L’idée que le principal allié, garant de la sécurité des Européens, puisse être agressé sur son sol même ne figurait pas à l’évidence dans le logiciel intellectuel et politique des alliés de l’OTAN. C’est donc avec sidération qu’ont été accueillies à Evere les attaques terroristes du 11 septembre sur les Twin Towers de New York, la façade ouest du Pentagone et probablement le Capitole, le dernier des quatre appareils kidnappés par les terroristes, détourné par ses passagers, s’écrasant dans un champ de Pennsylvanie. Consciemment ou non, les Alliés vivaient alors dans l’idée qu’en dehors d’une attaque nucléaire, le territoire américain était à l’abri d’une agression sur son sol.
L’attentat perpétré le 26 février 1993 au Trade Center de New York par un groupe de radicaux islamistes de Jersey City, qui avait fait pénétrer un camion chargé d’explosifs dans les sous-sols de l’immeuble, sans d’ailleurs faire un grand nombre de victimes, n’avait guère retenu l’attention. Il était resté largement sans conséquences sur le plan de la lutte contre le radicalisme aux Etats-Unis, comme si le pays bénéficiait d’une sorte d’immunité native.
Les Alliés se montrèrent donc profondément surpris et choqués par la nature de l’attaque, notamment sur le symbole de New York que constituaient les tours du Trade Center ainsi que par le nombre des victimes du « Nine eleven » (près de trois mille morts). Ils furent également frappés par le désarroi qui régna à Washington dans les heures et les quelques jours qui suivirent : un président Bush dépassé par les événements (son vice-président Dick Cheney le remplaça aux commandes), l’incapacité des services de sécurité à recueillir des indices annonciateurs de l’agression (ce que devait confirmer le rapport ultérieur du Congrès), la paralysie du pays et le choc de l’opinion américaine devant un événement hors normes. La suspension de tous les vols aériens nationaux et intercontinentaux en provenance ou à destination des Etats-Unis qui bloqua des milliers de passagers européens sur le sol américain renforça, vu de l’OTAN, la perception d’une rupture radicale dans la relation habituelle avec les Etats-Unis.
Face à la situation, l’Alliance ne pouvait pas ne pas réagir et affirmer sa solidarité. Une déclaration publique, envisagée par certains, n’aurait pas été considérée à la mesure de l’événement, et se serait perdue dans la tempête médiatique. Le Secrétaire général de l’OTAN, George Robertson, un Ecossais rugueux et dynamique, comprit immédiatement qu’un geste exceptionnel était nécessaire. Il proposa l’invocation solennelle de l’article 5 du Traité, une première dans l’histoire de l’Alliance. Les réactions initiales de Washington furent assez tièdes : l’urgence mobilisait les esprits et l’OTAN n’était pas au premier rang des préoccupations au Département d’Etat et à la Maison blanche. L’insistance de George Robertson, appuyée par l’ambassadeur américain Dick Burns, au demeurant largement démuni d’instructions, emporta l’adhésion des membres du Conseil Atlantique, réunis en urgence. Sans grand enthousiasme, les Américains donnèrent le feu vert. Les capitales estimèrent que le moment n’était pas à la tergiversation, et seul le représentant permanent de la Belgique se vit, sur instruction, obligé de faire état des scrupules juridiques de son ministère : n’allait-on pas créer un précédent dangereux concernant la portée et l’interprétation de l’article 5 face à une attaque dont les contours étaient alors encore mal identifiés ? Qu’advenait-il des limites territoriales du Pacte atlantique ? Ces scrupules furent balayés.
Une fois la décision politique adoptée et saluée par Washington, la question se posa, pour l’Alliance, de comment marquer sa solidarité de manière concrète. L’idée fut avancée d’envoyer aux Etats-Unis les appareils de détection aérienne AWACS pour aider à la surveillance de l’espace aérien américain, alors encore sous embargo. Dire que la proposition fut accueillie avec enthousiasme par des autorités américaines débordées par la situation serait exagéré. Mais comment refuser ? Les AWACS de l’OTAN s’envolèrent pour l’Amérique ; après quelques semaines de figuration symbolique, on les pria de rentrer. Pendant cette brève période, les AWACS français prirent le relais dans les Balkans. Quelques semaines plus tard, les responsables de l’attentat ayant été identifiés, et l’accueil trouvé par Al-Qaeda en Afghanistan grâce au Saoudien Ben Laden ayant été mis en lumière, la riposte américaine s’organisa. Elle prit d’abord la forme d’une intervention de forces spéciales en appui aux groupes de résistants afghans engagés dans la reconquête de Kaboul face aux Talibans.
