Notes de la FRS

La France et la nouvelle « alliance » Pacifique

Note de la FRS n°36/2021
Michel Makinsky
7 octobre 2021

La brusque rupture du contrat de fourniture de douze sous-marins à l’Australie a provoqué stupeur et indignation en France. Au-delà du préjudice porté à Naval Group et, plus largement, à la coopération renforcée pour la sécurité du Pacifique, lancée en mai 2018« Nous sommes une puissance indo-pacifique », déclare Emmanuel Macron le 27 août 2018, cité in Christian Lechervy, « La France et le concept d’Indo-Pacifique », Politique étrangère, n° 3, 2019. par Emmanuel Macron et le Premier ministre australien Malcolm TurnbullDeborah Snow, « Australia and France to step up co-operation in the Pacific », Sydney Morning Herald, 2 mai 2018., c’est l’un des pans principaux de la stratégie de défense française en Indo-Pacifique (titre du document publié en 2019 par le ministère des ArméesDGRIS, La stratégie de défense française dans l’Indopacifique, Ministère des Armées, 2019.) qui s’effriteValérie Niquet, Marianne Péron-Doise, « Aukus and Submarines: The Fallout for France », The Diplomat, 18 septembre 2021.. Cette stratégie expose en détail la vision française des enjeux stratégiques de la zone, et définit les axes de coopération avec des partenaires prioritaires, au premier chef l’Australie, mais dans un souci de multilatéralisme. Celui-ci se traduit notamment par des interactions avec des structures de concertation existantes, notamment le Quad (alias « Dialogue Quadrilatéral pour la Sécurité »), qui fédère autour des Etats-Unis le Japon, l’Australie et l’Inde en vue de constituer l’amorce d’un bloc de « résistance » aux menaces chinoisesPour une bonne synthèse sur l’historique du Quad, voir « Quadrilateral Security Dialogue », Wikipedia, consulté le 19 septembre 2021 ; également Marianne Péron-Doise, « Le Quad, pilier de la stratégie Indo-Pacifique de l’administration Biden ? », The Conversation, 21 avril 2021. . Relancé par Donald Trump en 2017, il a été formalisé en 2021 dans la déclaration commune « l’esprit du Quad ». La doctrine française qui émerge en 2018-2019 cherche à la fois à s’émanciper de toute tutelle au profit de coopérations volontaristes, mais son principe (création d’axes bilatéraux avec des partenaires sélectionnés) semble calqué sur un modèle de type Quad avec des visées identiques. Son ambition ne se limite pas à l’objectif simpliste promu par les Etats-Unis (contenir militairement la menace chinoise, certes prioritaire) mais en épouse néanmoins les contours. Le gouvernement français a affiné et complété sa réflexion, et, après la désignation d’un ambassadeur pour l’Indo-Pacifique en septembre 2020 en vue de « mieux coordonner l’action du ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères, et plus globalement, du gouvernement »Antoine Bondaz, « France in the Indo-Pacific: A credible strategy in the making? », 9DASHLINE, 14 septembre 2021., a publié en juillet 2021 une feuille de route pour cette zone« La stratégie française dans l’Indo-pacifique », Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, juillet 2021. dans une perspective large, où les préoccupations liées à l’activisme chinois ne sont qu’un élément parmi d’autres. Sa vulnérabilité réside surtout dans l’inadéquation entre les moyens et les ambitions. Elle a permis à Washington de casser un des piliers majeurs de l’édifice voulu par la France et de constituer, avec AUKUS, un axe fort qui bouleverse le paysage de la zone Indo-Pacifique et au-delà. C’est un cruel révélateur des rapports de force en cours.

Si l’abandon du contrat franco-australien a pris Paris par surprise, on ne peut affirmer que les difficultés rencontrées (retards, surcoûts, désaccords sur l’ampleur de la sous-traitance locale…), bien connuesVoir, notamment, Andrew Greene, « Defence looking at alternatives to French submarines in case $90 billion program falters », www.abc.net.au, 2 juin 2021 ; Zoya Sheftalovich, « Why Australia wanted out of its French submarine deal », Politico, 16 septembre 2021., soient seules à expliquer ce « coup ». Certes, au fil des mois, le mécontentement (et l’inquiétude) des Australiens étaient palpables mais suffisaient-ils à justifier une rupture, de surcroît inopinée ? C’est loin d’être certain même si en Australie des doutes s’exprimaient sur l’issue de ce grand chantier. Un quotidien australien révèle que quelques jours avant sa rencontre à l’Elysée avec Emmanuel Macron en juin dernier, Scott Morrison aurait conféré dans le cadre du G7 dans les Cornouailles avec Boris Johnson et Joe Biden, et, selon la même source, ils auraient discuté « d’un plan secret pour abandonner les sous-marins français et les remplacer par une flotte à propulsion nucléaire dotée de technologie américaine et britannique »Bevan Shields, « Emmanuel Macron has good reason to feel angry and deceived by Australia », Sydney Morning Herald, 16 septembre 2021.. Il est évident que le plan conjoint des trois « alliés » n’a pu être concocté en quelques semaines. Biden a déclaré que sa mise au point nécessiterait dix-huit mois. La réflexion initiale avait débuté auparavantLa colère française s’explique quand un examen attentif montre que de longue date, des responsables australiens réfléchissaient à un Plan B tout en laissant prospérer la confiance des interlocuteurs français (Daniel Hurst, « The nuclear option: why has Australia ditched the French submarine plan for the Aukus Pact? », The Guardian, 17 septembre 2021).. Le 16 septembre, le quotidien britannique The Guardian précise que Ben Wallace, Secrétaire à la Défense, avait reçu en mars une demande australienne pour un accord remplaçant le contrat français après une réflexion secrète d’un an concluant à un arrêt de cette coopération. Les deux partenaires se sont alors tournés vers Washington ? qui a pris le leadership de ce qui est devenu une alliance stratégique, loin d’un simple « plan B » parant des incertitudes industriellesA. Blinken a précisé qu’AUKUS couvrira un vaste champ de coopération, bien au-delà des sous-marins – cyber, intelligence artificielle, technologies quantiques – et impliquera un renforcement des partages de connaissances, une plus grande intégration des compétences et technologies, des outils industriels et de la supply chain (« Antony Blinken, Secretary of State, Remarks », State Department, 16 septembre 2021)..

