En réponse aux attaques du 7 octobre menées par le Hamas au cours desquelles ont été tués plus de 1 200 Israéliens, en grande majorité des civils, blessés plus de 3 500 autres et capturés plus de 240 otages, les autorités israéliennes ont lancé des bombardements massifs et déclenché une opération terrestre dans la bande de Gaza. A ce stade, selon le ministère de la Santé à Gaza, plus de 11 200 personnes, essentiellement des civils, ont été tuées par les frappes israéliennes dans l’enclave palestinienneCes chiffres sont fournis par le ministère de la Santé dans la bande de Gaza, contrôlé de facto par le Hamas. A l’instar des précédentes opérations israéliennes à Gaza, les agences humanitaires (ONU ou organisations non gouvernementales), ainsi que les médias, sont dans l’impossibilité de procéder à des vérifications indépendantes et s’appuient dès lors sur ces bilans provisoires. Fin octobre, Washington a mis en cause les chiffres avancés, tout en « ne contestant pas » que des milliers de Gazaouis aient été tués (voir « Le bilan des morts dans la bande de Gaza, une controverse très politique », Le Monde, 28 octobre 2023).. Les objectifs de guerre affichés par le cabinet de guerre israélien – notamment la destruction des capacités gouvernementales et militaires du Hamas – manquent de réalisme, et se heurtent au coût humain exorbitant pour les habitants gazaouis. Aucune des options envisagées à ce stade pour une sortie de guerre ne parvient à démentir l’illusion d’une solution militaire à Gaza.
Des objectifs de guerre qui se heurtent à la réalité de terrain
L’opération du Hamas, en coordination avec d’autres groupes armés gazaouis, a traumatisé la population israélienne, d’abord par son ampleur et son niveau de violence sans précédent depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948, mais également parce qu’elle est venue briser une série de paradigmes sécuritaires, le premier étant la capacité de l’appareil sécuritaire israélien, fort de sa supériorité technologique et de ses services de renseignement puissants, à protéger ses citoyens. L’ordre hiérarchique des menaces à l’encontre de l’Etat d’Israël est également ébranlé : au lendemain du 7 octobre, Israël réalise que l’enjeu sécuritaire des Territoires palestiniens, qui avait été relégué à un rang secondaire face à la menace iranienne que le Premier ministre israélien B. Netanyahu n’a cessé de prioriser depuis plusieurs décennies, est fondamental. Plus largement, c’est le concept même de dissuasion, sur lequel repose une partie de la stratégie de défense israélienne sur son flanc sud, mais aussi sur son flanc nord, qui est mis à bas. Si la nature des calculs du Hezbollah pour une entrée en guerre contre l’Etat d’Israël diffère entièrement de ceux du Hamas, Israël se découvre également profondément vulnérable à ses frontières nord, dont le système de défense était approximativement similaire à celui disposé autour de la bande de GazaQuelques jours après le 7 octobre, les autorités israéliennes ont lancé plusieurs opérations d’évacuation des villages situés près de la frontière avec le Liban. Certains de ses habitants affirment qu’ils n’y retourneront pas tant que l’armée israélienne n’aura pas mis fin aux menaces potentielles du Hezbollah (Adi Hashmonai, « Israel Plans to Evacuate Communities Close to Border With Lebanon, Many Refuse to Leave », Haaretz, 17 octobre 2023).. En outre, comme en témoigne l’engagement sans précédent des Etats-Unis auprès des autorités israéliennes dans cette guerre – déploiement de navires de guerre à des fins de dissuasion, conseil stratégique, approvisionnement en armement, soutien opérationnel et logistique –, Israël n’est pas en mesure d’assurer seul sa défense« U.S. Helps Israel Defend Against Hamas Attacks », US Department of Defense, 9 octobre 2023.. Pour l’ensemble de ces raisons, la guerre menée actuellement dans la bande de Gaza est considérée et vécue comme « existentielle » par les autorités et la population israéliennes.
