Les catastrophes naturelles de grande ampleur agissent comme un révélateur de la position géopolitique d’une nation, permettant de décrypter ruptures et permanences de sa trajectoire. Le séisme qui a frappé le Royaume du Maroc dans la nuit du 8 septembre 2023 ne fait pas exception. D’une violence inédite, ce tremblement de terre a soulevé les montagnes de l’Atlas et a occasionné plusieurs milliers de victimes. Dans ce cadre, la réaction prompte du Roi du Maroc sur le déploiement des opérations de secours, racontée en détail par le quotidien L’OpinionPascal Airault, « Séisme au Maroc : dans les coulisses du jour le plus long de Mohammed VI », L’Opinion, 18 septembre 2023., a contribué à mettre en lumière la nouvelle position du Maroc dans le concert des nations, faite d’une combinaison d’autonomie stratégique et d’alliances renouvelées. Amplifiés par la dictature de l’immédiat caractéristique des réseaux sociaux, les inévitables débats, controverses et frustrations – corollaires obligés de ce type d’évènements dramatiques – ont permis à l’observateur d’identifier avec précision les positionnements des puissances à l’endroit du Maroc avec leurs agendas, parfois publics, plus souvent inavoués. Cette tragédie nationale a également permis d’exercer la volonté du Maroc, à savoir un positionnement régional et international rénové, dont la souveraineté est la clé de voûte. C’est à cette aune qu’il convient de lire le plan géant de reconstruction et de relance de 11 milliards d’euros annoncé par le chef de l’Etat jeudi 20 septembreFrançois Blanchard, « Séisme au Maroc : le roi Mohammed VI annonce 11 milliards d’euros pour la reconstruction », BFM TV, 20 septembre 2023., qui participe de cette projection de puissance du Royaume chérifien.
Dramatique s’il en est, le tremblement de terre n’est toutefois pas la cause du basculement du centre de gravité de la doctrine marocaine de coopération internationale et de politique étrangère, mais plutôt son révélateur. Cet épisode tragique est intervenu alors que le Royaume chérifien, sous le règne de Mohammed VI, qui a démarré en 1999, a opéré il y a près de vingt ans une modification de ses paramètres transactionnels avec ses partenaires. En affirmant de manière de plus en plus forte sa vocation à devenir une puissance africaine de premier plan, le Maroc a en effet donné la priorité à ses intérêts stratégiques vitaux, incluant le conflit de basse intensité du SaharaQui a connu des évolutions importantes ces trois dernières années avec la reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara en décembre 2020, suivie par celle de l’Espagne et de l’Allemagne en 2022, qui ont confirmé la proposition marocaine d’autonomie comme étant une base sérieuse et crédible pour résoudre le conflit., qui l’oppose à l’Algérie voisine depuis bientôt cinq décennies, tout en affichant une nouvelle forme d’équidistance avec les membres du Conseil de sécurité de l’ONU.
Cette nouvelle géopolitique du Maroc suscite presque naturellement des interrogations de la part d’alliés anciens et génère l’enthousiasme des nouveaux entrants, comme la couverture médiatique du séisme l’a révélé. Si les premiers veulent à tout prix conserver leurs positions, voire ne pas perdre de terrain dans une Afrique du nord et de l’ouest en profonde reconfiguration, les seconds veulent voir dans le pays une porte d’entrée stable en direction du continent, à partir de laquelle il est possible d’organiser leur projection économique et politique. Constatant l’empressement de certains pays, dont la France, à vouloir déployer « sans attendre » ses secours sur le territoire marocain suite au séisme, l’ancienne présidente d’Action contre la faim, Sylvie Brunel, relevait à juste titre dans les colonnes du Figaro qu’« en tant que pays émergent, qui se veut interlocuteur de l’Europe et qui aspire à un statut de puissance régionale en Afrique, Rabat veut montrer qu’il est souverain, capable de piloter les secours, et ne pas se comporter comme un pauvre pays meurtri que tout le monde vient charitablement secourir »Elisabeth Pierson, « Rabat ne veut pas se comporter en pays meurtri que le monde viendrait charitablement secourir », Le Figaro, 10 septembre 2023..