Parallèlement, et à la suite de la défaite de ces derniers, s’engagea une concertation, sous égide américaine, entre principaux pays occidentaux pour constituer le nouveau gouvernement afghan. L’hypothèse d’un appel au vieux roi Mohammad Zaher Shah, qui vivait en exil à Rome, mais qui demeurait toujours populaire en Afghanistan, était défendue par un certain nombre de nations, dont la France, comme instrument possible d’une réconciliation nationale. Elle fut écartée par Washington. Lors d’une réunion tenue à Bonn, les Américains imposèrent Hamid Karzai, ancien vice-ministre des Affaires étrangères avant l’arrivée du régime des Talibans et opposant déclaré à ces derniers. Non seulement appartenait-il à une grande famille de Kandahar, et donc à l’ethnie majoritaire pashtoun ; il avait également séjourné aux Etats-Unis, et, surtout, il était soutenu par l’Inde.
L’OTAN ne participa ni à ces transactions ni aux opérations qui permirent de chasser du pays les Talibans. A titre bilatéral, quelques alliés apportèrent aux Etats-Unis un soutien militaire (dont les Britanniques, les Australiens et les Français – ces derniers grâce à un appui aéronaval à partir du Charles de Gaulle mouillant dans l’océan Indien).
Ce n’est que dans la phase suivante que l’OTAN fut sollicitée pour engager une opération alliée concertée, la FIAS (Force Internationale d’Assistance à la Sécurité), pourvue d’un mandat des Nations unies (la résolution 1386 du Conseil de sécurité en date du 20 novembre 2001, portant sur le concours militaire à apporter au nouveau gouvernement afghan « en vue de faciliter la reconstruction de l’Afghanistan »). L’objectif de « nation building » figurait donc bien dans la mission de la FIAS. D’abord limitée à la sécurisation de la capitale, celle-ci fut ensuite progressivement étendue aux principales provinces mais toujours parallèlement à des opérations militaires américaines (opération Enduring Freedom-A), sous commandement distinct, incluant une action des forces spéciales. Les Français s’engagèrent très tôt auprès d’elles dans la région frontalière de Spin Bolak, à l’occasion de ce qui marqua la reprise des relations militaires bilatérales après le gel imposé par l’administration Bush suite au refus français de soutenir l’intervention en Irak.
Les effectifs de la FIAS, de 50 000 au départ, atteignirent bientôt le triple, avec la participation d’une quarantaine de pays, y compris des pays non membres de l’OTAN, dont certains combattaient parallèlement aux côtés des Américains en Irak. Afin de gérer la FIAS, deuxième intervention militaire de son histoire après les opérations des Balkans, l’OTAN fut obligée d’ajuster son infrastructure et ses procédures militaires, politiques et financières tout en connaissant de sérieuses difficultés d’harmonisation au niveau des forces sur le terrain (cf. le problème des « caveats »). A noter que, sur le plan logistique, l’OTAN bénéficia, en plus du soutien du Pakistan, de facilités de transit aérien de la part de la Russie et de plusieurs républiques d’Asie centrale. Le commandement de la FIAS fut initialement assuré par l’Allied Joint Force Command de Brunssum, mais bientôt ses responsabilités migrèrent vers Kaboul jusqu’à ce qu’en janvier 2015, la FIAS soit remplacée par la mission Resolute Support, axée sur le soutien et la formation des forces afghanes.
Pendant toute cette période, au-delà de la solidarité envers les Etats-Unis, les Alliés eurent recours à des justifications diverses de la participation de leurs forces à la FIAS : reconstruire un Afghanistan démocratique et permettre des élections ouvertes, y compris aux femmes, empêcher le retour d’un foyer de terrorisme, combattre la culture et l’exportation de la drogue (pour Tony Blair, il s’agissait d’« empêcher qu’elle arrive dans les rues de Londres »), appuyer l’action des organisations humanitaire, s’inscrire dans une tradition de coopération culturelle et médicale antérieure (France et Allemagne)... Toutefois, au fur et à mesure que les pertes s’élevaient, que la corruption s’étendait dans le pays et que les avancées politico-militaires annoncées, notamment dans le domaine de la formation de la police et des forces afghanes, se trouvaient démenties par les faits, le scepticisme commença à gagner les opinions des pays alliés.
L’Afghanistan, associé aux déceptions rencontrées sur d’autres théâtres, notamment en Irak et en Libye, a donc marqué, au moins pour la période actuelle, la fin de la vocation expéditionnaire de l’OTAN. Les événements de ces dernières semaines à Kaboul ne peuvent que renforcer cette tendance, en même temps qu’ils constituent, sur le plan politique, une date charnière dans la vie de l’organisation.