Le 14 mai 1948, Israël proclame son indépendance dans un contexte régional extrêmement hostile. Pour desserrer l’étau formé par ses voisins – le Liban, la Syrie, le Jordanie et l’Égypte –, le premier chef du gouvernement israélien, David Ben Gourion, met en œuvre la « Doctrine de la périphérie », qui consiste à créer des liens avec des pays musulmans non arabes, tels que l’Iran et la TurquieL’Inde, qui compte une forte communauté musulmane, intègre également cette stratégie.. La révolution islamique à Téhéran en 1979 et l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) à Ankara en 2002 plombent les coopérations israélo-iraniennes et israélo-turques, poussant Tel Aviv à se mettre en quête de nouveaux partenariats dans le monde musulman.
Israël se tourne notamment vers les républiques d’Asie centrale, souveraines depuis la fin de l’année 1991. L’action menée par ce pays dans la région connaît trois temps : l’établissement de relations diplomatiques et commerciales prometteuses jusqu’au début des années 2000 ; une certaine inertie entre 2000 et 2008 ; un net regain d’intérêt à partir de 2008, impulsé par une réorganisation du ministère israélien des Affaires étrangères et un renouvellement de la Doctrine de la périphérie.
Quels sont les intérêts de Tel Aviv en Asie centrale ? Quels sont les fondements de sa nouvelle politique étrangère dans la région ? En quoi un rapprochement avec Israël est-il bénéfique aux pays d’Asie centrale ?
Les raisons du pari centrasiatique d’Israël
Le rapprochement à l’œuvre depuis les années 1990 entre Israël et les républiques d’Asie centrale obéit à la même logique que celle qui avait auparavant abouti à la mise en place de partenariats entre Tel Aviv d’un côté et Téhéran et Ankara de l’autre. L’établissement de relations diplomatiques avec les pays centrasiatiques – en 1992 avec l’Ouzbékistan (février), le Kirghizstan et le Tadjikistan (mars), puis le Kazakhstan (avril) ; en octobre 1993 avec le Turkménistan – constitue pour Israël un moyen de rompre l’isolement auquel ses adversaires (ses voisins, ainsi que des pays musulmans plus éloignés, tels que l’Iran, la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Irak, ou encore le Pakistan) veulent le contraindre dans son environnement régional. Cette diplomatie centrasiatique permet à l’État hébreu non seulement de démontrer qu’il n’est pas esseulé, mais aussi d’éroder la solidarité entre les pays musulmans (ascendante depuis les années 1990) autour du conflit israélo-palestinien. En se rapprochant d’autres pays musulmans, Israël entend prouver que l’action qu’il mène en Palestine et en Cisjordanie n’est pas dirigée contre l’islam mais contre le radicalisme et le terrorisme.
En outre, très attentif au multilatéralisme depuis son indépendance, Israël cherche à tirer profit des travaux des républiques centrasiatiques au sein des organisations internationales. En 2010, la présidence de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) assurée par le Kazakhstan permet ainsi à Israël de se rapprocher du Turkménistan en vue de trouver une solution à l’imbroglio relatif à l’accréditation de son ambassadeur à AchkhabadC’est en effet à l’occasion d’une réunion des ministres des Affaires étrangères des pays membres de l’OSCE organisée à Almaty en juillet 2010 que le chef de la diplomatie israélienne, Avigdor Lieberman, peut s’entretenir pour la première fois avec son homologue turkménistanais, Rachid Meredov. Cette rencontre survient sur fond de tensions diplomatiques entre les deux pays, le Turkménistan refusant d’accréditer Daniel Reuven, puis Haïm Koren, deux anciens agents du Mossad successivement nommés par Tel Aviv pour diriger son ambassade à Achkhabad, dont la création avait été actée en 2009. Israël devra patienter jusqu’en 2013 pour disposer de son premier ambassadeur permanent au Turkménistan, en la personne de Shemi Tzur.. Par ailleurs, Tel Aviv négocie depuis 2015 avec l’Union économique eurasiatique (UEEA), au sein de laquelle siègent le Kazakhstan et le Kirghizstan et dont l’Ouzbékistan se rapproche, au sujet d’un accord de libre-échange dont la conclusion avait, un temps, été annoncée pour début 2021« EAÈS i Izrailʹ gotovâtsâ k zaklûčeniû soglašeniâ o zone svobodnoj torgovli » [L’UEEA et Israël s’apprêtent à conclure un accord sur une zone de libre-échange], Rossijskaâ Gazeta, 3 juillet 2020..