Il est ainsi indispensable de situer la trajectoire du Maroc dans un cadre plus large et d’examiner les déterminants de son évolution, tout en gardant à l’esprit le raccourci saisissant d’Henry Kissinger, qui affirmait en son temps que « les grandes puissances n’ont pas de principes, seulement des intérêts ».
Le Maroc : trois moments dans la mondialisation
Le Maroc a accueilli du 9 au 15 octobre 2023 les assemblées annuelles du Fonds monétaire international (FMI) et du groupe de la Banque mondiale à Marrakech, un demi-siècle après la dernière édition tenue en Afrique. A l’image de l’Italie, qui accueillit le sommet du G8 de 2009 quelques mois après le tremblement de terre de l’Aquila, le Royaume chérifien a immédiatement confirmé sa volonté de maintenir cet évènement d’envergure, prouvant à la fois sa résilience et sa capacité à gérer l’ordonnancement d’un conclave de cette envergure en concomitance avec les opérations de secours et de reconstruction.
Cette grand-messe multilatérale réunit près de 14 000 participants et intervient à un moment crucial pour les institutions de Washington, mises sous pression pour ne pas sacrifier le financement de la réduction de la pauvreté en faveur de celui de la transition climatique. Poussés par leurs bailleurs de fonds occidentaux, le FMI comme la Banque mondiale sont en effet sous le feu des critiques de la part des pays du « Sud Global »Richard Hiault, « La charge de Lula contre la Banque mondiale, le FMI et l’ONU », Les Echos, 23 juin 2023., qui leur reprochent notamment de vouloir accorder la majorité de leurs financements à des initiatives centrées sur les énergies renouvelables, alors que les pays en développement ou à revenu intermédiaire ne sont responsables qu’à la marge des émissions polluantes, à l’exception notable de la Chine et de l’Inde. Ce débat crucial, qui conditionnera l’avenir des deux institutions et leur nécessaire transformation, s’est donc déroulé en terre marocaine, constituant le troisième moment dans lequel le Maroc se situe au centre de la conversation sur la mondialisation.
En effet, il y a près de trente ans, le Maroc faisait sa grande entrée dans un monde de plus en plus globalisé où tous les débats étaient alors focalisés sur le libéralisme et l’ouverture commerciale suite à la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS. Le 15 avril 1994 s’achevait à Marrakech le cycle de négociations dit de l’« Uruguay Round », qui donna lieu à la naissance de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). 123 pays membres du GATT ratifièrent l’accord, donnant le signal de départ d’une économie mondialisée de plus en plus « plate » décrite dix ans plus tard par le best-seller de l’éditorialiste du New York Times Thomas L. Friedman dans son ouvrage The World Is Flat.
A la manœuvre lors des négociations abritées sur son sol, feu le Roi Hassan II confia au prince héritier – futur Mohammed VI – la lourde tâche de conduire la délégation marocaine, mais également de participer à la multitude d’arbitrages qui accompagnent inévitablement les grands évènements de ce type. Mohammed VI fut ainsi témoin et acteur privilégié de certains renoncements des pays du Sud et de la formidable asymétrie dans les négociations avec les grandes puissances. Le futur monarque marocain forgea lors de ce baptême du feu un certain nombre de convictions qu’il n’aura de cesse de promouvoir suite à son accès au trône en 1999, au premier rang desquels l’équilibre indispensable entre ouverture économique, croissance commerciale, et réduction des disparités. La première manifestation visible de la prééminence du volet social dans l’agenda du Roi se matérialisera du reste, quatre ans plus tard, lors du lancement de la Fondation Mohammed V pour la solidarité, qui s’imposera au fil des ans comme un instrument incontournable de l’expression de la solidarité nationale au Maroc. Gage de la centralité de l’institution, cette dernière participera, au même titre que le gouvernement ou l’armée, à la réunion du comité de crise de Mohammed VI le 9 septembre 2023, quelques heures après que le séisme a frappé le Maroc.
