotti, « Russia’s New National Security Strategy: Familiar Themes, Gaudy Rhetoric », 4 janvier 2016 ; Olga Oliker, « Unpacking Russia’s New National Security Strategy », Commentary, CSIS, 7 janvier 2016. que la présente note analytique se propose de compléter.
Statut de la Stratégie de sécurité nationale
La Stratégie précise ses nature et vocation : il s’agit d’un « document fondamental de planification stratégique, définissant les intérêts nationaux et les priorités nationales stratégiques de la Fédération de Russie, les objectifs et mesures en politique intérieure et extérieure visant au renforcement de la sécurité nationale … et au développement durable du pays à long terme ». Il constitue donc « une base pour la formation et la réalisation de la politique de l’État pour ce qui concerne la sauvegarde de la sécurité nationale » prise au sens global (non uniquement la sécurité militaire en lien avec la situation internationale). Le texte précise ainsi, pour chaque volet de la sécurité nationale Voir annexe - section « Assurer la sécurité nationale », les principaux défis et menaces pesant sur les intérêts russes et les mesures qui doivent être prises pour y répondre (le document étant généralement plutôt vague à ce dernier égard, puisque d’autres documents existent qui précisent la stratégie de l’État dans les différents domaines concernés – programme de développement économique, doctrine militaire, doctrine de l’information, etc.). La réalisation de la Stratégie, indique sa phrase conclusive, « vise à contribuer au développement de l’économie nationale, à l’amélioration de la qualité de vie des citoyens, au renforcement de la stabilité politique dans la société, à la réalisation de la défense du pays, de la sécurité de l’État et de la société, au renforcement de la compétitivité et du prestige international de la Fédération de Russie ».
Le document relève de la politique déclaratoire, s’adressant aux populations et aux élites nationales ainsi qu’aux gouvernements étrangers. Il intègre donc une forte dimension conjoncturelle (en l’occurrence, il reflète plus qu’explicitement la crispation de Moscou face aux pays occidentaux et la préoccupation du gouvernement russe quant aux complexes circonstances économiques que le pays traverse). Va dans ce même sens le fait que, contrairement à la pratique classique, cette stratégie, censée être la référence pour l’ensemble des documents qui forment la stratégie générale de l’État russe, a été actualisée après certains d’entre eux (doctrine militaire – décembre 2014, doctrine maritime – juillet 2015...) Cependant il semblerait qu’une nouvelle version de la doctrine militaire soit en préparation (« Voennaïa doktrina Rossii : kakim boudet otvet na novye ougrozy SChA » [Doctrine militaire de la Russie : quelle réponse aux nouvelles menaces américaines], tvzvezda.ru, 28 janvier 2016).
Environ un quart du document est consacré aux questions internationales et de défense, et évoque en termes très explicites la volonté d’affirmation internationale du Kremlin et son articulation pour le moins difficile avec la dégradation des rapports entre Moscou et les pays occidentaux – sur fond de conflit en Ukraine mais aussi de réengagement militaire russe sur la scène internationale (SyrieLe texte ne contient pas de référence directe aux frappes que mène la Russie en Syrie depuis le 30 septembre 2015, alors qu’il mentionne de façon relativement circonstanciée le « problème ukrainien »). Les trois autres quarts du document portent essentiellement sur la situation interne, avec un important volet sur l’économie, et renvoient à la réflexion des autorités russes sur les fragilités internes de leur pays sur fond de crise économique (PIB en recul de 3,7 % en 2015).