Enfin, Israël se soucie du sort des communautés juives d’Asie centrale. Près de 100 000 Juifs vivaient dans ces républiques en 1989 selon les chiffres du dernier recensement réalisé par l’Union soviétiqueLa diaspora juive se répartissait de la manière suivante : 65 493 personnes en Ouzbékistan, 18 492 au Kazakhstan, 9 701 au Tadjikistan, 5 604 au Kirghizstan, et 2 323 au Turkménistan (« Vsesoûznaâ perepisʹ naseleniâ 1989 goda. Nacionalʹnyj sostav naseleniâ po respublikam SSSR » [Recensement de la population soviétique en 1989. Composition ethnique de la population des différentes républiques de l’URSS], Demoscope Weekly, 22 mars 2014). . Après l’effondrement de l’URSS, ces populations ont émigré en Israël, où leur connaissance des langues et des réalités centrasiatiques leur ont permis de jeter un pont entre les républiques nouvellement indépendantes et leur terre d’accueil.
Les piliers de la nouvelle Doctrine de la périphérie en Asie centrale
Si les bases du dialogue israélo-centrasiatique sont posées au cours des années 1990, c’est à partir de 2008 que celui-ci gagne en importance, en dépit de résultats partiellement décevants dans plusieurs pays de la région.
La formalisation d’un « vecteur centrasiatique » en 2008-2009
Dans un contexte régional extrêmement tendu (opérations militaires contre le Hezbollah au Liban, crispations grandissantes avec l’Iran et la Turquie, montée en puissance de l’islam politique précurseur des révolutions arabes), Israël remodèle sa politique étrangère entre 2008 et 2009. La Doctrine de la périphérie est repensée, pour mettre notamment l’accent sur les pays d’Asie centrale.
En 2008, Israël remplace tous ses ambassadeurs en poste dans la région. Hillel Newman est nommé à Tachkent, Israël Meï-Ami (né au Kazakhstan) à Astana et à Bichkek, et Shemi Tzur – ambassadeur itinérant à Douchanbé et à Achkhabad (ainsi qu’à Erevan). Les visites de hauts responsables israéliens en Asie centrale reprennent : une délégation parlementaire emmenée par le vice-président de la Knesset, Amnon Cohen (né à Boukhara), se rend au Kazakhstan, et le ministre adjoint des Affaires étrangères, Majalli Wahabee, se déplace au Kirghizstan et en Ouzbékistan.
Par ailleurs, la direction du ministère des Affaires étrangères fait l’objet d’une réorganisation qui scinde le Département Europe centrale et Eurasie entre un pôle concentré sur les pays européens de l’espace postsoviétique (Eurasie-1) et un autre spécifiquement dédié à l’Asie centrale et au Caucase (Eurasie-2), chapeauté par Shemi Tzur. Un poste de conseiller du ministre des Affaires étrangères pour les pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI) est même créé. Il est occupé jusqu’en 2010 par Zeev Ben Aryeh, diplomate originaire de Kharkiv et qui a servi à Moscou, Minsk et KievA. Grigorân, « Prioritetnye napravleniâ vnešnej politiki Izrailâ: Ûžny Kavkaz i Centralʹnaâ Aziâ » [Les axes prioritaires de la politique étrangère d’Israël : le Sud-Caucase et l’Asie centrale], Fondation Noravank, 10 septembre 2009..
En 2009, Avigdor Lieberman prend la tête du ministère des Affaires étrangères. En Asie centrale, le nouveau chef de la diplomatie israélienne se fixe pour objectifs d’établir un dialogue politique et de développer des partenariats économiques. Ceci constitue une grande différence avec la première version de la Doctrine de la périphérie, qui misait avant tout sur des partenariats militaires, puis, seulement dans un deuxième temps, sur le renforcement des liens commerciaux.