Le deuxième moment du Maroc dans la mondialisation intervient lors de la tenue de la COP22, toujours à Marrakech, en 2016. Succédant à la COP21 de Paris, la COP en terre marocaine est celle « de tous les dangers ». En effet, après l’enthousiasme enregistré à Paris en 2015, des lignes de fracture commencent à se faire jour, notamment entre les Etats-Unis et la Chine, principaux responsables des émissions polluantes. Il s’agit donc, pour le pays organisateur, de tenter de réconcilier des points de vue à première vue très divergents, tout en mettant en avant l’agenda africain. Pour ce faire, Mohammed VI et les négociateurs marocains vont jouer les « missi dominici » auprès des représentants des grandes puissances, arguant notamment que la COP22 de Marrakech doit mériter son surnom de « COP de l’action » en mettant en place les mécanismes opérationnels découlant des accords de Paris. Soucieux d’afficher l’unité du front africain mais également de positionner son paysYoussef Aït Akdim, « Rabat profite de la COP22 pour organiser un mini-sommet panafricain », Le Monde, 15 novembre 2016., Mohammed VI décide de réunir, le 16 novembre, dans un conclave inédit, une trentaine de chefs d’État et de gouvernement du continent. Ce « sommet dans le sommet » est en réalité l’illustration d’une stratégie africaine au long cours portée par le Maroc, bâtie sur la promotion des partenariats Sud-Sud et une offensive de grande ampleur des entreprises marocaines sur le continent dans la finance, le BTP, ou encore les services, qui a permis au pays de devenir, en 2019, le deuxième investisseur sur le continent et le premier en Afrique de l’Ouest.
Pris ensemble, ces trois moments illustrent la volonté du Maroc de marquer de son empreinte les « grands sujets » qui impactent la marche du monde : commerce, transition climatique, et financement du développement. Mais ceci ne raconte qu’une partie de l’histoire, car en réalité, depuis deux décennies, le Maroc affirme de plus en plus la dimension multipolaire de sa politique extérieure.
Un Maroc qui affirme sa dimension multipolaire
A l’instar d’une version contemporaine de la politique gaullienne dite « de la chaise vide », l’annonce officielle de l’absence, en août dernier, du Maroc au sommet des BRICSAcronyme formé à partir des noms des pays participants (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Le BRICS, à la suite du sommet en Afrique du Sud, va s’élargir progressivement à six autres pays. à Johannesburg a marqué l’ouverture de cette réunion. Annoncée par le gouvernement sud-africain, la demande du Maroc de rejoindre ce club a été fermement démentie par une source du ministère des Affaires étrangères relayée par l’agence officielle marocaine MAP« Il n’a jamais été question pour le Maroc de participer à la réunion ‘BRICS/Afrique’ à quelque niveau que ce soit (source autorisée du MAEC) », www.mapexpress.ma, 19 août 2023. : « Le Royaume n’a jamais envisagé de répondre positivement à l’invitation de la réunion BRICS-Afrique, ni de participer à cette réunion à quelque niveau que ce soit ». Cette même source autorisée pointait également – dans un langage peu diplomatique – à l’intention des médias la « légèreté notoire de la diplomatie sud-africaine », aux « habitus improvisés et imprévisibles ». Même si le Maroc n’a pas été le seul pays à subir de pareilles entorses protocolaires dans le cadre de ce sommet, sa réaction est emblématique du statut et de la place qu’ambitionne d’occuper le Royaume chérifien sur l’échiquier international dans cette deuxième décennie du XXIe siècle : le Maroc peut être un allié, il n’est pas pour autant un aligné. De fait, ce sommet des BRICS a tourné au bras de fer entre la Chine et l’Inde. Pékin a brandi son agenda fondé sur une opposition fondamentale à la politique américaine. L’Inde, de son côté, souhaitait que ce club se limite à incarner ce qu’il est convenu d’appeler désormais le « Sud global », c’est-à-dire un projet alternatif à la gouvernance des démocraties occidentales. L’Europe a été mise à l’écart, comme l’a montré la fin de non-recevoir transmise au président français Emmanuel Macron qui souhaitait être invité pour s’exprimer. Ainsi, la Chine a réussi à transformer les BRICS en un « anti-G7 » avec un message central : le temps de l’Occident est dépassé. Dans ce contexte, il apparaît évident que le Maroc ne pouvait brouiller son message en participant au sommet. En effet, le Royaume ne souhaitait vraisemblablement pas être catalogué dans le camp des « anti-occidentaux », ni mettre en péril son agenda africain en se positionnant trop fortement du côté des grandes puissances asiatiques.