Dans la forme, d’une certaine manière, le texte apparaît moins mesuré que la doctrine militaire de décembre 2014, qui propose une distinction qualitative entre les notions de « menace militaire » (voennaïa ougroza) et de « danger militaire » (voennaïa opasnost’) – cette seconde catégorie désignant des enjeux de moindre immédiateté et de moindre dangerosité que la première. Dans la doctrine militaire, l’OTAN et les États-Unis étaient pour l’essentiel rattachés à la notion de danger plutôt que de menace. La Stratégie de sécurité use de préférence et avec une grande fréquence (une vingtaine d’occurrences) du terme « menace » (seule la partie sur la défense reprend la distinction menace/danger). Cela dramatise la lecture qu’un observateur extérieur peut faire de la Stratégie. Cela étant dit, la nuance menace / danger amenée par les rédacteurs de la doctrine militaire n’avait pas véritablement été appréciée à sa juste valeur par les décideurs et observateurs occidentaux. D’autre part, le terme de « menace » a ces derniers mois été fréquemment appliqué par des responsables politiques et militaires américains à la Russie. Le président Obama lui-même, dans son discours aux Nations Unies de septembre 2014, s’arrêtant sur les trois problèmes majeurs auxquels était confrontée, selon lui, la communauté internationale, avait mentionné Ebola, l’agression russe, et la brutalité des terroristes en Syrie et en Irak. Le président du Joint Chief of Staff, le général Dempsey, a pour sa part déclaré en juin 2015 que la Russie compte au nombre des États qui « menacent [les] intérêts de sécurité nationale » américains ; quant à son successeur, le général Dunford, il a indiqué, peu de temps avant sa confirmation par le Sénat, que la Russie constituait une « menace existentielle » Dan Lamothe, « Russia is Greatest Threat to the U.S., Says Joint Chiefs Chairman Nominee Gen. Joseph Dunford », The Washington Post, 9 juillet 2015.
Perception de la place de la Russie dans le monde et lecture de la scène internationale
Le document, qui réitère l’ambition maintes fois formulée par Moscou de « rehausser le rôle de la Russie dans le monde polycentrique en formation », fait part de la conviction des autorités russes que leur pays prend une part croissante « dans la résolution des grands problèmes internationaux, le règlement des conflits militaires, la réalisation de la stabilité stratégique et de la suprématie du droit international dans les relations internationales » – ce qui fait indirectement référence à, entre autres, l’engagement de la Russie dans la négociation de l’accord sur le nucléaire iranien et son intervention militaire en Syrie. Cette mention permet aussi de contrebalancer l’image d’une Russie isolée sur la scène internationale en raison de son comportement en Ukraine par celle d’une Russie dont l’action est utile et incontournable sur les dossiers internationaux majeurs. La Russie se présente ainsi comme acteur constructif et déterminant Dans la même veine, le texte avance que les relations russo-américaines ont une « influence clef … sur l’état de la situation internationale générale » (section « Stabilité stratégique et partenariat stratégique égalitaire ») tandis qu’elle impute aux pays occidentaux une part de responsabilité importante dans l’instabilité du monde et les échecs dans la lutte contre les défis communs (terrorisme, prolifération des armes de destruction massive…).
Le texte frappe en tout cas par la dureté des termes utilisés pour désigner l’Occident (auquel sont en particulier consacrés les points 12 à 18 de la partie II). Si cela n’est guère surprenant au regard de la teneur du discours des officiels russes (surtout depuis l’intervention de Vladimir Poutine à la Wehrkunde en 2007), les critiques s’avèrent néanmoins plus directes, moins génériques que dans les autres documents officiels de cette nature (notamment la doctrine militaire). On peut en donner ici quelques exemples. Les auteurs du texte, quand ils soulignent que selon eux, le rôle du facteur de force militaire dans les relations internationales ne se réduit pas, évoquent des éléments de la politique militaire des Occidentaux qui préoccupent notoirement la Russie – nouveaux moyens conventionnels stratégiques, défense antimissile… Ces éléments font l’objet de quelques développements dans le point 15 de la partie « La Russie dans le monde contemporain » : les défis posés par l’OTAN dans la perception du Kremlin sont décrits plus amplement (voir aussi point 106) ; il est indiqué qu’il sera difficile, aux yeux des autorités russes, de maintenir la stabilité globale et régionale compte tenu du déploiement en Europe, en Asie Pacifique, et au Proche-Orient d’éléments du système antimissile américain et de « la réalisation pratique du concept de ‘frappe globale’, du déploiement des systèmes non nucléaires stratégiques de haute précision » et dans le cas où seraient déployées des armes dans l’espace. Les États-Unis et l’Union européenne se voient aussi accusés d’avoir soutenu « le coup d’État anticonstitutionnel en Ukraine », provoquant ainsi une fracture profonde dans la société ukrainienne et l’apparition du conflit armé. La dénonciation des « doubles standards » dans la lutte contre le terrorisme s’adresse évidemment aussi aux pays occidentaux (dont il est suggéré qu’ils ont contribué à l’apparition et à l’influence grandissante d’État islamique) et renvoie au rejet par les Russes de la distinction opérée par les gouvernements occidentaux entre les oppositions à Bashar el-Assad qui sont fréquentables et celles qui ne le sont pas. Les auteurs du texte déplorent aussi, dans le point sur la prolifération des armes de destruction massive, que les États-Unis élargissent le réseau de laboratoires biologiques militaires sur le territoire d’États voisins de la Russie.