Les déclarations de Joe Biden, du Premier ministre australien Scott Morrison, et de son homologue britannique Boris Johnson, le 15 septembre, annonçant ensemble la création de l’AUKUS, « nouveau partenariat trilatéral renforcé de sécurité » regroupant Washington, Camberra et Londres, sont révélatrices« Remarks by President Biden, Prime Minister Morrison of Australia, and Prime Minister Johnson of the United Kingdom Announcing the Creation of AUKUS », White House Briefing room, 15 septembre 2021.. Le lancement d’AUKUS est donc une initiative américaine dont on ne sait si elle fut planifiée ou opportuniste. Elle présente plusieurs aspects. AUKUS est d’abord une « coalition de volontaires » qui ne comprend pas tous les membres du Quad et dont la cible unique est la Chine. Sont exclus, pour l’heure, le Japon et l’IndeSe perçoit, parmi les analystes indiens, une inquiétude devant les avantages militaires et le statut privilégié consentis à l’Australie et les risques de fragilisation de l’axe stratégique franco-indien, d’autant que Biden a profité du Sommet Quad pour renforcer ses liens avec l’Inde (Abhijit Singh, « India is not a bystander in the AUKUS saga », Commentary, Observer Research Foundation, 25 septembre 2021). D’autres y voient une occasion de renforcer la coopération bilatérale (Rakesh Sood, « AUKUS: How not to win friends », Commentary, Observer Research Foundation, 27 septembre 2021). (au demeurant discrets sur l’initiative), Londres étant un nouveau-venu. Pour des raisons différentes, la Corée du Sud et le Japon n’ont initialement pas manifesté un enthousiasme excessif devant cette initiativeYann Rousseau, « Sous-marins : Japon et Corée du Sud rechignent à rejoindre la grande alliance contre la Chine », Les Echos, 17 septembre 2021.. La réaction de la Russie est prudente : Moscou attend de voir comment va se matérialiser ce nouveau groupe, mais elle redoute les bouleversements stratégiques qui pourraient découler de ce changement de donne. Le secrétaire du Conseil de sécurité russe, Nikolaï Patrouchev, parle d’AUKUS comme d’une « OTAN asiatique »Alexeï Mouraviev, « La Russie face au traité AUKUS sur les sous-marins nucléaires », The Conversation, 1er octobre 2021.. La présence future de sous-marins nucléaires dans cette région ne peut que provoquer l’agacement d’une puissance nucléaire comme la Russie, qui exprime non seulement son inquiétude face à ce qu’elle présente comme des risques de proliférationLes risques de prolifération liés à une fourniture de sous-marins à propulsion nucléaire ont été perçus de nombreux côtés : « Ce serait aussi la première fois qu’une partie au Traité de non-prolifération obtient des sous-marins nucléaires, en dehors des cinq Etats dotés de l’arme nucléaire reconnus par le TNP ». Rafael Grossi, directeur général de l’AIEA, ajoute : « C’est aussi une question techniquement très épineuse et ce sera la première fois qu’un pays qui n’a pas d’armes nucléaires a un sous-marin nucléaire ». Bien plus, il souligne qu’un signataire du TNP peut exclure de la surveillance de l’AIEA l’uranium alimentant un sous-marin (François Murphy, « AUKUS submarine deal ‘very tricky’ for nuclear inspectors – IAEA chief », Reuters, 28 septembre 2021). Le risque réel ne réside pas dans d’hypothétiques détournements de combustible par l’Australie mais dans le précédent lui-même, qui pourrait amener des « proliférateurs » à utiliser des programmes de réacteurs navals pour couvrir le développement d’armes nucléaires (voir James Acton, « Why the AUKUS Submarine Deal Is Bad for Nonproliferation – And What to Do About it », Commentary, Carnegie Endowment for International Peace, 21 septembre 2021). Rose Gottemoeller, ancienne sous-secrétaire d’Etat pour le contrôle des armements et la sécurité internationale, dénonce dans une lettre ouverte publiée le 21 septembre le projet de partager avec l’Australie de l’uranium hautement enrichi alors que les Etats-Unis ont une politique constante de minimiser son usage, un engagement partagé jusqu’en mai 2021 avec l’Angleterre. Elle considère en sus qu’exclure l’Europe et la France du « pivot asiatique » est une erreur : « Je suggère d’amener les Français à la table » (Julia Masterson, « U.S., UK Pledge Nuclear Submarines for Australia », Arms Control Today, octobre 2021). Pour une revue du régime de contrôle applicable à AUKUS, voir Shayan Karbassi, « Legal Mechanisms of AUKUS explained », Lawfare Blog, 24 septembre 2021.. Devant les modestes réalisations du Quad face à Pékin, Joe Biden a lancé un « coup » vers le rival chinois et un message aux trop timides alliés dans la zone – un défi pour le Quad, réuni en sommet le 24 septembre. Ses membres devront s’adapter à une nouvelle donne délicate. Les deux déclarations, qui évitent soigneusement de désigner nommément la Chine, même si l’enjeu est bien perceptible en filigrane, ont été publiées respectivement par les quatre représentants du groupe et par Joe Biden à l’issue de cette importante rencontre. Cette dernière a permis aux participants de dialoguer en présentiel avec celui-ci. Le terrain sur lequel se place le renforcement des liens entre les membres de ce bloc apparaît clairement« Joint Statement from Quad Leaders », The White House Briefing room, 24 septembre 2021 ; « Fact Sheet: Quad Leaders Summit », The White House Briefing room, 24 septembre 2021. . L’accent est mis sur la coopération dans la lutte anti-Covid, comporte un axe majeur de coordination/ coopération en matière d’infrastructures, le climat, et, surtout, un volet stratégique sur les technologies critiques et émergentes, la cybersécurité, l’espace. Si le Quartet n’insiste pas sur le volet militaro-sécuritaire, cette préoccupation est bien présente, notamment dans les allusions au respect des règles du droit international (Convention du droit de la mer), qui sont défiées « dans les mers de Chine de l’Est et du Sud », une allusion au concept d’Indo-Pacifique libre et ouvertExpression formulée pour la première fois par Shinzo Abe, Premier ministre japonais, cité par Hans Dietmar Schweisgut, « L’Union européenne, entre Etats-Unis et Chine », Politique étrangère, n° 3, 2021. promu par Donald Trump et retenu par son successeur. En bref, la contribution du Quad au défi lancé à Pékin, qui a qualifié le Quad d’« Otan de l’Asie », consiste principalement à structurer des liens de solidarité sur des terrains autres que militaires stricto sensu – donc complémentaires d’AUKUS. De plus, ils présentent une certaine proximité avec une part notable du champ couvert par les stratégies française et européenne. De ce fait ils se trouvent, d’une certaine façon, en concurrence avec elles. La montée en puissance du Quad sur ces objectifs ciblés est porteuse d’une tentation d’agréger d’autres partenairesPour les organisations régionales, le Quad crée un embarras. L’ASEAN ne tient pas à afficher une position de défiance par rapport à la Chine, qui multiplie les accords régionaux (Jonathan Stromseth, « ASEAN and the QUAD: Strategic Impasse or Avenue for Cooperation? », Order from Chaos, Brookings, 23 septembre 2021)., notamment dans le cadre d’un Quad PlusVoir Enrico d’Ambroglio, « The Quad: An emerging multilateral security framework of democracies in the Indo-Pacific region », European Parliamentary Research Service, mars 2021, p. 7 et suiv. De son côté, Londres a tenté de promouvoir un bloc sécuritaire, D10, regroupant le G7 plus l’Australie, l’Inde et la Corée du Sud. L’initiative américaine AUKUS met un terme à cette visée.. Cette tactique est subtile, car Washington étant en position de force par rapport à ses partenaires, singulièrement en matière de technologie, il peut les placer en état de dépendance (sous couvert d’interdépendance) à cet égard comme pour leur sécurité face à la Chine. Ceci est très visible dans la subordination de l’Australie à l’Amérique qui découlera d’AUKUS. De fait, il est probable, comme le soulignent des chercheurs, qu’un Quad Plus ne séduira guère la France, qui est soucieuse de son autonomie stratégique et dont le principal enjeu sécuritaire sur la zone est maritimeCéline Pajon, « France’s Indo-Pacific Strategy and the Quad Plus », Journal of Indo-Pacific Affairs, Vol. 3, n° 5, hiver 2020/21, p. 165 et suiv..

