Notes de la FRS

Géopolitique des ruptures stratégiques contemporaines

Note de la FRS n°21/2015
Bruno Tertrais
2 novembre 2015

Il ne faut pas confondre « surprises stratégiques » et « ruptures stratégiques ». Mais les deux se multiplient aujourd’hui. Durant les trois dernières années, pas moins de huit surprises stratégiques se sont produites. Mais elles ne doivent pas masquer des tendances géopolitiques lourdes, qui permettent d’anticiper, dans une certaine mesure, les prochaines surprises.

« Surprises » vs. « ruptures stratégiques »

Les Livres blancs de 2008 et 2013 ont inscrit les notions de « surprise stratégique » et de « rupture stratégique » dans le corpus doctrinal officiel français en matière de sécurité et de défense « Des surprises, voire des ruptures stratégiques, sont possibles, et même probables ». Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, 2013, p. 10..

Ces deux notions sont parfois confondues. La « surprise stratégique » est une notion centrale de la réflexion politico-militaire occidentale contemporaine, et a fait l’objet d’analyses récentes en France Voir par exemple Geoffrey Delcroix, « Prospective, défense et surprise stratégique : le stratège, l’improbable et l’inattendu », Futuribles, 2005 ; Bruno Tertrais & Olivier Debouzy, « De la surprise stratégique », Commentaire, n° 124, hiver 2008-2009 ; Corentin Brustlein, La surprise stratégique, de la notion aux implications, Institut français des relations internationales, 2008 ; Dossier « La surprise stratégique », Stratégique, n° 106, 2014.. Elle se réfère à un événement majeur qui n’avait pas été prévu, ou dont la probabilité de réalisation était jugée négligeable, par la plupart des grands acteurs. La « rupture stratégique » est en revanche une notion plus française, qui n’a pas d’équivalent réel en anglais, et qui mérite donc un approfondissement conceptuel et intellectuel. Sa caractéristique principale est d’être multidisciplinaire : la rupture peut être militaire (cf. les processus de « révolution dans les affaires militaires »), technologique, économique ou sociétale. Peu importe son origine – elle se définit dans l’acception qui nous intéresse par ses effets majeurs, de nature à transformer profondément la sphère de sécurité et de défense La rupture stratégique peut exister dans d’autres domaines : pour l’industrie nucléaire, la catastrophe de Tchernobyl en était une..

Ce sont évidemment des notions relatives, à un triple égard : d’abord parce que n’est surprise ou rupture que l’événement qui se distingue des autres ; ensuite parce que chacun n’a pas la même définition de ce qui constitue une surprise ou une rupture ; enfin parce qu’un événement donné peut être une surprise ou une rupture pour un pays, mais pas pour un autre Par exemple, l’attentat de Bali (2002) fut une rupture stratégique pour l’Australie, mais pas pour le reste du monde.. Leur analyse doit donc être comparatiste.

Toutes les surprises ne sont pas des ruptures, et toutes les ruptures ne sont pas des surprises. Certains événements sont les deux à la fois : on peut penser à l’opération Barbarossa, à l’attaque de Pearl Harbour, à l’installation de missiles à Cuba, à l’invasion de l’Afghanistan, à la chute du Mur, aux attentats du 11 septembre 2001, mais aussi, sans doute, à la crise financière de 2008 en raison de ses effets induits (crise mondiale et crise européenne spécifique), ou encore aux révoltes arabes. Mais la guerre du Kippour, vraie surprise stratégique, ne fut pas une rupture (même si le voyage d’Anouar el-Sadate à Jérusalem, conséquence en partie induite, relevait davantage de cette catégorie). A l’inverse, des événements tels que la guerre des Six-Jours, la dislocation de l’Union soviétique, ou encore le premier essai nucléaire nord-coréen, furent des ruptures sans être à proprement parler des surprises Si la rapidité de l’effondrement de l’Union soviétique prit nombre d’observateurs… par surprise, elle était envisagée dès le mois de janvier 1991, dès lors que les partis communistes des républiques fédérées avaient cessé de payer leurs cotisations au PCUS..

Les ruptures stratégiques récentes

Les trois dernières années ont été particulièrement fertiles en événements stratégiques majeurs. Huit peuvent être recensés : (1) la montée en puissance rapide de l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels aux Etats-Unis, avec un impact à la fois sur le rétablissement économique américain, sur l’affaiblissement de certains grands pays producteurs (Russie, Iran…), et sur les relations américano-saoudiennes; (2) l’emploi massif d’armes chimiques par le régime de Bachar el-Assad ; (3) la croissance territoriale et militaire fulgurante de l’organisation s’auto-intitulant « Etat islamique », assise sur une puissance financière inédite, et sa résonance désormais mondiale ; (4) l’annexion de la Crimée et l’intervention directe de la Russie en Ukraine ; (5) la pandémie de fièvre hémorragique Ebola, la plus grave jamais recensée (l’extension de ce virus était toujours limitée lors des crises précédentes) ; (6) l’attaque informatique contre la firme japonaise Sony ; (7) le triple attentat de janvier 2015 en France et ses suites, (8) l’intervention russe en Syrie.