Les objectifs de guerre déclarés par le cabinet israélienLe 11 octobre, le Premier ministre B. Netanyahu met sur pied un cabinet de guerre qui inclut le chef de l’alliance politique d’opposition, le Parti de l’unité nationale, et ancien chef de l’Etat-Major B. Gantz, et l’actuel ministre de la Défense Y. Gallant, ainsi que, en qualité d’observateurs, G. Eisenkott, également ancien chef de l’Etat-Major et figure du Parti de l’unité nationale et R. Dermer, ministre des Affaires stratégiques et proche conseiller de B. Netanyahu. en réponse aux attaques du 7 octobre sont considérables : détruire les capacités militaires et gouvernementales du Hamas, assurer la sécurité aux frontières israéliennes et ramener les otages en Israël. A la différence des offensives menées dans la bande de Gaza depuis la prise de pouvoir par le Hamas en 2007 (2008, 2012, 2014 et 2021), les autorités israéliennes ne se contenteraient plus d’affaiblir régulièrement les capacités militaires du Hamas en « tondant la pelouse » selon la formule de ses dirigeants. Il s’agit cette fois-ci, selon un conseiller proche des cercles décisionnaires en Israël, d’éliminer entièrement son leadership militaire et politique – et non pas les fonctionnaires affiliés au Hamas – ainsi que de détruire son arsenal militaire et ses capacités de production d’armementSelon le même conseiller, aucune décision n’a été prise pour le moment pour une campagne de destruction systématiques des tunnels, essentiellement en raison du défi technologique que cela représente à ce stade (entretien du 8 novembre 2023)., pour instaurer dans une ultime phase « un nouveau régime de sécurité » à GazaVoir la déclaration du ministre israélien de la Défense, Y. Gallant, lors d’une réunion de la commission des affaires étrangères et de la défense de la Knesset : « Israel sets out 3 phases of war; will seek new ‘security regime’ once Hamas vanquished », The Times of Israel, 20 octobre 2023.. L’analyse faite par l’establishment israélien est que, suite à l’échec de la stratégie de dissuasion établie vis-à-vis du Hamas depuis 2007, seul l’établissement d’un nouveau système de gestion administrative et sécuritaire de Gaza pourra assurer la sécurité des Israéliens.
Si ces objectifs de guerre peuvent être considérés comme légitimes du point de vue israélien, ils n’apparaissent pas pour autant réalistes. Au sein même du cercle décisionnaire israélien, l’opérationnalisation de ces objectifs est tout sauf claireEntretien avec un responsable proche du cercle décisionnaire israélien, 8 novembre 2023.. A ce stade, le Hamas, toutes branches confondues, est loin d’être démantelé. Selon les déclarations des forces armées israéliennes, quelques dizaines de responsables de la branche armée du groupe islamiste – les Brigades Izz al-Din al-Qassam –, dont notamment des commandants de bataillons, ainsi que plusieurs centaines de combattants, ont été tuésLes Qassam disposent d’environ 30 000 combattants. Pour les responsables du Hamas tués lors des opérations israéliennes, voir le compte twitter d’Israel Defense Forces.. La plupart des hauts responsables militaires et politiques n’ont pas encore été touchésVoir l’article d’Amos Harel, « Israel’s Army Reaches the Heart of Gaza and Takes Aim at Hamas’ Final Defenses », Haaretz, 9 novembre 2023.. En outre, le Hamas dispose sans aucun doute d’une chaîne de commandement préparée à prendre la relèveEntretien avec un expert palestinien du Hamas, 9 novembre 2023.. C’est la raison principale pour laquelle l’administration Biden se refuse pour le moment à exiger de son allié israélien un « cessez-le-feu », qui est envisagé comme « défavorable » à ce stade pour Israël, et limite ainsi ses demandes à des « pauses humanitaires »Le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, a déclaré à plusieurs reprises que Washington s’opposait à un cessez-le-feu, perçu comme « désavantageux » pour Israël, dans la mesure où il « ne ferait que garder le Hamas en place » (voir par exemple « Blinken en désaccord avec les dirigeants arabes au sujet de l’appel au cessez-le-feu », The Times of Israel, 5 novembre 2023)..