L’établissement de partenariats économiques et sécuritaires avec les républiques centrasiatiques
Le Kazakhstan est le pays d’Asie centrale avec lequel Israël entretient les relations les plus étroites. L’ancien chef de l’État kazakhstanais, Noursoultan Nazarbaïev, s’est rendu à trois reprises en Israël – en 1995, 2000 et 2013 –, et Shimon Peres, deux fois au Kazakhstan – en 2009 en tant que président israélien, puis en 2015 à titre privé« Sotrudničestvo Respubliki Kazahstan s Gosudarstvom Izrailʹ » [La coopération entre la République du Kazakhstan et l’État d’Israël], Ministère kazakhstanais des Affaires étrangères, 7 octobre 2019.. L’immensité de son territoire et le dynamisme de son activité diplomatique imposent le Kazakhstan aux yeux des Israéliens comme un interlocuteur de premier choix au sein du monde musulman. Tel Aviv et Nour-Soultan échangent autour des grands dossiers internationaux, et notamment du nucléaire iranien. A cet égard, l’Accord conclu à Vienne en 2015 fait apparaître des divergences : le Kazakhstan, qui a renoncé à l’arme nucléaire au lendemain de son indépendance, salue ce texte, qu’Israël conteste pour sa part. Sur le plan économique, les deux pays, qui ont établi, en 2004, une Chambre de commerce et d’industrie Israël-Kazakhstan, ont réalisé en 2019 pour 514 millions de dollars d’échanges. Ceux-ci sont largement dominés par les exportations pétrolières du Kazakhstan, qui couvrent le quart des besoins israéliens. En 2020, il a été question d’ouvrir une liaison aérienne directe Tel Aviv–Almaty en vue d’accroître les échanges entre les deux pays« Prâmoe aviasoobŝenie meždu Kazahstanom i Izrailem poâvitsâ v mae » [Une liaison aérienne directe entre le Kazakhstan et Israël sera ouverte en mai], Fergana News, 18 février 2020.. Enfin, Israël et le Kazakhstan collaborent en matière de défense : un accord a été signé en 2014, et le Kazakhstan fait l’acquisition d’équipements militaires israéliens. Par exemple, Israel Military Industries (IMI) a développé le lance-roquettes multiples Naiza pour le compte du ministère kazakhstanais de la Défense à la fin des années 2000 ; le groupe Plasan a livré une vingtaine de véhicules blindés Sand Cat au Kazakhstan entre 2018 et 2019 ; et Israel Aerospace Industries lui a vendu deux drones en 2021« Israeli IAI Sold Two Heron MKII UAV To Kazakhstan », Global Defense Corp, 29 janvier 2021.. Les sociétés Verint Israel et NICE Systems ont créé des centres de surveillance et d’interception des communications téléphoniques et numériques pour le compte des services de renseignement intérieur du Kazakhstan (KNB) à Nour-Soultan et à Almaty, et de ceux de l’Ouzbékistan (SNB) à Tachkent« Private Interests: Monitoring Central Asia », Privacy International, novembre 2014, 153 p., pp. 41-43..
Des relations prometteuses ont également été bâties entre Israël et l’Ouzbékistan durant les années 1990. En 1992, une ambassade israélienne a vu le jour à Tachkent, et une liaison aérienne directe a été ouverte entre les deux capitales. Le ministre israélien des Affaires étrangères Shimon Peres effectue une visite officielle en Ouzbékistan en juillet 1994 avant celle, quatre ans plus tard, du président Islam Karimov en Israël. À cette occasion, des accords sont signés dans les domaines de l’économie, de l’agriculture et de la santé, et l’Ouzbékistan se montre en phase avec Israël sur la lutte contre le radicalisme islamiste et contre le développement d’un programme nucléaire par l’IranO. Karpovič, A. Nogmova et L. Aleksanân, « ‘Novaâ periferijnaâ strategiâ’ Izrailâ v otnošenii centralʹnoaziatskih stran » [La « nouvelle Doctrine de la périphérie » d’Israël vis-à-vis des pays d’Asie centrale], Centralʹnaâ Aziâ i Kavkaz, tome 23, n° 2, 2020, pp. 32-47.. Les relations bilatérales israélo-ouzbékistanaises se détériorent cependant à partir de 2005, lorsque Tel Aviv soutient un projet de résolution de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant la répression des manifestations d’Andijan par le régime de Tachkent. Toutefois, la nouvelle Doctrine israélienne de la périphérie en 2008 et l’arrivée au pouvoir de Chavkat Mirzioïev à Tachkent en 2016 relancent les échanges politiques et économiques. En 2021, le président de la Knesset, Yariv Levin, et la présidente de l’Olij Mažlis (Chambre haute du Parlement ouzbékistanais), Tanzila Narbaïeva, se rencontrent pour la première fois (en vidéo-conférence). Le volume des échanges commerciaux repart légèrement à la hausse, passant de 44 à 47 millions de dollars entre 2017 et 2019, année où une Chambre de commerce et d’industrie Israël-Ouzbékistan voit le jour. Les sociétés israéliennes se positionnent sur plusieurs secteurs d’activité en Ouzbékistan : l’agriculture (ouverture d’une co-entreprise par Gadot Agro et Metzer à Tachkent pour développer la micro-irrigation et les cultures sous serre), les solutions eau-air (signature d’un mémorandum d’entente mutuelle entre Watergen et le gouvernement ouzbékistanais), la santé (intérêt de LR Group pour la création d’un centre d’oncologie à Khorezm), ou encore la sécurité (contrat d’armement entre CAA Industries et le ministère ouzbékistanais de la DéfenseCet accord, d’un montant estimé à plusieurs millions de dollars, permettra à l’Ouzbékistan de doter ses forces de sécurité de milliers de fusils d’assaut, dont CAA Industries est un spécialiste (cf. l’AK-Alfa ; voir S. Mazumdar, « Israeli Companies Are Already Enjoying the Warming Relations With Uzbekistan », Entrepreneur Europe, 5 novembre 2020).).