Le message principal – à destination de la population russe – est que la Russie paierait, aujourd’hui, le prix de l’indépendance de sa politique extérieure : ainsi, le renforcement du pays « intervient sur fond de nouvelles menaces à la sécurité nationale… La conduite par la Russie d’une politique étrangère et intérieure indépendante suscite de la résistance de la part des États-Unis et de leurs alliés, qui cherchent à conserver leur domination dans les affaires internationales ». Ces derniers la soumettraient à une politique de « containment » (sderjivanie Ce terme est également utilisé pour évoquer la dissuasion, mais il semblerait que le terme de « containment », régulièrement employé par les Russes pour désigner la politique des Occidentaux à leur égard, soit ici plus approprié.) fondée sur la « pression politique, économique, militaire et informationnelle ».
Quelques caractéristiques de la scène internationale telle que la Russie la voit
- formation d’un nouveau modèle international polycentrique mais sur fond de croissance de l’instabilité globale et régionale
- compétition pour le contrôle des ressources, des marchés et des voies de communication (notamment dans l’océan mondial et l’Arctique La doctrine militaire singularisait déjà, fin 2014, le besoin perçu par Moscou d’exercer une vigilance particulière quant à la recomposition des rapports de force dans l’Arctique. Le point 99 de la Stratégie de sécurité appelle au développement d’une coopération « égalitaire et mutuellement avantageuse dans l’Arctique »)
- inégalités du développement à l’échelle mondiale
- compétition entre États, s’appliquant de plus en plus au domaine des valeurs et des modèles de développement sociétal, avec une lutte d’influence s’appuyant sur tout le spectre des instruments politiques, financiers et économiques, d’information disponibles, y compris via les services spéciaux Les services spéciaux apparaissent régulièrement dans le document, ce qui traduit l’importance que le gouvernement russe leur accorde, tant comme menace subversive venant de l’extérieur que comme moyen d’action à l’étranger
- maintien du rôle du facteur force militaire
- maintien du risque de la prolifération des armes de destruction massive ; problème de la sécurité physique de sites et matières dangereux et de la diffusion incontrôlée des armements conventionnels, accroissant le risque qu’ils tombent aux mains des terroristes
- confrontation dans l’espace informationnel global, tendance d’États à utiliser les TIC à des fins géopolitiques
- exacerbation des menaces liées aux migrations illégales et incontrôlées, à la traite des êtres humains, au narcotrafic, aux autres manifestations de la criminalité organisée transnationale
- détérioration de la situation démographique mondiale, problèmes environnementaux, et de sécurité alimentaire, déficit en eau douce
- influence croissante des facteurs politiques sur les processus économiques et tentatives de certains États d’utiliser des moyens économiques, des instruments de politique financière, commerciale, d’investissement et technologique à des fins géopolitiques
- risque de nouvelles crises financières et économiques d’envergure lié à la croissance de la dette souveraine, la volatilité du marché des hydrocarbures…
Le discours désormais classique de la Russie consistant à déplorer l’absence d’une sécurité égale et indivisible pour tous les États est présent, mais il ne porte plus seulement sur la région euro-atlantique Sur l’architecture de sécurité euro-atlantique, les rédacteurs de la Stratégie avancent que la crise des migrants montre « l’inconsistance du système de sécurité régionale … fondé sur la base de l’OTAN et de l’Union européenne », dont la Russie martèle depuis des années qu’il est nocif pour sa sécurité et sa place en Europe, et formulent en substance une accusation à l’endroit des acteurs occidentaux, qui auraient transformé l’Ukraine en foyer d’instabilité durable à proximité directe des frontières de la Russie. Le point 97 réitère en substance la demande russe d’une nouvelle architecture de sécurité européenne reposant sur des engagements juridiquement contraignants strictement définis., mais aussi sur l’espace eurasiatique Cela renvoie bien sûr à la situation en Ukraine, qui symbolise et transcende, dans l’analyse russe, la stratégie occidentale visant à miner ou ignorer les intérêts de Moscou dans sa « sphère d’intérêts privilégiés » (c’est en ces termes que Dmitriï Medvedev, alors qu’il était président, avait désigné l’espace ex-soviétique). Le point 17 du document précise d’ailleurs cette analyse, accusant l’Occident de chercher à contrer les processus d’intégration et de créer des foyers de tension dans cette zone et l’Asie Pacifique Cette mention peut être une façon de réaffirmer la solidité du partenariat stratégique avec la Chine, avec laquelle la Russie milite depuis plusieurs années pour une architecture de « sécurité indivisible » en Asie Pacifique, mais aussi d’exprimer son inquiétude quant au risque d’avoir un jour à se positionner dans le cas d’un conflit entre la Chine et les États-Unis dans cette même région.. La Russie se considère ainsi soumise au « développement de processus de militarisation et d’une course aux armements dans des régions avoisinantes » (ce qui fait référence au déploiement des éléments du bouclier antimissile américain, aux ajustements de la politique de l’OTAN suite au conflit ukrainien et au sommet de Newport de l’Alliance, etc.).
