Notes de la FRS

La marginalisation du Japon dans le dossier nord-coréen

Alors que la Corée du Nord poursuit son offensive diplomatique initiée au début de 2018, le Japon est ostensiblement mis à l’écart au risque de provoquer un Japan passing, i.e. une marginalisation du Japon, dont les intérêts dans le dossier nord-coréen sont pourtant directs.

Le régime nord-coréen poursuit ses menaces et insultes à l’égard de son voisin alors même que la rhétorique de Pyongyang s’est considérablement adoucie vis-à-vis de Washington et de Séoul. Surtout, aucun représentant du Japon n’a été en mesure de rencontrer le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un alors que ce dernier a rencontré, depuis mars 2018, les dirigeants sud-coréen, chinois et américain ainsi que le ministre russe des Affaires étrangères. Le Japon est ainsi le seul ancien membre des Pourparlers à Six n’ayant pas bénéficié d’une telle rencontre. Organiser un sommet Japon-Corée du Nord est pourtant un objectif clairement affiché par le Premier ministre japonais Shinzo Abe, qui rappelait, le 6 août 2018, lors des commémorations du bombardement atomique de Hiroshima : « En fin de compte, je dois dialoguer avec Kim et résoudre les problèmes du nucléaire, des missiles et, surtout, des enlèvements de ressortissants japonais par la Corée du Nord, afin de construire une nouvelle relation bilatérale« Abe repeats hopes for summit with Kim to rebuild Japan-North Korea relations », Japan Times, August 6, 2018.. ».

En parallèle, la coordination entre les États-Unis et le Japon, pourtant soutien  sans faille de la stratégie de pression maximale de Washington, pourrait apparaître comme affaiblie suite au sommet de Singapour, qui a contribué à renforcer « les inquiétudes justifiées du Japon »Valérie Niquet, « Les conséquences du sommet de Singapour sur les équilibres régionaux », Observatoire de la dissuasion nucléaire, Bulletin mensuel n° 55, FRS, juin 2018.. Pourtant, le Premier ministre Abe avait tout fait pour assurer sa proximité avec le Président américain, et ce dès son élection. Il fut en effet le premier dirigeant étranger à rencontrer le Président élu en novembre 2016 et il a multiplié les visites à Washington et en Floride, en s’engageant dans une « diplomatie du golf ». La coordination avec le partenaire sud-coréen apparaît également plus difficile dans le contexte du rapprochement intercoréen et du fait de divergences dans leurs priorités politiques respectives. Les relations entre Tokyo et Séoul s’étaient pourtant réchauffées après plusieurs années de crise, ce qu’avait symbolisé la visite du ministre des Affaires étrangères Taro Kono à Séoul, en avril 2018 – une première depuis décembre 2015.

L’échec à obtenir un sommet de haut niveau avec le dirigeant nord-coréen couplé à un risque d’affaiblissement de la coordination avec son allié américain et son partenaire sud-coréen préoccupe le Japon. Et ce d’autant plus que cela semble s’inscrire dans une stratégie de Pyongyang visant à faire de Tokyo l’ennemi utile tant à des fins de politique intérieure – brandir une menace militaire et entretenir le nationalisme coréen comme sources de légitimité du régime – qu’à des fins de politique étrangère – scinder la coalition internationale exerçant une pression maximale sur le pays« The right response to Pyongyang’s shrewd diplomacy », The Japan Times, August 15, 2018.. Plus généralement, le Japon risque la marginalisation dans un dossier nord-coréen pourtant clé pour ses intérêts, et ce autour de deux questions principales : les enlèvements de citoyens japonais par la Corée du Nord – une spécificité de la relation bilatérale dans lequel le gouvernement actuel a considérablement investi politiquement –, et la sécurité du Japon face aux menaces balistiques et nucléaires.

Après avoir rappelé quelques éléments importants de la relation bilatérale entre le Japon et la Corée du Nord, qui ne parvient toujours pas à se normaliser, cette note vise à présenter les commentaires de spécialistes japonais, universitaires et anciens officiels,  sur ce risque de marginalisation et leurs recommandations sur une évolution de la stratégie nippone, tout en revenant sur les marges de manœuvres possibles du pays concernant les Japonais kidnappés et la défense. Nous conclurons en revenant sur le caractère essentiel de la coopération franco-japonaise sur ce dossier.

L’impossible normalisation de la relation bilatérale

Le Japon fait face à une crise protéiforme avec la Corée du Nord qui ne saurait se limiter à la menace militaire croissante de Pyongyang envers Tokyo. Cette crise est alimentée par le poids de l’histoire et de la mémoireColloque, « Perceptions croisées : questions d’histoire et de mémoire en Europe et en Asie », FRS, 17 janvier 2018., mais aussi par l’incapacité politique à normaliser la relation bilatérale, notamment depuis la fin de la Guerre froide, et ce malgré des tentatives répétées.

Le poids de l’histoire tient évidemment à l’influence croissante de Tokyo, au détriment de Pékin, sur la péninsule à partir du milieu du XIXe siècle. Cette influence va croître rapidement à partir de la Restauration de Meiji de 1868 et l’industrialisation progressive du pays. Tokyo impose à Séoul dès 1876 la signature d’un premier traité inégal, le traité de Ganghwa, ouvrant de facto la péninsule au commerce avec l’archipel. Commence alors une perte d’influence chinoise progressive dans une péninsule qui faisait partie du système tributaire. Pékin doit retirer ses troupes de la péninsule en 1885 puis est forcé de reconnaître l’indépendance du royaume de Corée en 1895, suite à sa défaite au cours de la première guerre sino-japonaise. La péninsule passe alors formellement sous influence japonaise en deux temps : un protectorat est instauré en 1905 puis la péninsule est annexée et incorporée au sein de l’Empire nippon le 29 août 1910.