Donald Trump avait déjà défié la Chine. AUKUS a ceci de novateur qu’il est une coalition qui affiche sa détermination à déployer des forces navales pour contrer les menaces sur la liberté de navigation, et écarter la tentation d’envahir Taïwan. D’autre part, autre point singulier, une sorte d’élite des seuls véritables alliés de confiance a été constituée à cet effet. Londres et Camberra (l’Australie se trouvera dépendante de la technologie nucléaire américaine, ficelée par les missiles Tomahawk, et sous contrôle des options militaires de Washington en cas de crise avec la ChineDans le cadre de la posture américaine de dissuasion de la Chine, l’Australie se trouve intégrée dans le dispositif américain « avec un espace d’autonomie très réduit » (Mathieu Duchâtel : « Indopacifique : le choix australien et l’avenir de la dissuasion contre la Chine », Institut Montaigne, 21 septembre 2021). La décision d’une perte de souveraineté assumée a fait l’objet de discussions en Australie (Stephan Fruehling, « Does the AUKUS submarine deal compromise Australia’s sovereignty? », The Strategist, ASPI, 1er octobre 2021)., notamment sur TaïwanCe point est soulevé par un média (dont les énonciations doivent être accueillies avec prudence en raison de sa pratique de « révélations » souvent idéologiquement orientées) dans un article manifestement bien informé qui montre que l’Australie a été en quelque sorte sommée par Washington de choisir son camp, celui de la confrontation avec Pékin (Anonyme, « To Protect itself from U.S. Hostility Australia Decides to Buy U.S. Submarines », The Moon of Alabama, 16 septembre 2021).) se trouvent ainsi brevetés. Joe Biden indique qu’AUKUS renforcera la contribution américaine aux multiples partenariats dans la région : Anzus, l’ASEANUne inquiétude est perceptible chez certains pays de l’ASEAN, comme la Malaisie, qui redoutent les conséquences des tensions avec Pékin nourries par la création d’AUKUS (Anna Malindog-Uy, « Three Eyes Security Pact: AUKUS or RUCKUS? », The ASEAN Post, 26 septembre 2021)., le Quad, la « famille du Pacifique ». En fait, il déplore implicitement que ces entités ne fassent pas obstacle à l’interventionnisme chinois. Curieusement, il y adjoint les « Five Eyes » (les services de renseignements électroniques américains et de quatre Etats privilégiés, accusés par plusieurs pays européens d’espionner leurs entreprises et responsables politiques et économiques pour le compte des Etats-Unis)Pour une synthèse sur ce groupe, voir « Five Eyes », Wikipédia, consulté le 22 septembre 2021. Le réseau Echelon désigne le système de renseignements et d’interception mis en place par le groupe (voir « Echelon », Wikipédia, consulté le 22 septembre 2021).. Cet étrange enrôlement est un signal supplémentaire d’une défiance à l’égard d’une Europe (pas seulement la France) mise à l’écart, notamment pour manque de crédibilité face à Pékin et pour ses velléités de concurrence commerciale sur le marché chinois. Joe Biden a beau affirmer que « [l]a France a déjà une présence Indo-Pacifique substantielle et est un partenaire et allié-clé dans le renforcement de la sécurité et de la prospérité de la région », en l’assurant de sa volonté de coopérer étroitement avec elle, ceci ne doit pas faire illusion. De même, les propos du Secrétaire d’Etat Antony Blinken aux côtés d’officiels australiens, essayant de tempérer l’indignation française, (« La France est un partenaire vital … nous voulons saisir la moindre opportunité de renforcer la coopération transatlantique sur l’Indo-Pacifique… »Dan Sabbagh, Julian Borger, Helen Davidson, Angelique Chrisafis, « Aukus pact: UK and US battle to contain international backlash », The Guardian, 16 septembre 2021.) n’abusent personne. C’est l’affirmation d’un rapport de forces actant et poursuivant la marginalisation de l’Union européenne, et en particulier de la France (qui se prévaut de son important domaine maritime dans la zone).