Il se peut que la virulence du positionnement russe sur le « problème occidental » tel qu’il s’exprime dans la Stratégie de sécurité traduise aussi un sentiment d’échec par rapport à certaines visées de la campagne aérienne menée en Syrie, dont Moscou espérait sans doute qu’elle amène les gouvernements occidentaux à plus d’ouverture à son endroit. Or, près de quatre mois après le début des frappes russes, la Russie est toujours décrite comme une partie du problème plutôt que de la solution en Syrie par beaucoup de responsables occidentaux ; et les sanctions européennes n’ont par ailleurs pas été levées à la fin de 2015. Le ton de la Stratégie vise aussi peut-être à « impressionner » les membres de l’Alliance atlantique avant le sommet de Varsovie (juillet 2016) et ceux de l’Union européenne, qui auront de nouveau à statuer sur les sanctions à l’été prochain.
Les autorités russes cherchent, comme cela a été souligné, à amplifier l’idée que la Russie est un acteur essentiel dans la recomposition en cours de l’ordre international, qui doit selon elle réduire le leadership occidental. Cette partie du message s’adresse probablement aussi à d’autres puissances – Chine, Inde, Moyen-Orient – en réponse au souci bien réel de la Russie de ne pas se trouver déclassée sur la scène internationale en recomposition, dans laquelle, au-delà de son discours satisfait sur l’émergence d’un ordre international polycentrique, elle se sent probablement mal à l’aise du fait des grandes limites de ses capacités économiques et technologiques mais aussi de son peu d’attractivité politique et culturelle. Éviter ce déclassement est peut-être, d’ailleurs, l’un des objectifs secondaires de l’intervention militaire et de l’offensive diplomatique russes en Syrie.
La situation intérieure : un état des lieux lucide et mitigé
Le document propose une forme de catalogue des problèmes internes auxquels la Russie fait face, confortant probablement son malaise face au monde tel qu’elle le voit : polycentrique, certes, mais marqué par le renforcement de l’instabilité globale et régionale.
A bien des égards, le bilan de la situation interne russe, sans complaisance, semble contredire l’affirmation dans la partie internationale (La Russie dans le monde contemporain, voir annexe) que la Russie s’est renforcée et que « son économie a su maintenir et renforcer son potentiel en dépit de l’instabilité de l’économie mondiale et des sanctions ». La liste des problèmes auxquels la Russie est objectivement confrontée est longue : corruption, criminalité, part toujours importante de l’économie de l’ombre, manque de confiance du citoyen dans la justice et les services de maintien de l’ordre, qualité de vie insuffisante, vulnérabilité au terrorisme, retard dans le développement technologique, dépense inappropriée des fonds publics, croissance des inégalités de revenus, abaissement de la qualité des biens de consommation et des services à la population, pauvreté, problèmes démographiques (même si une amélioration relative de la situation est relevée), insuffisance de la protection des droits et libertés individuels, faiblesse de la compétitivité et de la productivité du travail, maintien du modèle fondé sur l’export de matières premières, forte dépendance à la conjoncture économique extérieure, système financier mal protégé, amenuisement des ressources naturelles, inégalités de développement entre les régions, fragilité du climat de l’investissement, fuite des capitaux, etc. Les solutions formulées sont, comme le soulignent des observateurs occidentaux, vagues et génériques ; cela dit, cela correspond à la nature de la Stratégie, document cadre, tandis que (comme déjà précisé) les politiques sur ces divers enjeux sont censées faire l’objet de stratégies individuelles plus spécifiques.