La colonisation de la péninsule et ses cicatrices dans la mémoire collective demeurent un élément structurant de la relation entre Tokyo et Pyongyang, comme d’ailleurs entre Tokyo et Séoul. Dans le second cas, les deux démocraties asiatiques demeurent incapables de se mettre d’accord sur ce douloureux passé et les différends historiques sont nombreux : revendications coréennes pour changer le nom de la mer du Japon en mer de l’Est, revendications territoriales japonaises sur les îlots Dokdo/Takeshima, critiques coréennes des manuels scolaires japonais, impossible accord sur les « femmes de réconfort » – ces esclaves sexuelles asiatiques enrôlées de force dans les bordels militaires de l’armée impériale nippone –, visites de dirigeants japonais au sanctuaire Yasukuni, suscitant l’émoi à Séoul, Pyongyang et Pékin, etc. Ces différends historiques impactent fortement les relations bilatérales au point de faire partie de l’identité même des deux Corées, qui les utilisent en partie à des fins de politique intérieureBrad Glosserman et Scott Snyder, The Japan - South Korea Identity Clash: East Asian Security and the United States, Columbia University Press, May 2016..

Il faut attendre plusieurs années après la fin de la présence japonaise dans la péninsule pour que les relations entre la République populaire et démocratique de Corée, fondée en 1948, et le Japon commencent à s’institutionnaliser. En 1955, Pyongyang contribue à la création de l’Association générale des résidents coréens au Japon, Chongryon ou Chosen soren en japonais, une organisation pour la défense des Coréens résidant au Japon, proche du régime de Kim Il-sung et qui agit depuis comme l’ambassade de facto du pays dans l’archipel. Dans les années 1960 et 1970, la Corée du Nord critique ouvertement le rapprochement du Japon avec ses voisins. Tokyo normalise en effet ses relations avec Séoul le 22 juin 1965, en offrant notamment une aide économique importante qui contribuera au développement économique de la Corée du Sud, puis normalise ses relations avec Pékin le 29 septembre 1972 avant de signer un Traité de paix et d’amitié en 1978. Alors que la fin de la Guerre froide entraîne la double normalisation des relations de Séoul avec Moscou en 1991, puis avec Pékin en 1992, les négociations pour une normalisation entre Pyongyang et Tokyo échouent.

Pourtant, dans les années 1990, le Japon va devenir un partenaire de premier plan pour la Corée du Nord, notamment sur le plan économique et humanitaire. L’archipel est alors un des premiers partenaires commerciaux du pays, une source importante de touristes pour le régime nord-coréen – principalement des résidents coréens au Japon –, mais aussi un financeur important de l’Organisation de développement énergétique coréenne (KEDO), créée en 1995, et chargée de mettre en œuvre l’accord de Genève de 1994 visant à empêcher la nucléarisation du régime nord-coréen en échange d’une aide énergétique.

Alors que Pyongyang est placé sur « l’Axe du mal » par le Président américain en janvier et quelques jours avant les révélations américaines d’un programme d’enrichissement clandestin nord-coréen en violation de l’accord de 1994, le Premier ministre japonais Junichiro Koizumi réalise une visite historique à Pyongyang, le 17 septembre 2002 qui sera suivie d’une seconde en 2004. Les deux pays engagent alors un processus de normalisation rendu possible par la présentation par le Japon de ses « profonds remords et excuses sincères » et la reconnaissance des « faits historiques selon lesquels le Japon a causé d'énormes dommages et souffrances au peuple coréen du fait de son régime colonial »Ministry of Foreign Affairs of Japan, « Japan-DPRK Pyongyang Declaration », September 17, 2002. https://www.mofa.go.jp/region/asia-paci/n_korea/pmv0209/pyongyang.html. De plus, Tokyo s’engage, tout comme il l’avait fait avec Séoul, à apporter une coopération économique à Pyongyang, qui reconnaît en retour avoir enlevé plusieurs ressortissants japonais. Si l’optimisme est alors de mise, les relations se détériorent cependant tout au long des années 2000, tant du fait de la poursuite du programme nucléaire et balistique nord-coréen que du refus du Japon de se satisfaire de la reconnaissance partielle de la Corée du Nord concernant le sort de plusieurs de ses ressortissants. Ces deux enjeux demeurent à ce jour au cœur des intérêts japonais vis-à-vis de leur voisin nord-coréen.

Un dossier prioritaire non résolu  : les enlèvements de Japonais par la Corée du Nord

Face à l’absence d’avancées concrètes depuis les deux sommets de 2002 et 2004, les spécialistes craignent que la question des enlèvements ne soit pas traitée dans les négociations actuelles visant à la dénucléarisation du régime nord-coréen, les poussant notamment à appeler à une évolution de la stratégie japonaise. Cependant, force est de constater que dans le contexte actuel d’un dialogue direct entre Pyongyang et Washington et d’une amélioration des relations entre Pyongyang et Séoul, la Corée du Nord cherche plutôt à conserver le Japon comme un ennemi utile et non à normaliser les relations.

Des négociations en panne malgré une volonté politique affirmée

D’après le gouvernement japonais, au moins 17 Japonais ont été kidnappés par la Corée du Nord dans les années 1970 et 1980 par des agents des services de renseignement nord-coréens sur le territoire japonais, auxquels Tokyo ajoutait, en septembre 2014, l’existence de 883 autres cas de « personnes disparues dans lesquels la possibilité de l’enlèvement par la Corée du Nord ne peut être exclue » – chiffre toujours en vigueur aujourd’hui. Après des décennies de déni, il faut attendre le sommet Corée du Nord-Japon de septembre 2002 pour que le régime nord-coréen reconnaisse avoir enlevé 13 citoyens japonais. Les 5 ressortissants encore en vie rejoignent le Japon en octobre de la même annéeLes huit autres ont été déclarés morts par la Corée du Nord. En 2004, cette dernière a remis au Japon de « nouvelles preuves », dont des cendres qui seraient celles de victimes. Mais les analyses ADN ont montré que les profils génétiques étaient différents de ceux des victimes., puis c’est au tour de leur famille encore dans la péninsule de les rejoindre dans l’archipel en 2004, suite au second sommet Corée du Nord-Japon. En parallèle de la multiplication des essais nucléaires et balistiques nord-coréens, les négociations bilatérales se poursuivent de façon discontinue en 2006, 2007, 2008, 2012 et 2014, débouchant sur « l’Accord de Stockholm », dans lequel Pyongyang s’engage à rouvrir le dossier en échange de la levée d’une partie des sanctions unilatérales japonaises ce qui sera fait par Tokyo. Le Comité spécial d’enquête nord-coréen est cependant dissous en février 2016 en réponse aux sanctions japonaises à la suite de l’essai nucléaire de janvier et de l’essai balistique de février. Depuis, les deux pays ne sont officiellement pas parvenus à un nouvel accord .