A cet égard, le prochain référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie pourrait donner l’occasion à l’AustralieAvant l’initiative AUKUS, on pouvait considérer, avec certains analystes, que l’Australie et la France faisaient cause commune pour contrer les appétits chinois sur la Nouvelle-Calédonie comme dans son voisinage (voir Sandrine Teyssonneyre, « Référendum en Nouvelle-Calédonie : le Caillou et le nouveau ‘Grand Jeu’ dans le Pacifique », Asialyst, 4 septembre 2020). Cela dit, les traces d’appui australien aux indépendantistes kanaks sont historiquement documentées (Paul Soyez, Australia and France’s Empowerment. Middle Powers’ Strategies for Pacific and Global Challenges, Palgrave Macmillan, 2019, p. 189 et suiv.). Sur la période récente, l’Australie ne cache pas l’intérêt qu’elle porte à la Nouvelle-Calédonie, où elle intensifie présence et échanges, en théorie en bonne harmonie avec le gouvernement français (voir Australian Government, Department of Foreign Affairs and Trade, « New Caledonia Country Brief », non daté, consulté le 1er octobre 2021). Les scénarios sur l’issue du futur référendum sont examinés de très près par les experts australiens (voir Alexandre Dayant, « New Caledonia’s Third Independence Referendum and the Day after », The Interpreter, Lowy Institute, 18 juin 2021). Denise Fischer, qui a exercé les fonctions de Consul général à Nouméa, exprime la perplexité (l’inquiétude ?) australienne devant l’incertitude de l’avenir politique de la Nouvelle-Calédonie (« Le troisième vote de décembre sur l’indépendance est seulement le début de négociations incertaines sur l’avenir. Et la Nouvelle-Calédonie est de retour sur l’agenda de sécurité de l’Australie après 30 ans », The Strategist, ASPI, 20 juillet 2021).  comme à la Chine (qui poursuit un patient travail d’influence auprès des indépendantistes, comme le souligne un récent rapport de l’IRSEMPaul Charon, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « Les opérations d’influence chinoises. Un moment machiavélien », IRSEM, 2021, p. 395 et suiv. ) de pousser leurs pions sur ce territoire en raison de son importance stratégique dans la zone et de leur appétit pour le nickel. Ce serait un autre champ de contestation de la présence de la France dans cette région – une vulnérabilité à prendre au sérieux. Selon certaines analyses, une fois le moment de colère passé, la France et ses partenaires (Australie, Angleterre, Etats-Unis) devraient, nécessité faisant loi, retrouver le chemin de la coopération régionaleCéline Pajon, « AUKUS, the Indo-Pacific and France’s Rôle : Fluctuat nec Mergitur », Russian International Affairs Council, 22 septembre 2021.. Excès d’optimisme ? Sans s’interdire de réfléchir à cette hypothèse, il est cependant à craindre que la perte de confiance intervenue entre Paris et les acteurs de la nouvelle coalition risque d’être durable, et que l’ampleur des investissements qui seront engagés par les adhérents d’AUKUS, et aussi la posture de défi direct à l’encontre de la Chine qui nourrit cette alliance sous direction américaine, rendent la future reconfiguration des rapports avec la France sensiblement compliquée. On imagine mal un simple et rapide retour au statu quo ante.                                                                                                                   