Le réalisme des objectifs militaires déclarés par le cabinet de guerre ne se heurte pas seulement à une analyse froide de leur faisabilité, mais également au coût humain qu’ils représentent dans un territoire qui fait partie des zones les plus densément peuplées au mondeEnviron 2,2 millions d’habitants vivent sur une superficie de 365 km².. Selon un conseiller proche des cercles décisionnaires israéliens, l’armée israélienne estime que plus la guerre sera longue, plus Tsahal aura de chances de porter un coup décisif au HamasEntretien, 8 novembre 2023. . Mais si Israël devait poursuivre ses opérations au rythme actuel, les conséquences pour la bande de Gaza et ses 2,2 millions d’habitants seraient encore plus dramatiques sans pour autant assurer que les objectifs de guerre puissent être véritablement atteints. Alors que les autorités israéliennes ne cessent de répéter que la guerre sera longue, le prix payé par les Palestiniens de Gaza des frappes israéliennes au trente-huitième jour de guerre (13 novembre) est déjà exorbitant : plus de 11 200 personnes tuées, en grande majorité des civils, dont plus de 4 500 enfants ; plus de 27 400 blessés ; plus de 700 000 déplacements forcés ; destruction massive des habitations et infrastructures civiles dans un territoire qui ne cesse de voir son développement reculer depuis 2008 ; crise humanitaire sans précédent« Hostilities in the Gaza Strip and Israel – reported impact | Day 37 », OCHA, 12 novembre 2023..
A ce stade, deux options sur l’évolution tactique des opérations militaires sont discutées au sein de l’establishment politique et militaire israélienEntretien avec un responsable proche du cercle décisionnaire israélien, 8 novembre 2023.. La première serait de poursuivre les opérations sur le mode actuel, à savoir une invasion terrestre appuyée par des bombardements intensifs, qui finirait par s’étendre jusqu’au sud de la bande de Gaza où se trouvent, selon les autorités israéliennes, des « infrastructures du Hamas qui doivent être détruites »Voir « Israel’s Army Reaches the Heart of Gaza and Takes Aim at Hamas’ Final Defenses», op. cit.. La deuxième serait le retrait de l’infanterie israélienne de la ville de Gaza et la mise en place d’incursions terrestres pour des opérations ciblées, avec un appui maritime et aérien.
Plusieurs paramètres infléchiront la prise de décision sur l’évolution tactique des opérations : les avancées en termes de réalisation des objectifs purement militaires – la poursuite d’opérations jusqu’au sud sur le mode actuel est jugée plus « efficace »Entretien avec un conseiller proche des cercles décisionnaires israéliens, 8 novembre 2023. ; la nécessité de limiter les risques d’embrasement régional avec l’ouverture a minima d’un nouveau front au nord, voire à Jérusalem-Est et en Cisjordanie ; enfin la question du maintien d’un soutien indéfectible des Etats-Unis – et, dans une autre mesure, de celui des Européens. A terme, les autorités israéliennes ne parviendront pas à concilier l’ensemble de ces paramètres et devront probablement choisir où placer le curseur.
La situation sur le front nord comme dans le reste des Territoires palestiniens est extrêmement volatile. Les deux discours prononcés depuis le début du conflit par le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, ne sortent certes pas du cadre de la rhétorique habituelleVoir les transcriptions des discours des 3 et 11 novembre sur le site L’Orient-Le Jour.. Ils semblent avoir surtout servi au chef du Hezbollah à justifier auprès de sa base le fait que le groupe armé ne soit pas entré, pour le moment, dans une confrontation totale avec IsraëlDans son discours du 3 novembre, Hassan Nasrallah a appelé ses sympathisants à ne pas minimiser les actions du Hezbollah à l’encontre d’Israël depuis le 7 octobre, déclarant : « Pour ceux qui demandent au Hezbollah d’entrer dans une guerre ouverte, ce qui se passe à la frontière peut paraître modéré. Mais ce n’est pas le cas. Et nous ne nous contenterons pas de cela ».. Mais plus la survie du Hamas sera menacée, plus il semblera difficile pour le Hezbollah de ne pas intervenir, sous peine de perdre toute légitimité quant à sa posture de défenseur de « l’axe de la résistance ». En outre, l’accélération des échanges de tirs et les accrochages de part et d’autre de la frontière rendent les risques d’escalade déjà bien réels. La Cisjordanie se trouve également dans une situation particulièrement explosive. En proie à une flambée de violences depuis la guerre à Gaza dans plusieurs zones – dont les villes de Jénine, Hébron, Ramallah, Naplouse –, la Cisjordanie pourrait devenir le terrain de troubles généralisés et difficilement maîtrisables.