La question des enlèvements de citoyens japonais est une spécificité de la relation bilatérale et la priorité de la politique nord-coréenne du JaponUn dossier en français est disponible sur le site du ministère des Affaires étrangères du Japon : https://www.mofa.go.jp/files/000305209.pdf. Sur le site du ministère des Affaires étrangères, cette question est présentée avant celle liée à la menace nucléaire et balistiquehttps://www.mofa.go.jp/region/asia-paci/n_korea/relation.html., ce qui est également le cas dans la plupart des éléments de langage de la diplomatie japonaise. Le Premier ministre Shinzo Abe s’est considérablement investi sur le dossier, et ce dès 2002, à l’époque où il occupait le poste de secrétaire du cabinet du Premier ministre et était surtout chargé des négociations avec la Corée du Nord sur ces mêmes enlèvements. Il ordonne la création d’un QG pour la question des enlèvements (拉致問題対策本部), en charge de la gestion du dossier, le jour de sa prise de fonction en tant que Premier ministre en septembre 2006. Depuis son retour au pouvoir fin 2012, le Premier ministre continue de prioriser le dossier en incarnant « une ligne dure vis-à-vis d’un compromis avec la Corée du Nord »Sheila Smith, « What a U.S.–North Korean Summit Means for Japan. Abe Has Good Reason to Be Skeptical », Foreign Affairs, March 14, 2018. et en répondant de facto à une vraie pression de l’opinion publique. L’Association des familles des victimes d’enlèvement par la Corée du Nord, créée en 1997, lui a par exemple remis en avril 2013 une pétition signée par plus de 10 millions de Japonais demandant le sauvetage des victimes.

Le Premier ministre et le gouvernement japonais cherchent à mobiliser la communauté internationale en multipliant les prises de parole et les événements. Une partie importante du discours du Premier ministre à l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2017 était réservé à cette question, notamment le sort de Megumi Yokota, enlevée en 1977 alors qu’elle avait 13 ans. Le dirigeant japonais a ainsi déclaré : « Je continuerai à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’ils puissent poser le pied sur le sol japonais dès que possible, jusqu’au jour où ils seront enfin dans les bras de leurs parents et des membres de leur famille« Address by Prime Minister Shinzo Abe at the Seventy-Second Session of the United Nations General Assembly », September 20, 2017.. » Cet objectif a été rappelé notamment lors de la conférence de presse conjointe avec le président Donald Trump le 7 juin, quelques jours avant le sommet de Singapour : « Je souhaite certainement affronter directement la Corée du Nord et discuter avec eux afin de régler rapidement la question des enlèvements. Je suis déterminé à utiliser tous les moyens possibles pour y parvenir« Opening Statement by Prime Minister Shinzo Abe », Joint Press Conference by Prime Minister Abe and President Trump of the United States, June 7, 2018.. »

Pour le Japon, obtenir le soutien des Etats-Unis sur ce dossier pourtant bilatéral est fondamental et a été un succès partiel sous l’administration Trump. Ainsi, dès septembre 2017, le président américain évoquait le sort de Megumi Yokota dans son discours à la tribune de l’ONU avant de rencontrer sa famille lors de sa visite au Japon en novembre. En avril 2018, le Président Donald Trump allait plus loin en annonçant qu’il « promettait » de « tout faire pour les ramener »« Remarks by President Trump and Prime Minister Abe of Japan in Joint Press Conference », April 18, 2018 avant de le répéter, en juin, lors d’un entretien en Floride avec le Premier ministre japonais. A l’issue du Sommet de Singapour, le dirigeant américain a annoncé qu’il avait mentionné le cas des enlèvements avec Kim Jong-un, ajoutant : « Je dirais que c’est un des points principaux du Premier ministre Abe, son point principal certainement, autre que le sujet   complet de la dénucléarisation. Je l’ai soulevé, absolument. Et ils vont travailler là-dessus. Cela le sera –  nous ne l'avons pas inscrit dans le document, mais cela sera travaillé« Press Conference by President Trump », June 12, 2018. ». Le soir même, le Premier ministre Shinzo Abe se réjouissait de cette annonce. Cependant, l’absence d’avancée concrète sur le dossier pousse les observateurs japonais au scepticisme tout en en appelant à une évolution de la stratégie japonaise.

Gérer la question bilatéralement sans dépendre des Etats-Unis

L’opinion publique semblait être plutôt optimiste au lendemain du sommet de Singapour. Selon un sondage réalisé par Asahi Shimbun les 16 et 17 juin 2018, concernant la question des enlèvements, 51 % des sondés ont indiqué pouvoir attendre une résolution de la question des enlèvements par le Premier ministre Abe, 40 % ayant déclaré l’inverse« Nicchô kaidan "sôki ni" 67% » [Sommet entre le Japon et la Corée du Nord, "rapidement" 67 %], Asahi Shimbun, 18 juin 2018, p. 1.. Et pourtant, cette vision positive de l’avenir n’est pas partagée par Takashi Sakai, ancien chef du deuxième département des renseignements à l'Agence des renseignements pour la sécurité publique. Il considère que si « le sommet entre Donald Trump et Kim Jong-un a donné une direction pour la résolution du dossier nucléaire », il est « trop tôt pour être réellement optimiste sur l'évolution de la situationTakashi Sakai, « Comment évolueront les dossiers relatifs à la Corée du Nord après le sommet Trump-Kim ? », NHK World, 12 juin 2018. ».