Ces événements relèvent-ils des catégories qui nous intéressent ici ? C’est naturellement en grande partie une affaire de perception. La crise des armes chimiques syriennes, l’affaire de Crimée et la montée en puissance de Daesh sont à la fois des surprises et des ruptures. Deux tabous de l’après-Guerre froide ont été brisés : d’une part celui de l’emploi d’armes dites « de destruction massive » pour la première fois depuis 1988 (Irak au Kurdistan), et celui de la modification des frontières internationales par la force (effacement physique de la frontière syro-irakienne, pseudo-referendum sur la Crimée suivi par l’annexion immédiate du territoire). La révolution des hydrocarbures non conventionnels est peut-être une rupture, mais elle n’est pas une surprise, puisque l’on s’y attendait depuis une dizaine d’années. Les événements du mois de janvier 2015 relèvent de la même catégorie : ils ne sont une rupture que pour la France – et encore. A l’inverse, l’attaque contre Sony et la pandémie d’Ebola ont constitué des surprises de par leur ampleur et leur rapidité, mais n’ont pas débouché sur des ruptures.

Quatre espaces géographiques distincts

Les grandes crises stratégiques se déroulent aujourd’hui sur quatre grands espaces géographiques distincts.

La tempête moyen-orientale ne fait que s’aggraver, et débouche aujourd’hui sur des faillites d’Etats (Irak, Libye, Syrie, Yémen) ainsi que, parallèlement, sur la montée en puissance de quasi-Etats (Hezbollah, Daesh). Elle comprend désormais cinq dimensions imbriquées les unes avec les autres : (1) les secousses politiques autrefois appelées « printemps arabes », qui se traduisent par de rares stabilisations (Tunisie, Egypte sous la forme d’un retour au statu quo) mais aussi par la destruction de certains Etats (Syrie, Libye) ; (2) la renaissance du djihadisme combattant à grande échelle, sous une forme qu’il n’est pas exagéré de qualifier « d’islamo-totalitarisme », et son extension à la fois sur l’espace saharo-sahélien et l’espace syro-irakien, avec au milieu ce que l’on a qualifié de « hub libyen » ; (3) la poursuite de la radicalisation de l’affrontement confessionnel, l’extension des opérations iraniennes le long du Croissant fertile, que Téhéran semble vouloir transformer en « Croissant chiite », ainsi qu’au Yémen ; (4) la crise du nucléaire iranien, dont les chances de règlement définitif à court terme restent faibles ; (5) la permanence du conflit israélo-palestinien.

La question ukrainienne, et plus largement les décisions stratégiques prises par la Russie depuis la fin de l’année 2013, violent l’ensemble du cadre politico-juridique mis en place dans les années 1990, et conduisent à la réouverture de la question de la sécurité européenne, alors que l’achèvement de la supervision internationale du Kosovo (2012) avait pu laisser espérer la fin de deux décennies de crises balkaniques.

Le cyberespace est désormais un champ d’affrontement stratégique permanent, secoué par des attaques parfois brutales et de grande ampleur. A l’attaque contre Sony a « répondu » une opération de déni de service contre les infrastructures nord-coréennes, par exemple.

Enfin, la montée des tensions interétatiques en Asie se poursuit. La relation indo-pakistanaise est à la merci d’un « nouveau Bombay » (en référence aux attentats de 2008). La Corée du nord de Kim Jong-Un demeure agressive, et le risque de provocation de grande ampleur sur la péninsule est loin d’être nul. Les navires chinois continuent leurs actions de provocation à l’est et au sud du pays.

L’impératif de la « longue durée»

L’apparente multiplication des surprises et des ruptures stratégiques, et ce que l’on décrit souvent comme une plus grande « fluidité » de l’environnement international, ne doit pas masquer l’importance des tendances lourdes et des évolutions de très longue durée.