A ce stade, seuls les Etats-Unis, dont Israël apparait extrêmement dépendant, pourraient être en mesure d’infléchir les décideurs israéliens sur la tournure de la guerreSelon un diplomate français, le principal interlocuteur de confiance des Israéliens reste les Etats-Unis, qui sont les seuls à même de leur apporter des garanties de sécurité. Les Européens sont des interlocuteurs secondaires, y compris le Président Macron (entretien, 10 novembre 2023). . Après leurs appels à des « trêves » ou « pauses » humanitaires, et les rappels sur l’obligation des parties de protéger les populations civiles conformément au droit internationalLe porte-parole de la Maison blanche, John Kirby, a annoncé le 9 novembre qu’Israël accepte de faire des « pauses » quotidiennes de quatre heures dans le nord de Gaza (voir « Press Gaggle with NSC Coordinator for Strategic Communications John Kirby », The White House, 9 novembre 2023). Certains Etats européens, comme la Belgique ou l’Irlande, appellent à un cessez-le-feu. La France se dit « en faveur d’une trêve humanitaire immédiate, durable et soutenue, devant conduire à un cessez-le-feu » (voir « Conférence humanitaire internationale pour la population civile de Gaza – Discours de clôture de Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères », France Diplomatie, 9 novembre 2023). L’Allemagne, par la voix du Chancelier allemand Olaf Scholz, refuse d’appeler à un cessez-le-feu : « J'admets volontiers que je ne pense pas que les appels à un cessez-le-feu immédiat ou à une longue pause – ce qui reviendrait quasiment au même – soient justes, car cela signifierait au bout du compte qu’Israël laisse au Hamas la possibilité de récupérer et de se procurer de nouveaux missiles » (voir « Bundeskanzler Olaf Scholz in Heilbronn », Heilbronner Stimme, 12 novembre 2023)., les Etats-Unis – mais aussi plusieurs Etats européens, dont la France – pourraient finir par s’inquiéter de leur opinion publique et des risques que fait peser sur leur propre territoire l’importation du conflit, de la dégradation de leurs relations avec les Etats arabes de la région et des risques d’une guerre régionale dans laquelle ils se retrouveraient forcément impliquésVoir l’entretien du ministre français des Armées sur LCI le 12 novembre, lors duquel il déclare que la manière dont Israël va gérer la suite du conflit aura un impact sur « l’environnement de sécurité dans lequel le Proche-Orient va se trouver dans les dix ou quinze années à venir », et que « le Hamas doit être mis hors d’état de nuire, mais la manière dont les populations civiles sont traitées peut avoir un impact sur la maîtrise de l’escalade globale ».. Si pour le moment les Etats-Unis se sont refusés à appeler à un cessez-le-feu, arguant du « droit d’Israël à se défendre »« Blinken en désaccord avec les dirigeants arabes au sujet de l’appel au cessez-le-feu », op. cit., ils pourraient en revanche décider d’inciter Israël, parallèlement à l’instauration de « pauses humanitaires », à suivre davantage des opérations de type incursions. En outre, Washington a déjà fait part de ses inquiétudes quant aux conséquences négatives que l’absence de protection des civils palestiniens, la crise humanitaire et l’ampleur des destructions font peser sur une stratégie de sortie de guerre« Providing immediate aid and protection for Palestinian civilians in the conflict is also a necessary foundation for finding partners in Gaza who have a different vision for the future than Hamas – and who are willing to help make it real. We can’t find those partners if they are consumed by a humanitarian catastrophe and alienated by our perceived indifference to their plight. In sum, protecting Palestinian civilians and facilitating humanitarian assistance are not only the right things for Israel to do – but they will also advance its long-term security » (Antony Blinken, « Antony Blinken: Defending Israel is essential. So is aiding civilians in Gaza », The Washington Post, 31 octobre 2023)..
Israël fait l’impasse sur la question du « jour d’après »
Sous la pression des Etats-Unis, le Premier ministre israélien a donné très récemment des directives à certaines de ses administrations pour commencer à travailler sur les options possibles de gouvernance politique et sécuritaire dans la bande de Gaza à l’issue de la guerre. Mais à ce stade, les opérations militaires israéliennes ne sont pas portées par une stratégie claire de sortie de criseEntretien avec un responsable proche des cercles décisionnaires, 8 novembre 2023..