Depuis son accession au trône, Mohammed VI a mené une véritable offensive diplomatique en Afrique sub-saharienne. Cette dynamique fait aujourd’hui du Maroc l’un des pays d’Afrique du Nord les plus implantés dans cette région, au point d’en devenir un acteur majeur. Si cette politique étrangère africaine s’appuie sur des moyens classiques, comme le développement d’un réseau d’ambassades et de consulats, elle se déploie également sur le terrain économique via les entreprises marocaines ou encore des stratégies d’accords et d’alliances en direction des organisations étatiques régionales. Elle s’appuie enfin sur une diplomatie relevant davantage du soft power, à savoir la combinaison des dimensions culturelles, cultuelles, sportives ou humanitaire. Au plan sécuritaire, cette diplomatie reste marquée par la question du Sahara, et notamment la question de la sécurité de l’arc sahélien, dans lequel le Maroc joue un rôle de plus en plus prépondérant bien que n’étant pas un pays du « champ » sahélien mais plutôt une partie concernée et intéressée. Naturellement, cette nouvelle partition marocaine dans le concert des nations n’est pas sans provoquer quelques frottements avec ses partenaires européens traditionnels.
Il y a encore quinze ans, peu de personnes connaissaient ou s’intéressaient à la politique africaine du Maroc. Celle-ci était considérée au mieux comme une diplomatie de niche. Aujourd’hui, cette dimension de l’identité et de la diplomatie du Royaume est de plus en plus visible, car le Maroc a su proposer un récit et une action qui résonnent avec l’aspiration des pays africains à s’affranchir des tutelles. En s’érigeant en nation qui se projette comme un pont industriel et économique entre le vieux continent et le berceau de l’humanité, tout en occupant le rôle de stabilisateur des migrations sur le plan sécuritaire, Rabat ambitionne d’occuper une place régionale incontournable. Le Royaume se rapproche donc de la position la plus avantageuse pour lui : celle d’Etat pivot.
La stabilité marocaine, garante d’un équilibre régional plus large ?
A un moment de l’histoire du monde où la multipolarité s’installe et où les anciens équilibres cèdent la place à de nouveaux déséquilibres, il est possible de souligner un paradoxe issu du 24 février 2022, date du déclenchement du conflit ukrainien. L’onde de choc qui a suivi a probablement accéléré l’avènement de l’ère post-mondialisation en déstabilisant les économies tout en faisant monter en puissance la visibilité et le rôle de certains pays dans la zone moyen-orientale et sur le continent africain, incluant le Maroc. Mais pour Rabat, cette séquence n’est pas isolée, elle s’inscrit dans le prolongement d’une autre dynamique favorable : la gestion efficace de la pandémie de Covid-19. Combinée à une série d’annonces de réformes transformatrices sur le plan social, la pandémie a été le révélateur des forces sous-estimées du Royaume. Grâce à la mobilisation du tissu industriel pour produire – puis exporter – en masse masques et gel hydroalcoolique, le pays a fait la démonstration de sa capacité à se hisser à la hauteur de l’enjeuNaïla Khelifi, Boris Thiolay, « Maroc, le Royaume du masque », L’Express, 6 mai 2020.. De fait, en conjuguant le temps tactique, à travers le principe de précaution maximum utilisé lors de la pandémie, avec la volonté d’étirer l’agenda et de projeter le pays sur les temps longs, le Royaume chérifien a tenté de démontrer que la résilience n’est pas antinomique de l’émergence.