La question se pose de l’implication réelle des Etats-Unis dans un dossier qui ne les concerne pas directement et dont les bénéfices politiques potentiels sont limités pour le président Donald Trump. Washington semble pouvoir jouer trois rôles importants. Le premier est de poursuivre l’apaisement des tensions avec Pyongyang. Comme le souligne l’ancien ambassadeur du Japon aux États-Unis, Kenichiro Sasae, « si un environnement pacifique est établi, la Corée du Nord négociera plus facilement avec le Japon à propos de l’établissement des liens diplomatiques et des enlèvements des JaponaisKenichiro Sasae, Yasushi Watanabe et Jong Wong Lee, « Beichôkaidan ga hiraita tobira » [La porte qui a été ouverte par le sommet entre les États-Unis et la Corée du Nord], Asahi Shimbun, 14 juin 2018, p. 13. ». Le deuxième est de mentionner cette question au cours des entretiens bilatéraux avec les responsables nord-coréens. LEE Jong Won, professeur à l’Université Waseda, se réjouit que le Président américain ait pu évoquer la question avec Kim Jong-un même s’« ils n’avaient pas assez de temps et [qu’]ils ont parlé brièvement », avant d’ajouter qu’il est « très important de continuer à parler de ce problème au moment de négociations supplémentaires ou lors des prochains sommets entre Etats-Unis et Corée du NordIbid. ». Le troisième serait d’obtenir des « informations clés à propos des victimes de ces enlèvements » et donc d’aider les autorités japonaises dans leurs enquêtes, comme le propose Fumiaki KUBO, professeur à la faculté de droit de l’Université TokyoFumiaki Kubo, « Le sommet Japon‐États‐Unis et la question des kidnappings », NHK World, 19 avril 2018.. Toutefois, de nombreux observateurs doutent de la volonté réelle de Washington de faire de la question des enlèvements une de leurs priorités. Le professeur KUBO rappelle ainsi que « le gouvernement japonais s’inquiète du niveau d’engagement de Washington sur cette questionIbid. ».

Le consensus semble être de ne pas dépendre des Etats-Unis, qui ne peuvent qu’avoir un rôle de soutien, et de tout faire pour pousser à la reprise des négociations bilatérales avec la Corée du Nord, au plus haut niveau. Cet argument est parfaitement résumé par Yoshiki MINE, représentant en 2007 du gouvernement pour les négociations en vue de la normalisation des relations diplomatiques entre le Japon et la Corée du Nord : « Le gouvernement japonais demande à la Corée du Sud et aux États-Unis de collaborer concernant la question de l’enlèvement des Japonais. Cette fois, Trump a évoqué ce problème. Mais la Corée du Nord dit que la question des kidnappés a été résolue, alors que le Japon affirme qu’une enquête est nécessaire. Pour résoudre cette différence, les dirigeants du Japon et de la Corée du Nord n’ont pas d’autre choix que de parler directementYoshiki Mine, « Nihon mo taiwa e no tenkan o » [Le Japon (doit) se tourner vers le dialogue], Asahi Shimbun, 13 juin 2018, p. 15. ». Ce sont bel et bien des négociations au plus haut niveau qui sont conseillées et Akihisa NAGASHIMA, membre de la Chambre des représentants et ancien vice-ministre en charge de la défense, recommande de « chercher une occasion sérieuse de tenir le Sommet Japon-Corée du Nord pour résoudre le problème des enlèvements, le plus gros problème en suspens pour le JaponAkihisa Nagashima, « Japanese Diplomacy in post US-North Korea Summit » Hyakka-Seiho, JFIR, June 21, 2018. ». La proposition de Hitoshi TANAKA, directeur de l’Institut de stratégie internationale du Japan Research Institute, va beaucoup plus loin. Alors que les deux Corées négocient la création d’un bureau de liaison à Kaesong afin de faciliter les interactions, ce qui devrait être chose faite à Kaesong avant le troisième sommet intercoréen de fin septembre, l’ancien vice-ministre senior des Affaires étrangères qui avait eu un rôle clé dans les négociations ayant précédé le sommet de 2002, recommande d’institutionnaliser les relations entre Tokyo et Pyongyang en pensant à « mettre en place un bureau de contact du gouvernement japonais à PyongyangHitoshi Tanaka, « Tanaka Hitoshi-shi ga yomitoku beichô shunô kaidan » [Interprétation de la conférence au sommet entre les États-Unis et la Corée du Nord par Hitoshi Tanaka], Webronza, 15 juin 2018. ».

Une nouvelle négociation ne profiterait pas à la Corée du Nord

Malgré l’appel à une rencontre au plus haut niveau sur le modèle des sommets de 2002 et 2004, la Corée du Nord ne semble pas avoir d’intérêt à revenir sur une question pourtant cruciale pour permettre de faire évoluer la nature de la relation bilatérale. Premièrement, il sera difficile tant pour Pyongyang que pour Tokyo de résoudre politiquement le dossier des enlèvements. Avec 17 cas reconnus officiellement par le Japon mais près de 900 autres cas suspects, comment une Commission d’enquête nord-coréenne pourrait-elle convaincre la population japonaise d’avoir fait toute la lumière, alors que des familles demeurent face à l’inconnu concernant des personnes disparues et que la méfiance perdure entre les deux pays ? De plus, certains observateurs critiques du Premier ministre, comme Kenichi Asano, ancien journaliste à l’Agence de presse Kyodo News devenu professeur en journalisme et communication de masse à l’Université Doshisha, considèrent que le dirigeant japonais pourra difficilement accepter des concessions car, selon sa stratégie pour « maintenir son pouvoir politique affaibli par les affaires "Mori et Kake"Concernant ces affaires, lire : Jean-François Heimburger, « Débat autour des relations entre les médias et le monde politique », Asia Trends, n° 2, novembre 2017, p. 50-55. », le Premier ministre met en avant le fait qu’il serait le seul à pouvoir « croiser le fer avec Kim », notamment parce qu’« il vise sa troisième réélection de suite en septembreKenichi Asano, « Chôbei yûwa de "kaya no soto" no Abe kantei to goyô media » [Au moment de la réconciliation entre la Corée du Nord et les États-Unis, le gouvernement Abe et les médias qui lui sont proches sont "hors de la moustiquaire"], Kaminobakudan, août 2018, pp. 16-21. ».