Selon un conseiller proche des cercles décisionnaires israéliens, il existe un bras de fer entre les Américains et le cabinet de guerre israélien sur les options à privilégierEntretien, 8 novembre 2023.. Washington insiste, comme le reflètent les déclarations du Secrétaire d’Etat Anthony Blinken, sur la nécessité d’un retour de l’Autorité palestinienne dans la bande de Gaza. Le cabinet de guerre israélien y est fortement réticent à ce stadeVoir les propos de B. Netanyahu lors de son allocution télévisée sur I24news le 11 novembre : « Il ne pourra pas y avoir une autorité dirigée par quelqu’un qui, plus de trente jours après le massacre [du 7 octobre], ne l’a toujours pas condamné […]. Il faudra autre chose là-bas. Mais, dans tous les cas, il faudra que la sécurité soit sous notre contrôle […]. Le jour d’après, Gaza sera démilitarisée, il n’y aura plus de menace venue de Gaza pour Israël. Le massacre du 7 octobre a définitivement prouvé que tout endroit qui n’est pas sous contrôle sécuritaire israélien verra un retour de la terreur. Cela s’est vérifié en Cisjordanie ».. Très critique d’une Autorité palestinienne (AP) considérée comme un partenaire peu fiable et hostile, les autorités israéliennes, y compris les figures d’opposition du cabinet de guerre B. Gantz et G. Eisenkott, pencheraient davantage pour l’instauration d’un « conseil local gazaoui », qui travaillerait en coordination limitée avec Ramallah. Celui-ci n’inclurait aucun représentant de l’AP mais des personnalités de la société civile, des universitaires, des représentants de certaines factions de l’OLP, des Palestiniens de la diaspora ou de la Cisjordanie, à l’exclusion de tout membre du HamasEntretien avec un responsable proche des cercles décisionnaires israéliens, 8 novembre 2023. . En d’autres termes, cette option reviendrait à instaurer dans la bande de Gaza une administration palestinienne, en relation avec Ramallah – et non pas sous le contrôle de Ramallah –, à qui incomberait la gestion civile et sécuritaire de la zone. A l’image de la zone A de Cisjordanie, les forces israéliennes se réserveraient non seulement le droit d’intervenir à tout moment mais disposeraient également d’une coordination sécuritaire avec le « conseil local », comme c’est actuellement le cas avec les forces de sécurité de l’Autorité palestinienneDans le cadre des Accords d’Oslo II (1995), la Cisjordanie est divisée en trois zones : la zone A (environ 18 % du territoire), dont la gestion administrative et sécuritaire incombe à l’Autorité palestinienne (AP) ; la zone B (environ 24 % du territoire), placée sous le contrôle administratif de l’AP mais sous le contrôle sécuritaire israélien ; et la zone C (qui représente environ 60 % du territoire) sous contrôle administratif et militaire israélien..
Dans un cas comme dans l’autre, ces scenarii ne sont pas viables, faisant peu cas de la réalité palestinienne. Tout d’abord, aucun acteur palestinien ne prendra le risque d’installer son autorité à Gaza – si tant est que le leadership politique et militaire du Hamas soit démantelé – après une victoire israélienne. L’Autorité palestinienne est déjà perçue comme « collaboratrice » par l’immense majorité des Palestiniens, qui dénoncent parallèlement sa corruption et sa dérive autoritaire« Realigning European Policy toward Palestine with Ground Realities », Crisis Group Report, 23 août 2022.. Cette crise de légitimité a fait progressivement perdre à l’AP de sa capacité de contrôle au sein même des Territoires dont elle a la charge en Cisjordanie, comme en témoigne l’émergence d’une nouvelle génération de groupes armés« The New Generation of Palestinian Armed Groups: A Paper Tiger? », Crisis Group Commentary, 17 avril 2023.. Tout mouvement de l’Autorité palestinienne en ce sens ne porterait pas seulement un coup fatal à sa légitimité, il accentuerait sa dislocation à l’œuvre aujourd’hui. Vidé de toute substance politique et privé de tout pouvoir régalien, un « conseil local » comme l’envisagent les autorités israéliennes pourra difficilement échapper à une trajectoire similaire. En outre, quel serait l’intérêt pour l’AP ou les acteurs supposés d’un conseil local de porter le poids de la gestion civile et sécuritaire d’un territoire qui non seulement s’apparentera à un bourbier sécuritaire – il est inconcevable, de l’aveu même des dirigeants israéliens, d’éliminer l’ensemble des combattants des Qassam et d’autres groupuscules armésEntretien avec un conseiller proche des cercles décisionnaires, 8 novembre 2023. –, mais qui peinera en outre à se relever de la crise humanitaire engendrée par les opérations israéliennes ? Penser que l’Autorité ou un « conseil local » serait à même de gérer administrativement et sécuritairement la bande de Gaza dans un tel contexte relève d’une illusion.