Cette marginalisation s’incarne d’abord, comme on vient de le voir, dans cette région. En annonçant la naissance d’AUKUS la veille de la publication de la « Stratégie européenne pour la coopération dans l’Indo Pacifique »European Commission and High Representative of the Union for Foreign Affairs and Security, « Joint Communication to the European Parliament and the Council, The EU strategy for cooperation in the Indo-Pacific », European Union External Action Service, Bruxelles, 16 septembre 2021., Biden montre d’une part que celle-ci ne peut faire le poids par rapport à la stratégie que l’Amérique entend dicter à ses alliés comme à ses adversaires. Biden incarne une America First tout aussi résolue que celle de Trump. Point de consultation, mais une décision unilatérale quant aux actions et au choix des « heureux élus ». En second lieu il signifie que le riche programme de coopération de l’Union européenne avec l’ensemble des acteurs de la région dans des domaines très variésEn septembre 2020, le gouvernement allemand a également publié une non moins riche vision Indo-Pacifique ; voir Federal Government, « Policy Guidelines on the Indo-Pacific region », 2 septembre 2020. (commerce, investissements, connectivité, climat, promotion de la démocratie, gouvernance des océans, etc.), où la sécurité et la défense ne sont qu’un chapitre parmi d’autres, est visiblement considéré par les Etats-Unis comme dépourvu d’intérêt. Ou plus précisément, ce texte pèche parce qu’il ne désigne pas la Chine comme une menace directe contre les Occidentaux et leurs alliés de la région, et ne s’engage pas à se confronter, y compris militairement, à cette menace multiforme. En clair, pour la Maison Blanche, les Européens se trompent lourdement de priorités. Coopérer tous azimuts, c’est bien, mais inutile si Pékin met Taïwan en danger, viole les zones maritimes de ses voisins, empêche la libre circulation maritime dans la région. Tout comme les sanctions prononcées par l’Union européenne contre Pékin et le gel de la ratification de l’accord commercial UE-Chine, les déclarations successives de Josep Borrell affichant à la fois fermeté réaliste (il a énoncé clairement les actes et postures considérés comme inacceptables, qui doivent être contrecarrées) et volonté de coopérer avec la Chine (« rival systémique » mais partenaire)Josep Borrell, « Chine : les éléments d’un front uni européen », Institut Montaigne, 3 septembre 2020. sont visiblement ignorées car elles mettent pas au premier plan la contestation frontale des menaces chinoises pour la sécurité régionale. Comme le souligne une riche étude sur le contenu à géométrie variable du concept d’Indo-Pacifique et sur les efforts de la France et de l’Union européenne pour relever les défis qui y sont attachés, notamment l’interventionnisme chinois, on assiste à la constitution « d’alliances à la carte »Emmanuel Veron, Emmanuel Lincot, « L’Europe et l’Asie non-chinoise, historique du concept d’Indo-Pacifique », Le Grand Continent, 23 juin 2021.. Ce diagnostic visionnaire intervenu avant le lancement du pacte AUKUS confirme l’urgence pour l’Union et ses membres d’accélérer leur implication dans cet espace de façon ordonnée.

Il est désormais clair qu’AUKUS est une nouvelle manifestation de ce que l’Europe n’est plus une priorité pour l’Amérique, qui concentre ses efforts en direction de la Chine. L’abandon brutal de l’Afghanistan (sans consultation des alliés) en est un autre signal évident. Les références à l’Afghanistan dans les objectifs du Quad n’y changent rien. De même, l’Europe compte peu dans le désengagement américain partiel du Moyen-Orient. Celui-ci se traduit par une exigence de sous-traitance de la sécurité régionale par les acteurs locaux – dont Israël –, priés de s’organiser (notamment via les Accords d’Abraham), de diminuer les tensions entre voisins (médiation irakienne entre Téhéran et Riyad) s’ils veulent continuer de recevoir leurs (très onéreux) matériels de défense de Washington.