L’apparente contradiction qui se dessine ainsi entre l’assurance affichée dans la première partie du document et le descriptif de la situation nationale peut toutefois être interprétée comme une confirmation de ce qu’il serait illusoire d’escompter que ses difficultés économiques, sociales et autres problèmes internes amènent la Russie à faire davantage profil bas sur la scène internationale, notamment dans ses rapports avec les puissances occidentales (même si la coopération n’est pas rejetée par principe, voir infra).
Le texte suggère en revanche une forte préoccupation quant aux interactions dangereuses entre l’interne et l’international. A cet égard, un premier élément porte sur le risque de déstabilisation interne lié à l’action d’acteurs étrangers. Cette évocation porte essentiellement sur l’Occident, accusé de manière récurrente de chercher à susciter des « révolutions de couleur » dans le voisinage de la Russie, voire un changement de régime à Moscou Cette préoccupation, liée initialement aux « révolutions de couleur » en Géorgie, Ukraine et Kirghizstan, a été fortement alimentée par les printemps arabes puis les manifestations en Russie à l’occasion des dernières élections. La déstabilisation interne via l’incitation ou l’encouragement à (inspirirovanie) des révolutions de couleur apparaît nommément dans la liste des menaces à la sécurité de l’État et de la société ; le texte condamne aussi la « pratique consistant à renverser des régimes politiques légitimes », qui, selon ses auteurs, tend à s’étendre. Ce thème était déjà très présent dans la doctrine militaire, qui présentait le « risque occidental » comme s’incarnant dans le domaine aussi bien politique que militaire. La Stratégie de sécurité évoque par ailleurs la confrontation dans l’espace informationnel global, en soulignant les efforts de certains pays pour utiliser les TIC en vue d’atteindre des objectifs géopolitiques « notamment via la manipulation de la conscience sociale et la falsification de l’histoire »…
Dans cette perspective, l’insistance, dans le texte, sur la nécessité de préserver et développer les valeurs spirituelles et morales russes traditionnelles et sur la formation d’une relation « saine » des Russes à leur histoire apparaît à la fois comme un message défensif à l’égard du monde extérieur, mais également comme un moyen de consolider l’unité de la population russe et de ses dirigeants autour d’un thème classique et fort – la nécessité de prémunir le pays contre les influences « subversives » extérieures (dont celles de l’Occident). Ce thème n’est pas nouveau dans la « psychologie nationale » russe, mais il a été sensiblement réactivé par les événements récents. La lecture du texte suggère toutefois que les acteurs identifiés comme étant à l’origine de ces risques pour la stabilité intérieure et l’identité nationale (valeurs) ne sont pas qu’occidentaux – et pas qu’extérieurs.
Un deuxième élément porte sur les risques extérieurs qui pèsent sur l’économie russe. Une des priorités stratégiques affichées est de faire de la Russie l’un des pays leaders non seulement en termes de taille du PIB mais aussi de capacité à résister à l’influence des menaces intérieures et extérieures à sa sécurité économique. Le texte déplore à plusieurs reprises l’effet des sanctions (les « mesures économiques restrictives ») et les regroupements économiques à visées géopolitiques susceptibles d’avoir une influence négative sur la situation de la Russie. Certains États, affirme le texte, « tentent d’utiliser des moyens économiques, des instruments de politique financière, commerciale, d’investissements et technologique pour atteindre leurs objectifs géopolitiques, ce qui affaiblit la stabilité du système des relations économiques internationales, qui se caractérise, entre autres, par le risque de nouvelles crises financières ». Ces critiques, déjà présentes en substance dans le discours de V. Poutine lors du discours à l’ONU de 2015, renvoient au TPP et son équivalent transatlantique, à la dénonciation de l’hégémonie du dollar, au recours aux sanctions. Ces thèmes reviennent également fréquemment dans le discours d’organismes ou forums multilatéraux sur lesquels la Russie mise pour porter son influence internationale – le BRICS en particulier. La réponse à ces tendances, dans l’esprit des auteurs de la Stratégie, réside dans des accords régionaux ou sous-régionaux (probablement, dans une perspective russe, l’Union économique eurasiatique, le BRICS, l’Organisation de coopération de Shanghai…), qui sont perçus comme des éléments protecteurs contre les phénomènes de crise (de même que le recours à des monnaies régionales Cela renvoie, entre autres, à la critique des BRICS sur la suprématie du dollar dans les transactions internationales, ou encore à l’effort de la Russie et de la Chine pour régler une partie de leurs échanges commerciaux en monnaies nationales).