Deuxièmement, quelles incitations le Japon pourrait-il proposer à la Corée du Nord ? Selon Yasushi Watanabe, professeur à l’Université Keio, « le Japon peut montrer à la Corée du Nord la carte d’un soutien économique importantKenichiro Sasae, Yasushi Watanabe et Jong Wong Lee, « Beichôkaidan ga hiraita tobira » [La porte qui a été ouverte par le sommet entre les États-Unis et la Corée du Nord], Asahi Shimbun, 14 juin 2018, p. 13. ». Cependant, cet argument est de moins en moins attractif et réaliste pour la Corée du Nord. En lien avec le point précédent, la plupart des Japonais (83,9 %) pensent que les sanctions du gouvernement japonais contre la Corée du Nord « devraient se poursuivre jusqu'à ce que la question des enlèvements soit résolue », selon un sondage mené conjointement par le Sankei Shimbun et FNN en juin 201827. Sankei News, « Taikita seisai "rachi kaiketsu made tsuzukerubeki" 83.9% » [Les sanctions envers la Corée du Nord "doivent continuer jusqu’à la résolution (de l’affaire des] kidnappés" 83,9 %], 18 juin 2018., ce qui rend difficile la levée des sanctions unilatérales. Ensuite, les sanctions multilatérales de l’ONU ne seront pas levées sans avancée majeure sur la question de la dénucléarisation, ce qui est justement le problème politique principal pour le président sud-coréen Moon Jae-in dans la mise en œuvre de sa stratégie de coopération économique avec son voisin. Tout changement de stratégie du Japon qui viserait à convaincre son allié américain de lever une partie des sanctions en cas d’avancée sur ce dossier bilatéral des enlèvements pourrait avoir un effet contre-productif et encore plus fragiliser la coordination internationale, un des objectifs de Pyongyang. Enfin, Pékin et Séoul semblent être beaucoup plus disposés que Tokyo à offrir une aide économique massive à leur voisin, ce qui conduit à ce que « l’efficacité du soutien économique par le Japon risque de baisser », selon le Professeur Watanabe.

Troisièmement, et plus fondamentalement, la légitimité même du régime nord-coréen repose sur le leadership de ses fondateurs dans la lutte puis la libération de la péninsule contre l’occupant japonais, que celles-ci aient été fantasmées ou non. L’idéologie même du régime, le Juche, met en avant l’autonomie de la nation coréenne après des décennies d’occupation japonaise.

Un changement de la rhétorique vis-à-vis des Etats-Unis qui fait suite notamment au sommet de Singapour, présenté comme le signe qu’un dirigeant américain respecte, enfin, un dirigeant nord-coréen, ne s’accompagne donc pas nécessairement d’un changement de la rhétorique vers le Japon. Le pays demeure l’ennemi utile permettant d’assurer la légitimité du régime, de renforcer le nationalisme coréen , notamment dans le cadre d’une amélioration des relations intercoréennes, et de maintenir le sentiment de siège du pays en brandissant la menace militaire du JaponAntoine Bondaz, « Péninsule coréenne, entre autonomie et dépendance », Pouvoirs, n° 166, Automne 2018..

Tokyo continue ainsi d’être critiqué violemment et quotidiennement dans les organes de presse officiels à Pyongyang. Le 13 mai 2018, l’agence de presse et de propagande nord-coréenne KCNA critiquait le Japon pour avoir insisté sur le retour des personnes enlevées comme condition de la normalisation des relations, l’accusant de « s'opposer à la construction d’un avenir radieux » et déplorant que « les réactionnaires du Japon mettent en avant la question de l'enlèvement qui avait déjà été réglée. (…) Cela est juste un comportement méchant et insensé pour endiguer la tendance à la paix dans la péninsule coréenne ». L’article concluait que le Japon devait faire des concessions unilatérales, affirmant que « seul un dédommagement sauvera le Japon« North Korean State Media Assails Japan for Emphasis on Abductees », Bloomberg, May 13, 2018. ». En août, alors que la menace d’une intervention américaine n’est plus évoquée dans la presse nord-coréenne, celle d’une nouvelle invasion japonaise est mise en avant : « Les réactionnaires japonais renforcent leur force militaire sous prétexte de "menace" de la RPDC. (…) Obsédés par leur dessein de la ré-invasion, ils ont dépassé la ligne rouge dans leur hystérie militariste« Japan’s Wild Ambition for Reinvasion », Rodong Sinmun, August 13, 2018. ». Quelques jours plus tôt, le Japon était présenté comme le seul pays visant à empêcher la normalisation des relations entre la Corée du Nord et ses voisins en cherchant à « attiser le climat d’hostilité à l’égard de la RPDC », ce qui conduisait le Japon à sa propre marginalisation, le « Japan passing »« Japan Should Stop Playing Cunning Tricks: KCNA Commentary », KCNA, August 7, 2018.. La perspective des commémorations, potentiellement communes avec le Sud, du centième anniversaire du mouvement de libération coréen contre l’occupation japonaise le 1er mai 2019 devrait pousser le Nord à renforcer sa rhétorique contre le Japon.

Une inquiétude croissante : l’affaiblissement de l’alliance face à la menace balistique et nucléaire

Depuis le début des années 1990, la menace balistique et nucléaire nord-coréenne s’intensifie, accentuant le sentiment d’insécurité japonais. Le renforcement des capacités d’autodéfense et surtout le maintien d’une coordination étroite avec l’allié américain sont indispensables. Les annonces qui ont suivi le sommet de Singapour ont cependant inquiété les commentateurs  japonais, qui craignent un retrait partiel des Etats-Unis de la péninsule susceptible de conduire à un affaiblissement de l’alliance et à l’augmentation de l’influence chinoise. Maintenir le Japon au cœur du processus de dénucléarisation apparaît donc comme essentiel même si les marges de manœuvres du Japon sont limitées et que les divergences avec la Corée du Sud s’accroissent.