  • Plus de 60 ans. Dans certains cas, les crises sont permanentes depuis plusieurs décennies et trouvent leur origine dans des événements et des décisions de la fin des années 1940 : on pense à la question israélo-palestinienne, à la péninsule coréenne, au conflit indo-pakistanais, ou à l’affaire taïwanaise.
  • Plus de 30 ans. La crise du nucléaire iranien, la transformation du Hezbollah en entité quasi-étatique, et dans une certaine mesure l’aggravation de la guerre civile syrienne (auxquels certains ajoutent la montée en puissance des houthis yéménites), trouvent leur origine dans la révolution islamique de 1979 et sa rapide radicalisation antioccidentale. De même pour l’instabilité de l’espace afghano-pakistanais, endémique et sans doute durable, qui est le produit de son internationalisation depuis 1979, il est vrai aggravée par des facteurs plus structurels (mauvaise gouvernance, cercle vicieux de la guerre civile, pyramide des âges propice à la violence…).
  • Plus de 10 ans. Les crises en Europe et en Asie de l’est sont largement dues à l’émergence et au nationalisme exacerbé de deux Etats, la Russie et la Chine, qui se manifestent par un expansionnisme militaire (généralement) masqué et des violations des espaces terrestres, aériens ou maritimes de leurs voisins (ainsi que, bien souvent, par l’agitation de la carte nucléaire : cf. essais de missiles à des moments diplomatiques choisis, qui sont une spécialité chinoise et désormais russe). Quant au phénomène djihadiste contemporain, que les Etats-Unis espéraient circonscrit il y a encore quelques années (mort d’Oussama ben Laden), il a repris de la vigueur sur le terreau du printemps arabe, avec la « mutation » d’Al-Qaeda en une organisation encore plus violente, disposant d’une meilleure assise territoriale, mieux équipée et plus riche, et d’un professionnalisme inédit en matière de propagande et de recrutement.

La durée et le caractère structurel de ces évolutions (la métaphore de la « guerre de Trente ans » est devenue très fréquente depuis le 11 septembre 2001) doivent être pleinement appréhendés en termes de préparation des réponses occidentales. Ce qui n’empêche pas qu’elles puissent être interrompues par… de futures ruptures stratégiques.

Quelles seront les prochaines ruptures stratégiques ?

Les ruptures sont souvent des surprises, et sont donc généralement imprévues – elles le sont en tout cas fréquemment pour ce qui concerne leur moment et leur ampleur. Mais elles ne sont pas toujours imprévisibles et elles sont rarement impensables. Il importe donc de se préparer au moins intellectuellement et politiquement à leur survenue. Cinq grandes catégories d’hypothèses réflexion :

  • La chute brutale d’un régime politique stratégiquement important (Chine, Corée du nord, Iran, Pakistan, Russie…).
  • Un conflit militaire à grande échelle impliquant les pays occidentaux ou leurs alliés. On pense à un choc entre la Russie et l’OTAN, à un affrontement aéroterrestre en Asie du sud, ou à une escalade militaire en Asie. Si ces conflits sont improbables, l’Histoire nous enseigne que les erreurs stratégiques et l’incapacité des dirigeants politiques à maîtriser l’enchaînement de la violence sont au cœur de grand nombre de conflits violents…
  • Un emploi de l’arme nucléaire, probablement en Asie. En termes relatifs, le risque principal est l’hypothèse d’un emploi délibéré de l’arme par le Pakistan au cours d’un conflit avec l’Inde.
  • Une attaque non conventionnelle de très grande ampleur, qu’elle soit à caractère terroriste ou étatique, de nature cybernétique ou effectuée à l’aide de moyens plus traditionnels. Il convient de noter que ces catégories sont encore plus artificielles qu’elles ne l’étaient par le passé : les Etats ont recours à des moyens non conventionnels sophistiqués (Russie, Iran…), et les acteurs non-étatiques disposent parfois de véritables armées (Hezbollah, Daesh… Ce n’est pas à proprement parler une nouveauté lorsque l’on pense à la puissance militaire de certaines organisations indépendantistes africaines ou asiatiques du temps de la Guerre froide.). Notons par ailleurs que si le soi-disant « Etat islamique » n’a pas la même stratégie qu’Al-Qaeda (attentats spectaculaires contre « l’ennemi lointain » pour in fine déstabiliser « l’ennemi proche »), ses moyens lui permettraient sans doute d’organiser ou de financer des actes particulièrement meurtriers s’il l’estimait nécessaire à son combat. Et la « compétition » entre ces deux branches majeures de la nébuleuse djihadiste internationale peut accroître les risques.
  • La matérialisation d’un risque majeur non militaire mais ayant des conséquences importantes, fussent-elles indirectes, sur le plan sécuritaire : implosion financière d’un grand Etat d’Asie, retrait d’un Etat de la zone euro (et donc, presque mécaniquement, de l’Union européenne), pandémie majeure aux effets dévastateurs suite à la mutation inattendue d’un virus grippal…

Il serait très surprenant qu’aucun de ces événements ne se produise dans les dix ans qui viennent.