Ce volet du contenu de la Stratégie de sécurité vise d’une part à relativiser la responsabilité des autorités russes dans la situation économique actuelle de la Russie A cet égard, les observateurs occidentaux affichent parfois une analyse ambiguë, avançant que la politique de sanctions impacte la santé économique de la Russie (ce qu’il est difficile de nier) tout en déplorant que les autorités russes instrumentalisent ce thème pour diluer leur responsabilité dans la crise que traverse aujourd’hui le pays. Mais il renvoie aussi à l’attitude traditionnellement assez défensive de la Russie par rapport à son insertion dans l’économie globalisée, perçue comme porteuse de dangers « dans un contexte marqué par les déséquilibres structurels dans l’économie et le système financier globaux, la croissance de la dette souveraine et la volatilité du marché de l’énergie, le risque d’une crise financière et économique majeure demeure élevé », attitude qu’auront renforcée les sanctions, qui ont réactivé le discours officiel russe évoquant la capacité nationale à l’autosuffisance. La Stratégie préconise en tout cas la plus grande indépendance possible du pays en matière économique – ce qui s’incarne dans les thèmes présents dans le texte de l’indépendance alimentaire et énergétique, de la substitution aux importations…
Les réponses à un environnement international jugé complexe
En réponse à un environnement de sécurité extérieure jugé très complexe, la politique de défense russe, s’inscrivant officiellement, selon le texte, dans une logique défensive (dissuasion stratégique et prévention des conflits), est mentionnée en premier dans les mesures destinées à assurer la sécurité nationale. Cela renvoie aux approches – revendiquées de longue date – de Vladimir Poutine qui veulent que la Russie ne pourra faire respecter sa vision du monde et sa conception de ses intérêts nationaux que si elle dispose d’une force militaire crédible. Dans le même temps, la Stratégie indique que la Russie souhaite éviter le recours à la force (qui ne vient en défense des intérêts nationaux qu’en dernier ressort) et une nouvelle coûteuse course aux armements (la conviction que telle est l’une des causes fondamentales de l’effondrement de l’URSS semble être prise en considération par Vladimir Poutine, qui évoque ce risque régulièrement).
Par ailleurs, le langage sur le nucléaire n’est pas marqué par une dramatisation, ni par rapport à la doctrine militaire de 2014 (dont le contenu nucléaire n’avait d’ailleurs pas évolué par comparaison avec la version précédente), ni par comparaison avec la précédente stratégie de sécurité. La Stratégie appelle ainsi au « maintien du potentiel de dissuasion nucléaire au niveau suffisant », et ce au coût minimal (point 105). Cela reflète probablement le confort relatif que l’amélioration des conditions des forces conventionnelles mais aussi la progression accélérée, au cours des dernières années, du remplacement des systèmes nucléaires stratégiques hérités de l’époque soviétique apportent aux autorités russes.
Pour ambivalente qu’elle soit par rapport à une scène internationale instable et dangereuse et à son ancrage dans une économie globalisée à son sens encore trop dominée par des règles faisant le jeu des Occidentaux, la Russie insiste, dans la partie concernant les mesures internationales destinées à assurer la sécurité nationale, sur l’importance des coopérations internationales comme facteur de stabilité. À cet égard, le texte, réaffirmant la primauté de l’ONU comme élément central de la gestion des crises et des conflits, dessine la hiérarchie des orientations des autorités russes dans la conduite de la politique étrangère : cadres multilatéraux (BRICS, triangle Russie-Inde-Chine, OCS, APEC, G20…) ; pays de la CEI, Ossétie du sud et Abkhazie + développement de l’Organisation du Traité de sécurité collective et de l’Union économique eurasiatique ; Chine, Inde ; région Asie Pacifique ; Amérique latine et Afrique ; Union européenne ; États-Unis. Cela signe, entre autres, le souci de rééquilibrage de la politique extérieure russe entre le vecteur euro-atlantique et les vecteurs eurasiatique et asiatique – souci affiché depuis une dizaine d’années mais devenu plus tangible dans la période récente. Cela signifie, aussi, que la Russie n’est plus dans une posture de concessions et de compromis dans ses relations avec les pays occidentaux – dans sa perspective, ils sont à l’origine de la crise actuelle de ces relations, et la balle est dans leur camp. Comme souligné précédemment, le discours sur la nécessité de la coopération avec les puissances occidentales au nom de défis communs devant transcender les divergences (prolifération des armes de destruction massive, terrorisme, etc.) est certes présent mais il apparaît moins « convaincu » puisqu’elles sont accusées en substance d’alimenter ces dangers par leurs politiques.