Faire face à une menace ancienne mais croissante

Si les tensions se sont fortement accrues dans la péninsule coréenne au cours de l’année 2017, la perception japonaise d’une menace, notamment balistique et nucléaire, nord-coréenne n’est pas nouvelle. Comme l’indique  le gouvernement japonais, « l'environnement de sécurité entourant le Japon s'est aggravé au cours de la dernière décennieMinister of Defense, « White Paper 2017: Defense of Japan », 2017. ». Il faut en réalité  remonter au début des années 1990, en 1993 plus précisément, lorsque la Corée du Nord teste un missile balistique à portée moyenne qui s’écrase dans la mer du Japon. Un tournant majeur, vu tant de Washington que de Tokyo, est atteint en 1998 lorsque le régime teste pour la première fois un lanceur spatial Taepodong, qui survole le Japon, officiellement pour mettre en orbite un satellite mais que la communauté internationale considère comme un essai balistique. Une des conséquences est notamment l’accélération du programme antimissile américain de théâtre en Asie du Nord-Est, au Japon et aussi à Taiwan. Depuis, les essais se sont multipliés, de nombreux missiles atteignant les zones économiques exclusives japonaises et plusieurs survolant le Japon. Si les essais de 1998, 2009, 2012 et 2016 ont toujours été annoncés par la Corée du Nord comme des lancements spatiaux, les essais d’août et septembre 2017, ayant survolé l’archipel au niveau du détroit de Tsugaru, étaient pour la première fois présentés par le régime nord-coréen comme des essais de missiles à portée intermédiaire, Hwasong-12. Cette menace balistique ancienne a fortement façonné la posture de défense du Japon, qui faisait de « la réponse aux attaques de missiles balistiques » sa priorité au sein du Livre blanc sur la défense de 2006. Elle structure ainsi les besoins des forces d’autodéfense japonaises, notamment en matière de défense antimissile.

Le renforcement de la capacité antimissile et le maintien d’une étroite coordination avec l’allié américain est une priorité pour Tokyo pour rassurer la population japonaise. Cela est d’autant plus important sur le plan politique que, comme le rappelle Sheila Smith, chercheur senior au Council on Foreign Relations, « lors de l’élection de la chambre basse au Japon, l’automne dernier, Abe a fait campagne sur sa capacité à garder le Japon en sécurité face à la belligérance nord-coréenne. Le public japonais continue de croire que son Premier ministre peut tenir sa promesse, en grande partie parce qu'il entretient une relation si étroite avec le Président américain imprévisibleSheila Smith, « What a U.S.–North Korean Summit Means for Japan, Abe Has Good Reason to Be Skeptical », Foreign Affairs, March 14, 2018. ». Afin de maintenir cette proximité, le Japon pourrait notamment améliorer ses capacités antimissiles, les considérant désormais comme insuffisantes face à l’augmentation rapide des capacités nord-coréennesJean-François Heimburger, « Missiles nord-coréens : la longueur de retard du Japon », IRIS, 25 janvier 2018., en faisant l’acquisition d’équipements militaires supplémentaires, comme celle possible en 2019 du système Aegis AshoreNHK News Web, « Bôeishô kako saidai 5 chô 2900 oku en no gaisan yôkyû de saishû chôsei » [Dernier ajustement de la demande budgétaire initiale record de 5 290 milliards de yens par le ministère de la Défense], 22 août 2018.. Cette version terrestre du système d’armes naval Aegis, implantée en deux endroits dans l’archipel, renforcerait considérablement les capacités opérationnelles de la défense antimissile japonaise en complétant le système en mer, notamment avec de nouveaux radars SPY1, et potentiellement à terme avec des intercepteurs SM-3 block IIA.

L’objectif pourrait être double : renforcer les capacités de défense japonaises tout en satisfaisant les attentes du président Donald Trump en réduisant partiellement  le déficit commercial annuel américain avec le Japon, qui s’élève à près de 70 milliards de dollars en 2017. Cependant, des contradictions sont relevées, notamment par le journaliste Fujita Naotaka, notamment dans la gestion des deux priorités japonaises : la question des enlèvements et celle de la défense du pays. Selon lui, « les propos sur la question des enlèvements lors de l’entretien entre les Etats-Unis et la Corée du Nord, et l’achat par le Japon d’armes américaines peuvent être un marché pour M. Trump ; mais pour le Japon, ces deux sont contradictoires. Si M. Abe s’oriente vers un dialogue avec M. Kim, pourquoi doit-il acheter des armes de dernier cri ?Fujita Naotaka, « Rachi to heiki no jirenma » [Le dilemme entre les enlèvements et les armes], AERA, 25 juin 2018, p. 60. »

La crainte d’un accord bilatéral au détriment des  intérêts japonais

Les critiques se sont multipliées depuis le sommet de Singapour. Yasuyo SAKATA, professeure à la Kanda University of International Studies, considère notamment que le sommet a été « préparé à la hâte, sans résultats précis, sans modification de la politique militaire nord-coréenne et pourrait nuire au régime mondial de non-prolifération, pierre angulaire de la diplomatie japonaise«Diplomacy with North Korea: the state of play », Conference organized by the VCDNP and the ECFR at the Permanent Mission of Japan to the International Organizations in Vienna, June 28, 2018. ». La principale crainte japonaise est suscitée par un accord entre les Etats-Unis et la Corée du Nord qui se ferait au détriment des intérêts du Japon et à l’avantage de la Chine. L’inquiétude porte notamment sur le risque qu’un affaiblissement des garanties de sécurité américaines à la Corée du Sud ne conduise à un déclin de l’alliance entre les Etats-Unis et le Japon, et surtout à un renforcement in fine de l’influence régionale de la Chine. Les menaces nord-coréennes et chinoises semblent ainsi fortement imbriquées.