AUKUS ne pourra être sans implications pour la solidité de la relation transatlantiqueComme le relève l’excellente analyse de Maya Kandel, « c’est la fin de la centralité de la relation transatlantique dans la politique étrangère américaine », et une « mise à jour des alliances et de la hiérarchie des alliés », qui sont « le reflet de l’enjeu aux yeux des Américains : celui de l’ordre international et de la centralité américaine au sein de cet ordre », dans lequel il s’agit « de placer les Etats-Unis au centre d’un réseau d’alliances reliant Europe et Asie » (« Sous-marins australiens : comprendre le jeu américain », Institut Montaigne, 21 septembre 2021). compte tenu des questions que cette nouvelle stratégie émise comme un fait accompli pose à l’Europe, et bien entendu à l’OTAN. Elles seront au cœur du prochain sommet de l’Organisation, qui se tiendra en 2022 en Espagne, et elles ne se limiteront pas à l’adaptation de sa contribution Indo-Pacifique dans l’Agenda 2030. L’abandon de l’Afghanistan sans concertation au bénéfice du sous-traitant pakistanais avait déjà suscité de la perplexité (sans parler du bouleversement stratégique régional qui en découle). Ici, c’est la confiance d’alliés importants qui est sévèrement érodée. Comme le soulignent deux experts avisés, dans une mise en garde solidement argumentée, cette initiative crée un malaise par « l’impression qu’il y a des alliés de première classe et des alliés de seconde classe » ; ils relèvent d’ailleurs que Josep Borrell a déclaré qu’il n’avait pas été informé de ce PacteAlexandra de Hoop Scheffer, Martin Quentez, « The New AUKUS Alliance is Yet Another Transatlantic Crisis for France », Insight, German Marshall Fund of the United States, 17 septembre 2021.. S’agissant de l’Angleterre, seul pilier d’AUKUS pour lequel la France n’a pas rappelé son ambassadeur, les analystes précités signalent à juste titre qu’en se joignant à cette alliance, Londres affiche encore plus clairement sa traditionnelle relation privilégiée avec Washington. Ils notent que « l’Europe post-Brexit a perdu une influence significative dans l’Indo-Pacifique et diminué sa valeur stratégique en tant que partenaire pour Washington ». Nous pensons pour notre part qu’imaginer que le fait que l’Europe reste le premier partenaire économique de l’Angleterre après le Brexit atteste son amarrage à l’Union est une illusion qui vient de voler (au moins partiellement) en éclats. Boris Johnson commence à réussir là où Theresa May avait échoué, en posant les bases d’un partenariat privilégié avec le « Grand Frère » anglo-saxon. Malgré tout, le Premier ministre britannique n’a pas obtenu de Joe Biden de conclure un accord de libre-échange, ce qui pourrait l’amener à rejoindre l’accord conclu entre l’Amérique, le Canada et le MexiqueArnaud De La Grange, « Première victoire pour le ‘Global Britain’ de Johnson », Le Figaro, 23 septembre 2021.. Il tient à concrétiser son dessein d’un Global Britain. Le 16 septembre, il déclare à la Chambre des Communes : « S’il y eut la moindre question sur ce que le tournant de Global Britain vers l’Indo-Pacifique pourrait signifier en réalité, ou sur les moyens que nous pourrions offrir, ce partenariat avec l’Australie et les Etats-Unis donne la réponse »The Prime Minister, Leader of the Conservative Party, in « AUKUS in the House of Commons at 10:30 am on 16th September 2021 », TheyWorkForYou, 16 septembre 2021 ; voir aussi Cécile Ducourtieux, « L’accord AUKUS conforte la stratégie Global Britain de Boris Johnson », Le Monde, 17 septembre 2021.. Il n’est pas certain que ses ambitions en direction des « vieux amis » du Commonwealth se concrétisent en totalité. La Nouvelle-Zélande refusera l’accès des futurs sous-marins nucléaires à ses eaux territoriales. L’Inde n’est pas ravie des récents développements.

Enfin, l’adhésion de Londres à AUKUS et sa participation industrielle au futur programme de sous-marins nucléaires australiens doivent susciter de plus amples réflexions sur l’avenir des relations stratégiques entre la France et l’Angleterre. Cette première manifestation de l’émergence du Global Britain pose un défi à la France relatif à la place qu’elle occupera dans la posture extérieure britanniqueVoir l’excellente analyse de Georgina Wright, « AUKUS, une nouvelle corde à l’arc du ‘Global Britain’ ? », Institut Montaigne, 23 septembre 2021. Les Anglais tournant le dos à la France et à l’Europe, donnent priorité à « redéployer leur influence dans le monde, après le Brexit ». AUKUS en est la première occasion (Julie Marionneau, « Pour les Anglais, priorité au commerce », Le Figaro, 1er octobre 2021). Dès l’annonce de sa création, certains experts britanniques mettent en avant le fait qu’AUKUS est le signe (et la résultante) du « fossé entre la rhétorique stratégique de l’Union européenne et l’action pratique » (voir Robin Niblett, « AUKUS reveals much about the new global strategic context », Expert Comment, Chatham House, 18 septembre 2021).. Ceci pourrait impacter les accords de Lancaster House signés en novembre 2010 entre la France et l’Angleterre, et dont les ministres Florence Parly et Ben Wallace ont réaffirmé le 2 novembre 2020 l’importance dans la relation bilatérale et la contribution à la sécurité européenne« Déclaration de la ministre des Armées française et du Secrétaire d’Etat à la défense britannique, à l’occasion du dixième anniversaire de Lancaster House, 2 novembre 2020 », Ministère des Armées, 3 novembre 2020.. La récente déclaration du ministre britannique liant directement la participation anglaise à la fourniture de sous-marins pour l’Australie à son appartenance au groupe des 5 Eyes (nos quatre « plus proches et anciens alliés ») devrait faire réfléchir« First of all, it’s based on the Five Eyes Agreement », cité par Andrew Chuter, « British defense boss commiserates a bit with France over Australia submarine breakup », Defense News, 16 septembre 2021..