Cette capacité à la résilience démontrée durant cette épreuve incite à examiner les racines de cette dynamique et à revisiter l’histoire de l’orientation africaine de la diplomatie depuis le début du règne de Mohammed VI dans ses fondements, ses intérêts, ses champs d’action, ses difficultés et ses conséquences. Il faut ainsi situer le contexte : le retour du Maroc en 2017 au sein de l’Union africaine (UA) a constitué un changement paradigmatique, faisant dire au chercheur de l’IRIS Philippe Hugon que « [l]a réintégration du Maroc […] le 30 janvier 2017, ainsi que l’accord de principe de son adhésion à la CEDEAO les 5 et 6 juin 2017 au 51e sommet de la CEDEAO à Monrovia, sont deux grandes réussites diplomatiques pour le royaume. Elles ont été longuement préparées par les divers volets de la diplomatie marocaine qui combine diplomatie des voyages et du portefeuille, influence religieuse, accords de sécurité et coopération militaire, et surtout diplomatie économique avec les pays africains »Philippe Hugon, « Le retour du Maroc au sein de l’Union africaine et son adhésion à la CEDEAO : quelles conséquences pour les ensembles régionaux ? », www.iris-france.org, 22 juin 2017.. Cette offensive diplomatique est allée de pair avec la reconnaissance de plus en plus répandue au sein de l’UA de la marocanité du Sahara. Une quinzaine de pays africains ouvrent alors des consulats dans le sud du pays, contribuant à un « changement des consciences » voulu par Rabat. Or, jusqu’au début du règne de Mohamed VI, la diplomatie marocaine consistait à passer ses relations au tamis de la question saharienne. Tout pays qui soutenait le Front Polisario comme un représentant légitime du peuple sahraoui se trouvait écarté de l’agenda marocain. Cette pratique avait conforté sa prise de distance vis-à-vis de plusieurs sphères de coopération multilatérales africaines.
Puis Mohamed VI décide d’imprimer sa marque et applique une politique profondément renouvelée. Longtemps accusé de défendre ses intérêts territoriaux au détriment d’une vision solidaire avec l’Afrique, le Royaume a voulu au contraire démontrer que la défense de ses intérêts n’était pas incompatible avec l’expression de cette solidarité. Dans cette perspective, la diplomatie bilatérale est apparue comme le cadre le plus propice. La prééminence royale sur la politique étrangère a joué un rôle central dans ce processus. En effet, la pérennité des accords de coopération reposait sur la caution symbolique apportée par le monarque à l’entretien de liens personnels avec les chefs d’État africains. En l’espace de quinze ans, Mohamed VI a tissé des liens directs avec les dirigeants africains en se déplaçant dans plus de quarante pays. Des accords de coopération multisectoriels ont été signés et garantis par le Roi, en particulier au sein de l’espace francophone. C’est ainsi que les établissements bancaires et financiers du Maroc ont joué un rôle déterminant dans le décollage économique de l’Afrique de l’Ouest. La pratique combinée du soft power, d’une politique du récit, et de la technique de la diplomatie indirecte a porté ses fruits. La reconnaissance des provinces sahariennes n’étant plus une condition à l’établissement d’un cadre de coopération, le champ était, désormais, beaucoup plus libre. Les visites royales n’ont pas tardé à produire des résultats positifs.
Dès 2016, une dizaine de pays africains, sur les vingt-six qui soutenaient habituellement les positions algériennes, changeaient officiellement leur position et ne reconnaissaient plus le Front Polisario comme représentant légitime du peuple sahraoui. Mais, encore une fois, cet objectif n’a pas constitué le vecteur de la nouvelle politique africaine du Maroc. Depuis le début du règne de Mohammed VI, celui-ci s’est davantage ouvert aux marchés mondiaux des capitaux, ce qui s’est traduit par des investissements considérables dans les infrastructures du secteur industriel et des services. La présence économique marocaine s’est dès lors affirmée dans différents secteurs en Afrique, parmi lesquels les industries minières, les infrastructures, les banques et assurances, l’agriculture et l’agroalimentaire, les télécommunications et les finances. Aujourd’hui, le Maroc est le premier investisseur en Afrique de l’OuestYousra Abourabi, « Maroc : comment le royaume a construit son leadership africain », Le Point, 2 mars 2021.. A partir de ce socle, il a été possible d’élaborer un récit national. Les discours-programmes du Roi Mohamed VI décrivent chaque année l’agenda des réformes économiques et sociales et réaffirment souvent l’orientation de plus en plus africaine de Rabat.