Une première source d’inquiétude est la possibilité qu’un accord entre les dirigeants américain et nord-coréen porte sur les missiles nord-coréens à longue portée, les IRBM et les ICBM qui pourraient atteindre les territoires américains dans le Pacifique et sur le continent, et non sur l’ensemble de l’arsenal balistique du pays, dont les missiles à moyenne portée peuvent atteindre le JaponLes essais d’IRBM et d’ICBM nord-coréens en 2017 ont fortement impacté la perception américaine de la menace nord-coréenne et expliquent en grande partie la hausse des tensions entre Washington et Pyongyang. Antoine Bondaz, « Corée du Nord/États-Unis : jusqu’où ira la confrontation ? », Politique étrangère, Vol. 82, n° 4, hiver 2017-2018.. Dans ce cas, prévient le commentateur politique Masaaki SUGIURA, « la stratégie des États-Unis en Extrême-Orient ne fonctionnera pas si le Japon est aliénéMasaaki Sugiura, «Kim Jong Un Will Never Let the « National Treasure » Nuclear Missile Taken Away », Hyakka-Seiho, JFIR, February 27, 2018. », ce qui conduirait de fait à un découplage au sein de l’alliance. Une seconde inquiétude est alimentée par l’annonce du président Donald Trump lors de sa conférence de presse suite au sommet de Singapour qu’il suspendait les exercices militaires avec la Corée du Sud, présentés comme coûteux et provocateurs, et mentionnait la possibilité à terme de retirer les troupes américaines de la péninsule. Un tel retrait avait déjà été évoqué par le candidat en 2016, suscitant diverses  réactionsJean-François Heimburger, « Le Japon après l’élection de Donald Trump », IRIS, 15 décembre 2016 (http://www.iris-france.org/85403-le-japon-apres-lelection-de-donald-tru…)..

Yasushi Watanabe, professeur à l’Université Keio, s’inquiète également du risque pour le Japon de devenir un « État en première ligne » contre la Chine. De fait, un retrait des troupes américaines créerait une « zone de vide ». Or, « à moyen ou long terme, le fond du problème pour le Japon sera de voir comment faire face à la présence de la Chine en Asie de l’EstKenichiro Sasae, Yasushi Watanabe et Jong Wong Lee, « Beichôkaidan ga hiraita tobira » [La porte qui a été ouverte par le sommet entre les États-Unis et la Corée du Nord], Asahi Shimbun, 14 juin 2018, p. 13. ». Akihisa Nagashima, parlementaire indépendant mais ancien responsable des questions de défense pour l’opposition au milieu des années 2000, donne aussi une analyse approfondie en relevant les termes utilisés dans la déclaration de Sentosa signée le 12 juin dernier : selon lui, le terme de « dénucléarisation complète de la péninsule coréenne » est bien différent du terme communément utilisé dans les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, la « dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible » de la Corée du Nord, ou CVID. La formule utilisée « sous-entendrait qu’il fasse supprimer le parapluie nucléaire américain », ce qui conduirait à « un affaiblissement durable de l’alliance et de la présence américaine en Corée ». Or, cela serait l’intérêt premier de la Chine, qui est de « supprimer l'influence des États-Unis dans la péninsule coréenne et établir son propre contrôle ». Trump aurait ainsi utilisé, consciemment ou non, des arguments qui « correspondent étonnamment à l'objectif de la Chine ». Le problème est fondamental puisque, d’après le député, la stratégie constante du Japon depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est de « maintenir et renforcer l'engagement de sécurité des États-Unis envers la Corée et le Japon », ce qui rend « non acceptable » l'attitude de négociation du président américainAkihisa Nagashima, «Japanese Diplomacy in post US-North Korea Summit » Hyakka-Seiho, JFIR, June 21, 2018..

Eviter la marginalisation dans un contexte politique dégradé

Face à ce risque d’une marginalisation du Japon qui ne lui permettrait pas de défendre ses intérêts, de nombreux commentateurs demandent une évolution de la stratégie nationale. Mitoji Yabunaka, professeur invité à l’Université Ritsumeikan et ancien vice-ministre des Affaires étrangères, considère que le Japon devrait « prendre une initiative diplomatique en organisant en urgence une réunion des cinq ministres des Affaires étrangères », i.e. avec les Etats-Unis, la Chine, la Corée du Sud et la Russie, afin que son pays ne reste pas « spectateur »Mitoji Yabunaka, « Nihon mo tôjisha ni naru doryoku o » [Le Japon aussi (doit) faire des efforts pour devenir un intéressé], Asahi Shimbun, 10 mars 2018, p. 17.. Un activisme diplomatique renouvelé et une volonté de dialoguer avec tous sont aussi recommandés par Yoshiki Mine, représentant en 2007 du gouvernement pour les négociations en vue de la normalisation des relations diplomatiques entre le Japon et la Corée du Nord. Selon lui, « la Corée du Nord a clairement changé sa stratégie. Son lien avec la Corée du Sud a fait des progrès et son lien avec la Chine s’est amélioré. Un grand mouvement tectonique se produit en Asie de l’Est. La diplomatie japonaise aussi doit modifier sa stratégie vers une politique de dialogueYoshiki Mine, « Nihon mo taiwa e no tenkan o » [Le Japon (doit) se tourner vers le dialogue], Asahi Shimbun, 13 juin 2018, p. 15. ». Hitoshi Tanaka, directeur de l’Institut international de stratégie du Japan Research Institute, considère quant à lui qu’une stratégie propre est nécessaire pour le Japon car « il n’est pas bon de toujours compter sur les États-Unis et de les suivre », même si Tokyo devrait collaborer avec Washington dans le cadre des négociations menées par le secrétaire d’État Pompeo. La stratégie du Japon se résumerait alors par l’acronyme P3C : maintenir la pression sur le régime nord-coréen (Pressure), atteindre une coordination étroite avec les Etats-Unis, la Corée du Sud et la Chine (Coordination), établir un plan de gestion de crise pour la péninsule coréenne au cas où les tensions reviennent (Contingency Planning) et créer un canal de communication direct avec la Corée du Nord (Communication Channel). L’ancien vice-ministre des Affaires étrangères estime aussi qu’une « approche de trop courte durée et trop simpliste ne peut jamais produire de résultatsHitoshi Tanaka, « Tanaka Hitoshi-shi ga yomitoku beichô shunô kaidan » [Interprétation de la conférence au sommet entre les États-Unis et la Corée du Nord par Hitoshi Tanaka], Webronza, 15 juin 2018. ».