La conversation téléphonique entre Emmanuel Macron et Joe Biden (22 septembre) change-t-elle la donne ? La brève déclaration commune publiée le même jour nous donne quelques (maigres) indications« Déclaration commune concernant l’appel téléphonique entre le président Biden et le président Macron », traductions en français, US Department of State, 22 septembre 2021.. La plus évidente, qui n’est pas la plus importante, est la volonté affichée par les deux parties de diminuer la tension dans la perspective d’un dialogue sur le fond des profonds désaccords qui sont apparus, un travail de « clarification » qu’appellent de leurs vœux les autorités françaises. Les deux présidents ont déploré le préjudiciable « manque de consultations » avec les alliés européens avant l’annonce du lancement d’AUKUS. Pas de trace d’excuses américaines pour l’affront causé. On ne peut exclure que les conseillers de Biden pour l’Europe n’avaient pas anticipé le degré (pourtant prévisible) de la mauvaise humeur française. Le prompt retour de l’ambassadeur de France à Washington rétablit seulement une condition au lancement à la fin du mois d’octobre de ces échanges, qui promettent d’être ardus. Sous peine de perdre toute crédibilité, la France (comme l’Europe) ne peut se permettre de passer en profits et pertes les conséquences de cette rupture. Outre les points spécifiques qui seront abordés, un écueil grave va perdurer quels que soient les arrangements qui pourraient être conclus à l’avenir : une perte de confiance. Le dommage causé à celle-ci ne peut se réparer dans le cadre d’un calendrier.

Sur le fond, le président américain se borne modestement à « réaffirmer l’importance stratégique de l’engagement de la France et de l’Europe dans la région Indo-Pacifique, y compris dans le cadre de la stratégie de l’Union européenne pour la région Indo-Pacifique récemment publiée ». Au-delà d’une courtoise salutation de leur existence, ceci ne laisse –pour l’instant – rien paraître d’une volonté d’organiser concrètement leur implication coordonnée dans la stratégie conduite par Washington dans cette zoneDans un passé récent, des experts avaient suggéré la création d’un Conseil de coordination visant à associer étroitement l’Union européenne et l’Otan à la stratégie américaine en direction de la Chine. Mais ceci s’entend comme un alignement de ces partenaires sur les perceptions et stratégies américaines à ce sujet (Hans Binnendijk, Sarah Kirchberger et al., « The China plan: a transatlantic blueprint for strategic competition », Atlantic Council, 22 mars 2021.. Bien plus, ces fidèles partenaires européens ne sont manifestement pas considérés comme alliés privilégiés. Les séances de travail qui débuteront après le retour de l’ambassadeur français à Washington devraient permettre d’éclaircir les zones d’ombre qui pèsent sur leur statut. Une seconde « avancée » de Joe Biden doit retenir notre attention car elle comporte une part d’ambiguïté. Il énonce : « Les Etats-Unis reconnaissent aussi l’importance d’une défense européenne plus forte et plus capable, qui contribue positivement à la sécurité transatlantique et est complémentaire de l’OTAN ». Une première lecture incite à lire dans ce propos la reconnaissance d’une défense européenne, indépendante, et stratégiquement autonome. De fait, on pourrait comprendre que l’expression « défense européenne » reflète en soi la reconnaissance de son existence intrinsèque, ce qui représenterait pour Emmanuel Macron comme pour l’Union européenne la matérialisation inespérée d’un des vœux les plus chers du président de la République. Cette impression est renforcée par la notion de complémentarité, qui suppose qu’il y a distinction, autonomie (dont le contenu reste à qualifier : autonomie de fonctionnement et/ou autonomie stratégique ?). On peut cependant se demander si cette formulation ne pourrait aussi s’interpréter comme une invitation (courtoise, contrairement aux rudes diktats de Trump) faite aux Européens à assumer une part plus importante du fardeau (y compris budgétaire) de la défense de la zone européenne. Ceci faciliterait la tâche de l’Amérique, soucieuse de redéployer ses moyens face à la Chine. La notion de « complémentarité » par rapport à l’Alliance atlantique soulève aussi la question d’un autre aspect de l’autonomie de la défense européenne. On peut en effet en déduire que le pôle principal de défense est l’OTAN, et que la défense européenne, complémentaire, joue un rôle subalterne. On se demande avec quelle articulation… De son côté, percevant le malaise créé entre l’Amérique, l’Union européenne, en particulier la France, l’ancien Premier ministre australien, Kevin Rudd, donne l’apparence d’y répondre en plaidant pour ce qu’il appelle une « concurrence stratégique contrôlée »Kevin Rudd, « Comment éviter une guerre entre la Chine et les Etats-Unis », Le Grand Continent, 21 septembre 2021.. En réalité, ceci consiste à établir entre la Chine et les Etats-Unis des règles de conduite en cas de tensions afin d’éviter des dérapages menant à un conflit armé, un peu à l’image de ce qui fut pratiqué avec l’Union soviétique. Voilà qui ne règle aucunement les questions de fond et ne remet pas en cause AUKUS.