Sur le plan de la doctrine de politique étrangère, le Roi a opté pour la notion de « juste milieu ». Au départ une expression philosophique, puis religieuse, cette notion a été dotée d’une valeur politique irrigant un corpus, une « Pax Marocana ». Le pays déploie ainsi des diplomaties humanitaires, culturelles et religieuses au service de la coopération Sud-Sud en Afrique. Elles expriment la volonté du Maroc d’être reconnu dans sa modération religieuse et politique, sur la base de sa propre identité nationale d’État multiculturel, sans chercher toutefois à exporter son modèle. Sur le plan religieux, le Maroc a entrepris la diffusion de son modèle d’encadrement de l’enseignement et des pratiques religieuses, présenté comme un levier contre l’extrémisme. Le statut de Commandeur des Croyants, conféré au Roi, légitime cette dimension.
Une nouvelle ère de la diplomatie marocaine ?
Évoquer une nouvelle ère de la diplomatie marocaine, marquée par des préoccupations économiques et sécuritaires, revient à identifier les préoccupations et intérêts nationaux du Maroc. Cette politique est fondée sur une volonté d’intégration mais aussi de singularité au sein du cercle arabo-musulman. Fort de son statut particulier, le Maroc s’inscrit dans cette sphère en marquant son empreinte : une forte identité islamique fondée sur une vision modérée de l’islam et un alignement avec la diplomatie de la Ligue arabe nuancé par une politique pragmatique vis-à-vis d’Israël et de l’Occident. Cette attitude trouve son origine dans une tradition politique qui a permis au Maroc de s’impliquer dans les initiatives et négociations secrètes qui ont jalonné le conflit israélo-palestinien depuis les années 1970. Même après la reprise des relations diplomatiques avec Israël en 2020, le Royaume chérifien a maintenu son soutien à la cause palestinienne sans soulever de protestations du côté israélien. Ces caractéristiques sont considérées par le pouvoir marocain comme les marqueurs d’une originalité qu’il utilise auprès des institutions internationales. De cette manière, le Maroc est devenu un interlocuteur privilégié des puissances étrangères au sein du monde arabe.
Afin de se démarquer de ses voisins maghrébins, le Maroc a fait le choix d’une construction progressive d’une relation privilégiée avec l’Occident. Cette tendance était déjà marquée pendant la Guerre froide. Bien que l’activité politique du communiste Ali Yata, dans les années 1970, avait suscité les suspicions du gouvernement américain, le Maroc a agi afin d’empêcher la montée en puissance des mouvements révolutionnaires communistes. D’ailleurs, le Maroc fut intégré de façon stratégique dans le bloc occidental dès les années 1950. A l’époque, le Roi Mohamed V déclare le communisme incompatible avec la religion musulmane, ce qui ancre le pays dans le camp occidental. Son successeur Hassan II renforcera cette alliance, en participant à des opérations de l’OTAN en Bosnie et en se positionnant aux côtés de Washington lors de la Guerre du Golfe en 1991 en envoyant un contingent de 2 000 hommes en Arabie saoudite. Le Maroc fut ainsi perçu comme un rempart contre l’islamisme dans les années 1980. Pendant ce temps, le voisin algérien était la cible d’une potentielle révolution islamique radicale. La politique d’Hassan II envers les mouvements islamistes au Maroc a pu créer un sentiment de stabilité. Afin de juguler leur activisme, le Roi est allé jusqu’à les intégrer dans le jeu politique normé, ce qui fut alors considéré comme à la fois une prise de risque et le signe d’une maturité politique.