Cependant, les coopérations avec l’Occident ne sont pas impossibles. On notera ici que la Stratégie de sécurité nationale américaine (février 2015), tout en dénonçant l’agression de la Russie, sa propagande et sa coercition sur des États alliés ou partenaires de Washington, souligne que les autorités américaines (p. 25) entendent laisser « la porte ouverte à une plus grande collaboration avec la Russie dans des domaines d’intérêts communs si elle opte pour une voie différente – une voie de coopération pacifique qui respecte la souveraineté et le développement démocratique des États voisins ». De la même manière, la SDSR britannique 2015 affirme que « nous continuerons à chercher à engager la Russie sur la sécurité globale, ce qui inclut les efforts pour répondre à la menace d’EI, en nous appuyant sur la coopération fructueuse partagée dans les négociations sur le programme nucléaire iranien ».
Toutefois, les auteurs de la Stratégie russe formulent des conditions préalables : l’OTAN devra accepter un partenariat sur une base égalitaire, et le niveau de la coopération sera fonction de la volonté de l’Alliance à prendre en compte les intérêts légitimes de la Fédération de Russie. Avec les États-Unis, maîtrise des armements, mesures de confiance devront être remises au goût du jour. Dans sa formulation à ces sujets, le texte renvoie au souci des Russes, qui se disent favorables à la poursuite du désarmement nucléaire sur des bases bilatérales et multilatérales, d’amener les États-Unis à accepter des contraintes sur les défenses antimissiles, les armements conventionnels stratégiques, les éventuels déploiements d’armes dans l’espace.
Pour terminer on peut noter quelques points d’intérêt que les orientations de la diplomatie russe dans les mois à venir éclaireront peut-être :
- Les lignes sur l’Union européenne (point 97) évoquent la possibilité d’harmoniser les projets d’intégration en cours en Europe (UE) et dans l’espace post-soviétique (Union économique eurasiatique, UEE) ; le « retour » de ce thème surprend alors que le conflit ukrainien semblait l’avoir durablement compromis, et alors que les présidents Poutine et Xi Jinping ont déclaré en mai 2015 que l’UEE et la Ceinture économique des routes de la soie avaient vocation à s’articuler l’une avec l’autre.
- Le texte évoque la notion d’épuisement des ressources naturelles, la nécessité d’assurer l’indépendance énergétique de la Fédération de Russie.
- La protection des droits des compatriotes à l’étranger, au cœur de la politique russe dans le conflit ukrainien, n’est mentionnée qu’à deux reprises, sans développements. Cela reflète peut-être la prise en compte des craintes que ce positionnement du Kremlin a inspirées aux pays de l’ex-URSS, même les plus proches de Moscou, ces derniers se montrant en conséquence plus réservés dans les démarches d’intégration avec la Russie (mais aussi, peut-être, la volonté du Kremlin marquée depuis plusieurs mois de prendre ses distances avec le « problème Donbass » et d’en libérer au maximum son action internationale).
Conclusion sous forme de synthèse
Ainsi, la Russie entend poursuivre sa politique d’affirmation internationale pour enraciner ce qu’elle voit comme la tendance à l’amenuisement du leadership occidental, tout en se fortifiant face à ce qu’elle comprend comme l’inévitable « contre-attaque » occidentale (selon un sentiment défensif très enraciné dans sa culture stratégique) en s’attachant à faire l’unité nationale autour de ses valeurs culturelles, morales, spirituelles et en travaillant à ses travers sociaux et économiques récurrents (point qui suscite spontanément un certain doute, compte tenu de l’échec des gouvernements successifs, au cours des vingt-cinq dernières années, à réformer en profondeur le tissu économique). Cela se traduit par une ambiguïté sensible entre l’affichage d’une grande assurance internationale et d’un fort esprit d’indépendance nationale d’une part, un bilan interne évoquant un Kremlin très conscient des faiblesses du pays d’autre part. La Russie n’est pas par principe fermée à la reprise d’un dialogue et d’une coopération avec les pays occidentaux sur des enjeux de sécurité communs – sur une base détériorée, certes, mais potentiellement utiles, vus de Moscou, s’ils permettent de calmer le jeu par rapport à la détérioration de la situation militaire et politique avec l’OTAN et les États-Unis. Mais dans cette perspective, il est illusoire d’escompter de la Russie une forme d’alignement sur les positions occidentales à la manière de ce qui a pu se produire régulièrement du début des années 1990 jusqu’à la seconde moitié des années 2000.