La France et l’Union européenne vont devoir, au-delà de réactions de mauvaise humeur, examiner et redéfinir très attentivement les différents chapitres de la situation nouvelle, d’une part dans les relations transatlantiques, d’autre part avec chaque membre d’AUKUS. A l’évidence, les orientations déjà prônées tant par Emmanuel Macron que par Ursula von der Leyen dans son discours sur l’Etat de l’Union 2021Ursula von der Leyen, « Discours sur l’état de l’Union 2021 de la présidente von der Leyen », Commission européenne, 15 septembre 2021., comme la vision de la souveraineté stratégique de l’Europe exposée par Josep BorrellJosep Borrell, « Why European strategic autonomy matters », European External Action Service, EEAS blog, 3 décembre 2020., devront être non seulement réaffirmées mais surtout faire l’objet d’une programmation concrète et réalisteC’est l’un des enjeux de la future Boussole stratégique européenne qui sera discutée en mars 2022 sous la présidence française de l’Union européenne (voir Victor Bouemar, « EU Collective Defence: What does France Want? », Analysis, Clingendael Institute, 29 septembre 2021 ; Dick Zandee, Adajà Stoetman, Bob Deen, « The EU’s Strategic Compass for Security and Defence: Squaring Ambition with Reality », Clingendael Institute, mai 2021, p. 1). . Ce ne sera pas tâche aisée car parmi les 27, un certain nombre d’Etats sont sensibles aux sirènes américaines. C’est un défi fort difficile qui attend la présidence française de l’Union. Celle-ci n’est pas dépourvue de leviers mais elle doit combler d’urgence son déficit de volonté politique. L’électrochoc AUKUS ne doit pas conduire à des ruptures aussi dramatiques qu’inefficaces mais à poser des actes qui restaurent une crédibilité écornée. L’épisode qui se déroule sous nos yeux pourrait inspirer la constitution, au sein des 27, d’une coalition de volontaires (à géométrie variable en fonction des dossiers et des urgences) déterminés à agir. Si les actions menées démontrent leur efficacité, un effet d’entraînement d’au moins une partie des autres membres se produira. Faire progresser en actes l’autonomie stratégique (en préservant ce qui est nécessaire dans la solidarité transatlantique), la souveraineté européenne dans ses diverses dimensions, et une volonté de puissance dans un univers où les rapports de force s’imposent relève à présent de l’urgence absolue. Se bercer de mots ne sert à rien, la preuve vient de nous en être administrée. Pour la France, ces péripéties imposent d’abord de se doter d’une stratégie globale à l’égard de la Chine (ainsi, faute de vraie coordination par un délégué interministériel, Paris n’a pas de doctrine claire sur le dossier « Routes de la Soie »Le Sénat français avait déjà soulevé les nombreuses questions que pose le défi du grand projet chinois (« Pour la France, les nouvelles routes de la soie : simple label économique ou nouvel ordre mondial ? », Rapport d’information n° 520 (2017-2018) de M. Pascal Alizard, Mme Gisèle Jourda, MM. Edouard Courcial et Jean-Noël Guérini, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Sénat (site), 30 mai 2018.), non limitée à la sphère Indo-Pacifique. La superposition des nouveaux enjeux stratégiques découlant de cette situation justifierait largement que le sommet de l’exécutif se dote enfin d’un Conseil national de sécurité à l’américaine, outil indispensable pour apporter de la cohérence à ses optionsProjet envisagé par Nicolas Sarkozy dans le Livre Blanc de la Défense Nationale 2007 mais qui ne s’est pas concrétisé. Les dispositifs actuels, efficaces en cas de crise, ne répondent pas au besoin du traitement de grands dossiers complexes et enchevêtrés (voir «  Conseil de défense et de sécurité nationale », consulté le 22 septembre 2021 ; voir aussi Eric Denécé, « Pour un Conseil national de sécurité », Centre français de recherche sur le renseignement, Editorial n° 13 , juin 2018 ; Julien Tourreille, « L’impossible création d’un conseil de sécurité nationale à la française », in La France depuis de Gaulle. La Vème République en perspective, Montréal, Montreal University Press, 2010 ; et (Collectif), « Refonder la Sécurité Nationale », Institut Montaigne, septembre 2016). Emmanuel Macron et Angela Merkel avaient évoqué, lors du sommet de Meseberg le 19 juin 2018, la possibilité d’un Conseil de sécurité européen mais il se serait agi d’un organe de prise de décisions et non de préparation stratégique de celles-ci. L’idée resta sans suites (Frédéric Mauro, « Pour un nouveau cadre institutionnel de la politique de sécurité et de défense commune : la mise en place d’un conseil de sécurité européen », IRIS, janvier 2021). Plus intéressant, une réflexion sur la nécessité de créer un conseil national de sécurité pour apporter plus de cohérence à la politique de sécurité allemande s’amplifie, tant au sein de l’institution de défense, qui l’a relancée en 2019, qu’au sein des formations politiques dans le contexte de la prochaine législature (Sarah Brockmeier, « The Path To a German National Security Council », PeaceLab Blog, Global Public Policy Institute, 21 mai 2021)..

 

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