Enfin, tout aussi chimérique est la réflexion circulant actuellement, selon les médias locaux et internationaux, ainsi que selon certaines déclarations, notamment européennes, sur l’opportunité d’instaurer une force multinationale comme possible alternative à la gouvernance du Hamas dans la bande de GazaVoir par exemple Patrick Wintour, « What happens to Gaza the day after the war ends? », The Guardian, 5 novembre 2023.. La forme et la composition d’une telle force resteraient à définir, mais l’idée d’une participation de pays arabes a été fortement relayée dans les médias locaux et internationaux. La présidente de la Commission européenne, U. von der Leyen, a pour sa part mentionné l’idée d’une force de maintien de la paix sous mandat onusien sans donner davantage de précisions« First of all, Gaza can be no safe haven for terrorists. We know what happened after the previous Gaza wars. Hamas immediately started rebuilding its arsenal and preparing for the next conflict. This cannot be the case any longer. Different ideas are being discussed on how this can be ensured, including an international peace force under UN mandate » (voir « Speech by President von der Leyen at the EU Ambassadors Conference 2023 », European Commission, 6 novembre 2023).. D’une part, ces réflexions sont en décalage avec les options discutées en ce moment par Washington et Tel Aviv. D’autre part, Israël s’est toujours catégoriquement refusé à confier sa sécurité à un acteur extérieur. Par ailleurs, au-delà des obstacles sur le plan sécuritaire et administratif que représenterait une telle mission, il semble peu probable que les Etats arabes de la région soient disposés à prendre le risque d’être perçus à leur tour comme étant à la solde des Israéliens.
La sortie de la guerre ne peut faire l’économie du politique
Aussi inaudible que cela puisse être pour Israël, au vu de l’atrocité des attaques du 7 octobre et du traumatisme qu’elles représentent pour la population israélienne, la leçon à tirer de la guerre actuelle va à rebours de ce que la vaste majorité des dirigeants israéliens ont tenté de faire croire à leur population depuis l’échec des accords d’Oslo. Réduire la question palestinienne à une gestion sécuritaire agrémentée de quelques concessions économiques ad hoc ne peut garantir la sécurité de ses citoyensPour approfondir la réflexion sur la politique de « réduction du conflit », voir Patrick Kingsley, « ‘Shrinking the Conflict’: What Does Israel’s New Mantra Really Mean? », The New York Times, 30 septembre 2021.. Les seules voix de gauche, minoritaires, qui se sont aventurées à tenir un discours différent sont inaudibles depuis des annéesVoir par exemple « Israël : ‘Je n’ai pas confiance en Netanyahou pour cette guerre’, une conversation avec le général Yaïr Golan », Le Grand Continent, 29 octobre 2023..