Annexe – Stratégie de sécurité nationale de la Fédération de Russie
(adoptée par oukase présidentiel n° 683, en date du 31 décembre 2015)
1. Considérations générales (pp. 1-3)
Vocation du document, définitions de certains termes utilisés (sécurité nationale, intérêts nationaux, menace à la sécurité nationale, réalisation de la sécurité nationale, priorités nationales stratégiques, système de réalisation de la sécurité nationale)
2. La Russie dans le monde contemporain (pp. 3-7)
État de la Russie, évaluation de la situation internationale dans laquelle elle évolue (avec une insistance marquée et critique sur la politique de l’Occident – Zapad), réponses privilégiées par la Russie
3. Intérêts nationaux et priorités stratégiques nationales (p. 8)
Intérêts nationaux à long terme
- Renforcement de la défense du pays, garantie de l’intangibilité du régime constitutionnel, de la souveraineté, de l’indépendance, de l’intégrité étatique et territoriale de la Fédération de Russie
- Renforcement de la concorde nationale, de la stabilité politique et sociale, développement des institutions démocratiques, amélioration des mécanismes de l’interaction État-société civile
- Rehaussement de la qualité de vie, renforcement de la santé de la population, développement démographique stable du pays
- Préservation et développement de la culture, des valeurs spirituelles et morales russes traditionnelles
- Augmentation de la compétitivité de l’économie nationale
- Acquisition par la Fédération de Russie du statut d’une des puissances mondiales leaders, dont l’activité est orientée sur le maintien de la stabilité stratégique et des relations de partenariat mutuellement avantageuses dans un contexte de monde polycentrique
Priorités nationales stratégiques dans la réalisation des intérêts nationaux
- Défense du pays
- Sécurité de l’État et de la société
- Accroissement de la qualité de vie des citoyens russes
- Croissance économique
- Science, technologie et éducation
- Santé
- Culture
- Écologie des systèmes vivants et utilisation rationnelle des ressources naturelles
- Stabilité stratégique et partenariat stratégique égalitaire
4. Assurer la sécurité nationale (pp. 9-38)
- Défense du pays (pp. 9-11)
- Sécurité de l’État et de la société (pp. 11-15)
- Rehaussement de la qualité de vie des citoyens russes (pp. 15-17)
- Croissance économique (pp. 17-23)
- Science, technologies et éducation (pp. 23-26)
- Santé (pp. 26-28)
- Culture (pp. 28-31)
- Écologie des systèmes vivants et utilisation rationnelle des ressources naturelles (pp. 31-33)
- Stabilité stratégique et partenariat stratégique égalitaire (pp. 33-38)
5. Fondements organisationnels, normatifs et juridiques, informationnels de la réalisation de la présente Stratégie (pp. 38-40)
Partie décrivant le rôle des différents acteurs institutionnels dans la réalisation de la politique de sécurité nationale sous l’égide du président, le rôle de coordination revenant au Conseil de sécurité
6. Principaux indicateurs de l’état de la sécurité nationale
Indicateurs d’évaluation de la situation de sécurité nationale
- Satisfaction des citoyens quant au degré de protection de leurs droits et libertés constitutionnels, de leurs intérêts individuels et de propriété (notamment contre des atteintes criminelles)
- Part des systèmes et armements modernes dans les forces armées et autres forces
- Durée de vie espérée
- PIB par habitant
- Rapport entre les revenus des 10 % de la population les plus aisés et les 10 % moins aisés
- Niveau de l’inflation
- Niveau du chômage
- Part des dépenses dans le PIB consacrées au développement de la science, des technologies et de l’éducation
- Part des dépenses dans le PIB consacrées à la culture
- Part du territoire national de la FR ne correspondant pas aux normes écologiques