Aux yeux des États-Unis, le Maghreb représente un intérêt en premier lieu du fait de sa position géostratégique, de la menace terroriste sous-jacente en son sein et des opportunités économiques qu’il offre. De la même façon, les États-Unis considèrent le conflit autour du Sahara comme un sujet relativement mineur, tandis que, pour le Maroc, il s’agit d’une affaire d’État de première importance. C’est la raison pour laquelle, ce dernier a mis de nouveau à profit la technique de la « diplomatie indirecte » qui lui a été utile, comme on l’a vu, pour rompre son isolement en Afrique au début des années 2000. Cette fois, la stratégie marocaine a consisté à s’appuyer sur l’expertise et l’efficacité de son appareil de renseignement dans la lutte antiterroriste pour se placer au centre de l’échiquier en matière de coopération avec les services occidentaux. Dans ce cadre, le Royaume a joué un rôle essentiel en permettant aux Américains d’identifier l’adjoint koweïtien d’Oussama Ben Laden, ou encore à Paris de localiser le terroriste Abdelhamid Abaaoud« L’aide du renseignement marocain dans la traque d’Abaaoud », Les Echos, 20 novembre 2015.. Dans le prolongement de cette coopération interservices, les discours de la diplomatie marocaine ont mis très tôt l’accent sur les menaces terroristes qui pesaient au Sahel. C’est ainsi que lors d’un discours télévisé en 2006, à l’occasion de la Marche verte, le Roi Mohammed VI a soutenu l’idée qu’un Sahara occidental indépendant serait une menace pour la sécurité de la région : « Nous réaffirmons […] notre attachement à l’unité du Maghreb arabe et notre volonté d’épargner à cet espace, ainsi qu’à la région du Sahel et aux rives méridionale et septentrionale de la Méditerranée, les risques calamiteux de balkanisation et d’instabilité qu’engendrerait l’implantation d’une unité factice ». A partir de cette date, le Maroc a systématiquement lié la question du Sahara aux enjeux sécuritaires, déclenchant ainsi une aide substantielle de l’administration américaine. Le Maroc est ainsi le pays du cercle arabo-musulman qui reçoit le plus d’aides après l’Égypte. Pour autant, ce soutien financier et logistique ne s’est pas traduit par un soutien politique sur la souveraineté marocaine sur le Sahara. Il faudra attendre le président Trump et sa politique de « game changer » au Proche et Moyen-Orient pour qu’un accord soit signé avec le Maroc, le 10 décembre 2020, portant la reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Cette reconnaissance est une victoire pour la diplomatie du Maroc. Par effet domino, de nombreux pays emboîtent le pas aux États-Unis sur le Sahara et le président Trump qualifie cette décision d’« historique ».
Les profondes transformations de la diplomatie marocaine ont donc modifié le regard de la communauté internationale, et notamment des États-Unis, sur ce pays. Son ouverture géopolitique offre au Maroc de nouveaux débouchés liés à son aura de puissance africaine. Ainsi, le 4 septembre 2023, le Maroc a obtenu le statut de partenaire de l’ASEAN, l’Association des nations de l’Asie du Sud-EstHicham Oukerzaz, « Le Maroc Partenaire de dialogue sectoriel de l’ASEAN : pourquoi ce succès diplomatique est important », www.lematin.ma, 5 septembre 2023.. Ce fait est pratiquement passé inaperçu du côté des observateurs européens. Pourtant il confirme la place occupée aujourd’hui par le Royaume chérifien : le Maroc est en effet le premier pays d’Afrique du Nord à occuper ce statut.
Le 19 octobre 1999, à l’occasion des funérailles du Roi Hassan II, le journaliste Bernard Guetta dressait, dans le journal Le Temps, le portrait du pays légué par le souverain à son héritierBernard Guetta, « C’est presque une démocratie que Hassan II lègue à Mohamed VI », www.letemps.ch, 26 juillet 1999.. Le jeune Mohamed VI, qui « avait dans sa tête les idées de son temps », rêvait de liberté mais d’une liberté accordée par le droit au lieu d’être concédée par le fait du prince. « Sentant sa fin venir, Hassan II a voulu enraciner la monarchie dans l’alternance politique, relégitimer une dynastie vieille de quatre siècles, en montrant que la royauté acceptait le vote populaire et que les partis, en acceptant de gouverner avec lui, faisaient allégeance au roi », écrivait le journaliste, qui risquait alors un pronostic : « Devenu monarchie du troisième type, ni pleinement parlementaire ni absolue, le Maroc devrait rester encore longtemps dans ce système empirique où le monarque, chef de l’exécutif, dirige le pays avec un gouvernement issu des urnes ». Cette analyse date de 1999. Vingt-quatre ans après, elle n’a pas pris une ride.
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