Les Etats européens portent une grande responsabilité dans cette fuite en avant sécuritaire israélienneSur la politique européenne vis-à-vis des Territoires palestiniens, voir « Realigning European Policy toward Palestine with Ground Realities », op. cit.. Depuis l’échec du processus d’Oslo, l’Europe a inlassablement insisté sur la nécessité de parvenir à une solution à deux Etats sans pour autant définir une politique pro-active qui inciterait les acteurs au conflit à faire des pas en ce sens. Au contraire, l’Union européenne et ses Etats membres ont privilégié une politique de micro-management de court terme, dans l’objectif de maintenir une relative stabilité. Ils ont tenté de compenser leur désengagement politique par une aide au développement et une assistance humanitaire. Les guerres répétées à Gaza depuis 2008, comme les irruptions de violence à répétition à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, n’ont pas infléchi la trajectoire de la politique européenne, malgré les avertissements non seulement des experts mais aussi des diplomates déployés sur le terrain mettant en garde contre cette « bombe à retardement ». Au cœur de cette inertie se trouvent certes les désaccords européens internes, mais aussi et surtout le calcul des principaux Etats membres, qui estiment le coût d’un investissement diplomatique trop élevé et ses bénéfices trop incertains pour un conflit perçu, en fin de compte, comme « contenu ». Cette approche est certes compréhensible au vu des défis de politique étrangère majeurs auxquels font face les Européens, mais elle est profondément erronée, comme en témoignent les semaines passées qui, au-delà des souffrances des Israéliens et des Palestiniens, font craindre un embrasement régional.
Les initiatives européennes pour permettre l’accès à l’aide humanitaire sont nécessaires. Face aux incertitudes quant à la tournure de la guerre, il est du devoir des pays européens d’assurer un accès humanitaire et la protection des civils. Dans ce cadre, les initiatives européennes, comme la conférence humanitaire internationale pour Gaza à Paris le 9 novembre 2023, sont les bienvenues« Conférence humanitaire internationale pour la population civile de Gaza », op. cit.. Mais elles ne sont pas suffisantes et il est indispensable que les Européens tirent les leçons de leurs erreurs du passé.
Dans le contexte actuel, cela signifie d’abord que les Européens doivent appeler à un cessez-le-feu et travailler aux conditions pour y parvenir. Le cours de la guerre montre certes que le seul interlocuteur extérieur à même d’influencer les cercles décisionnaires israéliens est Washington, mais rien n’empêche certains Etats membres de l’Union européenne d’œuvrer ensemble, avec l’appui de leurs partenaires régionaux, pour convaincre les Etats-Unis de la nécessité de forcer les parties à définir les termes d’un cessez-le-feu.
Sur le plus long terme, les Européens doivent aller à contre-courant de l’analyse qui est majoritaire actuellement en Israël, à savoir que le 7 octobre vient d’anéantir tout espoir de processus de paix. L’Europe doit faire entendre à Israël, aussi inaudible que cela puisse être à ce stade, que la sécurité de ses citoyens ne pourra pas faire l’économie d’une résolution de l’équation politique de la question palestinienne. Vis-à-vis des Palestiniens, les Européens doivent s’atteler à créer les conditions d’un renouveau politique sans lequel toute dynamique politique est illusoire. La politique européenne qui a consisté ces dernières années à renforcer Mahmoud Abbas dans l’espoir d’affaiblir le Hamas a non seulement échoué : elle s’est révélée contre-productive. En premier lieu parce qu’elle a permis au président de l’Autorité palestinienne d’ignorer toutes les pressions européennes pour rendre possible un renouvellement de la scène politique dans les Territoires palestiniens – report constant de la tenue d’élections générales, échecs répétés des processus de réconciliation entre le Fatah et le Hamas –, qui aurait pu à terme aboutir à la réunification entre la Cisjordanie et la bande de GazaLe mandat du président de l’Autorité palestinienne a expiré en 2009. Les dernières élections générales remontent à 2005 (présidentielles remportées par Mahmoud Abbas) et 2006 (législatives remportées par le Hamas).. Cette politique a laissé la porte ouverte à un autoritarisme grandissant de l’Autorité palestinienne, aggravant sa crise de légitimité sur laquelle le Hamas a su capitaliser. Si bien que la scène palestinienne se retrouve aujourd’hui réduite à une Autorité considérée par son peuple comme des « sous-traitants » de l’occupation israélienne et à des partis politiques palestiniens éclatés qui, à l’instar du Fatah, peinent à faire émerger une figure politique capable de réunir autour d’un projet politique commun. Or, aujourd’hui, l’Europe manque cruellement d’interlocuteurs à même de permettre une dynamique de sortie de crise – comme le souligne aussi l’irréalisme de l’ensemble des scenarii envisagés autour d’une sortie de crise à Gaza –, et plus encore d’enclencher à l’avenir un véritable processus de paix.