Israël entretient des liens plus modestes avec les trois autres pays d’Asie centrale. En dépit d’une visite officielle de quatre jours réalisée par le président Askar Akaïev en Israël dès 1993, les relations diplomatiques avec le Kirghizstan n’ont pas véritablement décollé. Il n’existe pas d’ambassade kirghizstanaise en Israël, et côté israélien, c’est l’ambassadeur en poste à Nour-Soultan qui répond des relations entre Tel Aviv et Bichkek. La grande pauvreté du Kirghizstan, mais aussi les flambées antisémites au lendemain de la révolution de 2010Les opposants au président Kourmanbek Bakiev, ainsi qu’une partie des médias, ont développé des discours antisémites pour expliquer l’état de fragilité dans lequel se trouvait le pays au printemps 2010. Des affiches antisémites ont été placardées autour du siège du gouvernement et des attaques ont eu lieu contre la synagogue de Bichkek (V. Mesamed, Izrailʹ v Centralʹnoj Azii: grezy i realʹnostʹ [Israël en Asie centrale : rêves et réalité], Institut du Proche-Orient, Moscou, 2012, 239 p., pp. 137-139., n’ont pas encouragé Israël à approfondir ses relations avec ce pays, même si les échanges commerciaux connaissent une dynamique intéressante entre 2018 et 2019 (+ 61 %, pour avoisiner 2,9 millions de dollars).
Israël s’intéresse au Turkménistan pour sa neutralité sur la scène internationale et pour ses importantes réserves d’hydrocarbures. Le premier président du Turkménistan indépendant, Saparmourat Niazov, a visité Israël en 1995 et confié à la holding Merhav des chantiers majeurs comme la rénovation de la principale raffinerie du pays et la construction d’un complexe de polypropylène à Turkmenbachy, pour un coût de plus d’un milliard de dollars. La rencontre du printemps 2016 entre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et le ministre turkménistanais des Affaires étrangères Rachid Meredov témoigne d’une relation apaisée après la crise des ambassadeurs israéliensCf. note 2.. Quoiqu’intéressé par les technologies israéliennes dans les domaines agricole (micro-irrigation) et numérique (pour les besoins de son programme d’économie digitale jusqu’en 2025), le Turkménistan n’est à ce jour qu’un partenaire commercial mineur d’Israël, avec lequel les échanges dépassent péniblement le million de dollars en 2018O. Karpovič, A. Nogmova et L. Aleksanân, « ‘Novaâ periferijnaâ strategiâ’ Izrailâ v otnošenii centralʹnoaziatskih stran », op. cit.. Les liens économiques et dans le domaine de l’énergie entre le Turkménistan et l’Iran constituent un facteur de blocage pour Israël.
Tel Aviv rencontre également des difficultés à développer ses relations avec le Tadjikistan, seul pays d’Asie centrale dont aucun président n’a à ce jour visité Israël. L’unique rencontre au sommet s’est tenue au siège des Nations unies, en octobre 1995, entre le président tadjikistanais Emomali Rakhmon et le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin. La visite de cinq jours d’une délégation parlementaire israélienne à Douchanbé en juin 2016 n’a pas permis de relancer une relation au point mort sur le plan diplomatique (Israël ne dispose toujours pas d’ambassadeur permanent au Tadjikistan, qui est couvert par l’ambassadeur en poste à Tachkent) comme économique (les échanges entre les deux pays n’atteignaient que 564 000 dollars en 2018)« Otnošeniâ Tadžikistana s Gosudarstvom Izrailʹ » [Les relations du Tadjikistan avec l’État d’Israël], Ministère tadjikistanais des Affaires étrangères, 1er août 2019..