De fait, le Japon dispose de moins en moins de leviers pour peser fortement sur les négociations en cours. Premièrement, le pays a de facto un rôle moins central sur le dossier nucléaire et balistique du fait de l’arrêt des Pourparlers à six, en 2009, dont le Japon était un des membres. Deuxièmement, Tokyo est dépendant des négociations bilatérales menées par Washington et ne peut se permettre de critiquer ouvertement son allié américain sur qui repose une grande partie de ses capacités de défense – sauf à risquer de satisfaire le désir de Pyongyang et de Pékin de voir le système d’alliances régional américain s’affaiblir. Troisièmement, un problème croissant est la divergence des intérêts et de la politique entre le Japon et la Corée du Sud. Au niveau politique, le rapprochement intercoréen sans contrepartie concrète du Nord sur la question de la dénucléarisation est critiqué au Japon, notamment par le commentateur Masaaki Sugiura, qui craint une situation dans laquelle la « politique de réconciliation de M. Moon Jae-in » ne fera que « créer une situation où le Nord prendra ce qu'il veut et ne donnera rien en retourMasaaki Sugiura, « Kim Jong Un Will Never Let the “National Treasure” Nuclear Missile Taken Away », Hyakka-Seiho, JFIR, February 27, 2018. ». La Corée du Sud entend notamment convaincre la communauté internationale de lever une partie des sanctions multilatérales pour reprendre une coopération économique avec son voisin afin de le convaincre de poursuivre le processus de dénucléarisation. L’optimisme sud-coréen, renforcé par la multiplication des réunions de haut niveau intercoréennes, fait face au scepticisme japonais, comme, plus généralement, celui de la communauté internationaleAntoine Bondaz, « We should nurture a very cautious optimism on the denuclearization of the DPRK », Speech at the Science and Technology Committee, NATO Parliamentary Assembly, Warsaw, May 27, 2018.. En juin, 23,2 % de l’opinion sud-coréenne considérait que la résolution de la crise nord-coréenne serait « difficile », en chute forte par rapport à 71,3 % en 2017, contre 60 % des Japonais. 60 % des Sud-Coréens interrogés se montraient confiants dans la dénucléarisation de la Corée du Nord entre « cette année » et « dans 10 ans », contre seulement 10 % des Japonais« The 6th Japan-South Korea Joint Public Opinion Poll (2018)  », Genron NPO and East Asia Institute, June 2018.. Un élément inquiétant, en revanche, réside dans l’aversion d’une grande partie des Sud-Coréens vis-à-vis du Premier ministre japonais. Les enquêtes d’opinion de l’Asan Institue for Policy Studies sud-coréen révèlent ainsi que depuis mars 2018, le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un dispose d’une image plus positive que le Premier ministre japonais, tout comme la Corée du Nord par rapport au Japon désormais, ce qui pourrait potentiellement limiter l’intérêt politique des dirigeants sud-coréens d’afficher une coopération accrue avec le voisin japonais« 2018 South Koreans and their neighbours », Asan Institute for Policy Studies, May 2018. Les données fournies par le centre de recherche en juillet 2018 confirment la tendance..

Une coopération franco-japonaise essentielle

Bien que marginalisé sur le dossier nord-coréen, le Japon n’est pour autant pas isolé. La France, membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, demeure un partenaire incontournable avec qui la coopération ne cesse de s’accroître, notamment dans le cadre du « Partenariat d’exception ». Un dialogue stratégique, rehaussé au niveau des ministres des Affaires étrangères en janvier 2012, se tient à intervalles réguliers et un dialogue politico-militaire au niveau des ministres des Affaires étrangères et de la Défense (« 2+2 »), instauré en 2014, est organisé annuellement. Sur le dossier nord-coréen, la coopération est ancienne et diverse et se traduit notamment par l’organisation d’événements conjoints au sein des organisations internationales, à l’instar d’un side event réalisé en octobre 2017 à New York, en marge de la 72e Assemblée générale des Nations Unies, portant sur les programmes nucléaire et balistique nord-coréens, en présence des ambassadeurs à la Conférence du désarmement respectifs.

Tokyo et Paris ont des intérêts convergents qui facilitent leur coopération et leur coordination dans plusieurs domaines. Sans être directement impliqués dans le cycle de négociations actuelles visant à la dénucléarisation de la Corée du Nord, les deux pays ont un rôle à jouer, notamment en soutenant un respect strict du droit et des normes internationaux, et donc des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, tout en promouvant le rôle des organisations internationales. Premièrement, la France et le Japon pourraient faire campagne pour que la Corée du Nord rejoigne le Traité d’interdiction des essais nucléaires comme geste concret vers sa dénucléarisation. Cela permettrait de renforcer le rôle du traité et s’inscrirait dans les efforts japonais pour son entrée en vigueur, tout en ouvrant la voie à de potentielles contrepartiesDurant deux ans, jusqu’en septembre 2017, le Japon et le Kazakhstan ont été les co-coordinateurs pour la promotion de l’entrée en vigueur du Traité. Sur la diplomatie japonaise en faveur du désarmement nucléaire : Emmanuelle Maitre, « Nuclear diplomacy: a niche diplomacy for middle powers », Recherches et Documents n° 08, FRS, juillet 2018.. Deuxièmement, les deux pays pourraient œuvrer activement à l’effort de dénucléarisation en participant au financement du processus d’inspection de l’AIEA en Corée du Nord en cas d’accord, comme l’archipel l’a proposé en proposant un financement à hauteur de 2,3 millions d’euros (300 millions de yens).

Troisièmement, Tokyo et Paris pourraient renforcer la mise en œuvre des sanctions multilatérales et lutter contre l’évasion des sanctions par la Corée du Nord afin de maintenir une pression maximale sur le régime nord-coréen. Un premier domaine pourrait être d’assister leurs partenaires respectifs en Asie du Sud-Est et au Moyen-Orient pour mieux appliquer les sanctions onusiennes. Un deuxième serait dans la surveillance accrue des tactiques d’évasion de la Corée du Nord, notamment les transferts de pétrole en mer, en violation de la résolution 2375 adoptée en septembre 2017 qui interdit à tous les États membres de faciliter ou d'engager des transferts de marchandises entre navires battant pavillon nord-coréen ou à destination de ces navires. Le Japon a notamment multiplié les opérations de surveillance depuis le début de l’année et rendu publics les cas de transferts illicites, le plus récent datant du 31 juillet 2018Un dossier complet est disponible sur le site du ministère des Affaires étrangères : https://www.mofa.go.jp/fp/nsp/page4e_000878.html. Cela permettrait à la France de concrétiser un de ses objectifs, la promotion de la sécurité maritime en Indo-Pacifique.