L’Asie centrale, une région « israélo-compatible »
L’indépendance de l’Asie centrale a créé un appel d’air auprès de pays musulmans dont la stratégie de regain d’influence régionale s’est axée soit sur une proximité culturelle (Turquie, Iran dans une certaine mesure), soit sur une diplomatie religieuse (Arabie saoudite). La promotion de l’appartenance à la communauté des croyants (oumma) s’est avérée contre-productive auprès des républiques centrasiatiques, qui pérennisent les régimes séculiers hérités de l’URSS, encadrant, parfois strictement, la pratique de l’islam. Le Kazakhstan a ainsi promulgué en 2011 une loi interdisant les salles de prière dans les bâtiments publics. En outre, les pays d’Asie centrale attendaient de leurs partenaires qu’ils les traitent d’égal à égal plutôt que de tenter de s’imposer auprès d’eux comme les nouvelles puissances tutélaires en remplacement de la défunte URSSCela a surtout été le cas de la Turquie, qui, au lendemain des indépendances centrasiatiques, a fortement mis en avant ses liens linguistiques et ethniques avec les peuples de la région en vue d’y asseoir son influence. Quant à l’Iran, disposant en Asie centrale de faibles relais religieux (chiisme) et linguistiques (le Tadjikistan est le seul Etat persanophone de la région), il a fait preuve d’une attitude plus mesurée. Téhéran a ainsi davantage projeté ses velléités messianiques vers le Caucase et l’Azerbaïdjan, pays qui, à l’instar des républiques d’Asie centrale (et de la Turquie de l’époque), a opté pour un régime laïc.. En effet, en plus d’exprimer leur attachement au respect de leur souveraineté, les jeunes États centrasiatiques ont manifesté un intérêt pour des coopérations leur permettant de renforcer leur culture étatique, de consolider leur économie et de développer leur capital humain.
Ce pragmatisme affiché par les rares pays du monde musulman qui se montrent relativement indifférents au conflit israélo-palestinien a bénéficié à Israël, perçu en Asie centrale comme un modèle à suivre. Avec un territoire six fois plus petit que le Tadjikistan, mais un PIB deux fois et demie supérieur à celui du Kazakhstan, Israël est parvenu à bâtir un État fort dans un environnement hostile et à développer des savoir-faire qui intéressent directement les pays d’Asie centrale (gestion de l’eau, agriculture, défense, santé publique, recherche, innovation).
Son statut d’allié stratégique des États-Unis constitue un autre avantage concurrentiel pour Israël en Asie centrale. Conscients de l’impopularité en Occident de leurs régimes autoritaires, les dirigeants centrasiatiques voient en Israël, seul État démocratique du Proche-Orient, un intermédiaire auprès des États-Unis, voire de l’Europe. Se rapprocher de Tel Aviv reviendrait, dans leur perspective, à s’ouvrir un canal de communication avec les OccidentauxÀ des fins de lobbying auprès des milieux d’affaires israéliens et juifs américains, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan ont notamment misé sur la diaspora juive boukhariote, insistant sur le traitement qu’ils lui ont réservé après la disparition de l’URSS pour se désolidariser de l’antisémitisme soviétique – entretien de leurs sépultures aux frais de l’État, restitution aux fidèles des synagogues confisquées avant 1991 (R. Sattarov, « Razočarovannye v umme. Počemu Centralʹnaâ Aziâ otkazalasʹ ot sbliženiâ s islamskim mirom » [Déçus par l’oumma. Pourquoi l’Asie centrale a refusé de se rapprocher du monde musulman], Moscow Carnegie Center, 31 juillet 2018).. De leur côté, les États-Unis approuvent la stratégie israélienne consistant à forger des alliances anti-terroristes avec des pays musulmans issus d’un voisinage élargi, qui converge également avec les intérêts des républiques centrasiatiques – à plus forte raison depuis le retour au pouvoir des Talibans en Afghanistan en août 2021.
Conclusion
La crise afghane constitue une occasion supplémentaire pour Tel Aviv de faire la promotion de son expertise dans les domaines de la sécurité et du contre-terrorisme en Asie centrale, où son action est fortement marquée par son antagonisme avec Téhéran. Voisin du Turkménistan, mais aussi du Kazakhstan en mer Caspienne, l’Iran reprend pied en Asie centrale, qu’il désenclave vers l’océan Indien grâce à des réseaux de transports multimodaux (ligne ferroviaire Kazakhstan – Turkménistan – Iran (KTI) ; Corridor international de transport Nord – Sud). L’influence iranienne entrave la politique de rapprochement menée par Israël avec le Turkménistan et, surtout, le Tadjikistan, qui, même au plus fort de ses tensions avec Téhéran – ouvertes par l’affaire Zanjani en 2013 et par l’interdiction du Parti de la renaissance islamique (PRI) à partir de 2015 –, préfère se tourner vers l’Arabie saoudite. L’adhésion de Téhéran à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), actée lors du sommet tenu à Douchanbé en septembre 2021, renforce son ancrage en Asie centrale.
L’attribution, lors du même sommet, du statut de partenaire de dialogue à l’Arabie saoudite, à l’Égypte et au Qatar confirme la présence grandissante dans la région des pays arabes. Les Émirats arabes unis se détachent comme le principal investisseur du Golfe en Asie centrale, où Mubadala Development Company, le fonds souverain d’Abou Dabi, remporte en 2020 un appel d’offres pour la privatisation de la centrale thermique de Talimardjan (Ouzbékistan), et où Dragon Oil, une société domiciliée à Dubaï, exploite depuis 2000 les gisements pétroliers en mer Caspienne de Djigalybeg et de Djeïtoun (Turkménistan). L’Arabie saoudite se montre elle aussi attentive aux opportunités dans le domaine de l’énergie en Asie centrale, avec la promesse faite en 2016 par la Banque islamique de développement (basée à Djeddah) de financer à hauteur de 500 millions de dollars le gazoduc Turkménistan – Afghanistan – Pakistan – Inde (TAPI), ou le contrat remporté par ACWA Power pour la construction de la plus grande centrale éolienne de la région au Karakalpakstan (Ouzbékistan).
De son côté, Israël, en opérant un rapprochement inattendu avec la Turquie en mars 2022Au terme de plusieurs années de brouille entre Israël et la Turquie, Isaac Herzog a rencontré Recep Tayyip Erdoğan. À l’origine de la visite d’État du président israélien à Ankara, les 9 et 10 mars 2022 : la proposition avancée par la Turquie d’aider Israël à acheminer son gaz depuis le champ offshore de Léviathan (en Méditerranée orientale) vers l’Europe, suite au retrait du projet de gazoduc EastMed annoncé par les États-Unis (S. Boukhelifa, « Le président israélien en visite d’État en Turquie, une première depuis quatorze ans », RFI, 9 mars 2022)., s’ouvre de nouvelles perspectives en Asie centrale. Au regard des liens particuliers entretenus par Ankara avec les États turcophones de la région (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan et Turkménistan), la reprise de ce dialogue peut rejaillir positivement sur les relations israélo-centrasiatiques. Elle confirme en tout cas le maintien par Israël de sa nouvelle Doctrine de la périphérieLa nouvelle Doctrine de la périphérie israélienne, qui cible également les régimes arabes modérés et le Caucase, a été couronnée de succès en 2020, que ce soit à travers la signature des traités de paix avec les Émirats arabes unis et Bahreïn en septembre (« Accords d’Abraham ») ou la victoire dans le Haut-Karabakh de l’Azerbaïdjan, allié militaire d’Israël (mais aussi de la Turquie), en novembre., alors même que l’investiture en juin 2021 d’un Premier ministre issu de l’extrême-droite religieuse en la personne de Naftali Bennett, partisan d’une ligne dure sur les dossiers iranien et palestinien, avait fait craindre un regain de tension entre Tel Aviv et les pays du monde musulman. D’un autre côté, Israël pourrait bénéficier de la volonté de diversification des partenariats exprimée par les pays centrasiatiques de manière accrue ces derniers mois : diplomaties multivectorielles au Kazakhstan et en Ouzbékistan, développement de nouveaux projets gaziers au Turkménistan (notamment en mer Caspienne), rapprochement entre le Tadjikistan et des pays occidentaux (Etats-Unis, France) face à la menace terroriste liée à la situation en Afghanistan. Cette tendance pourrait s’accentuer en raison de la guerre en Ukraine, qui, en plus de susciter la réprobation du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan, a vu le regain d’intérêt d’Israël pour l’environnement régional de la Russie se confirmer, à travers ses tentatives de médiation entre les présidents Poutine et Zelensky.
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