Texte reproduit avec l’aimable autorisation de l’Institut Montaigne
Retour vers le futur ?
L’Afghanistan reconquis par les talibans n’est plus le même que celui de la fin des années 1990, lors de leur première prise du pouvoir. C’était à l’époque un pays exsangue de vingt millions d’habitants. Il en compte aujourd’hui quarante. Les villes et les infrastructures ont été développées, une partie du pays a pris goût à la modernité. Les jeunes Afghanes étaient exclues du système éducatif à l’époque : près de 40 % d’entre elles vont à l’école aujourd’hui. On ne trouve guère de Kaboulis pour penser que leur pays se serait mieux porté sans l’intervention de 2001.
Ce n’est évidemment pas un « succès » mais est-ce pour autant un échec total ? Le problème est plutôt que l’investissement consenti par la communauté internationale depuis deux décennies a été trop coûteux au regard de ses résultats. Dans le désastre qu’est l’effondrement du régime afghan, tout le monde a sa part de responsabilité, les États-Unis, l’Europe, les pays voisins - on pense notamment au Pakistan - mais aussi les organisations non gouvernementales et les organisations internationales dont la présence massive et l’argent déversé ont bouleversé la société afghane, ainsi que la nouvelle élite politique du pays, qui s’est avérée corrompue au dernier degré, détournant massivement l’aide financière reçue.
Le débat sur les conséquences pour le monde
Il y a deux manières d’apprécier les conséquences géopolitiques globales de la chute de Kaboul.
Dans le récit qui domine, le "tombeau des empires" aurait eu une nouvelle fois raison d’une superpuissance, et réduit à néant la chimère de la construction démocratique de l’extérieur. La Turquie, l’Iran, le Pakistan, la Chine et la Russie vont se découper le gâteau afghan. Tous se délectent du "moment Saigon" qu’ont vécu les États-Unis cette semaine, et la crédibilité de ces derniers est gravement atteinte. Pékin ne se prive d’ailleurs pas de clamer que la garantie de sécurité accordée à Taiwan n’a plus, selon elle, aucune valeur. Ce serait donc un tournant dans l’ordre mondial.
Mais ceux qui soutiennent le retrait ont eux aussi leurs arguments. Le but premier de l’opération de 2001 était d’empêcher la création d’un sanctuaire du djihadisme international : ce fut une réussite, et l’on peut douter que les talibans permettront à Al-Qaeda de se reconstituer sur le sol afghan, ne serait-ce que parce que cela compromettrait la manne de l’assistance internationale. (Rappelons que l’émir d’Afghanistan est traditionnellement le suzerain du chef d’Al-Qaeda.) C’est en vertu d’un accord signé en février 2020 que le retrait américain a lieu : ne pas le respecter aurait mis en cause la parole de Washington. Rien à voir avec le Vietnam : les États-Unis ne quittent pas l’Afghanistan épuisés et sous la contrainte. Nous ne sommes plus au temps de la "doctrine de Guam" proclamée par Richard Nixon : ils ne se retirent pas de la région et le départ de leurs forces américaines laisse au contraire le Pentagone plus libre de se concentrer sur la Chine. Aucune conséquence majeure à craindre pour les alliances traditionnelles de l’Amérique : elles restent solides, fondées sur des intérêts mutuels réels, et généralement appuyées par des traités. Quant aux puissances voisines, leur priorité est d’éviter le développement du djihadisme sur leur territoire (et en profiter pour piquer l’Amérique), mais elles ont bien souvent joué avec le feu en soutenant les talibans - on pense notamment à l’armement russe - et le retour de bâton pourrait être brutal. Il semble bien d’ailleurs qu’en privé, les dirigeants russes et chinois soient en fait quelque peu inquiets de la rapidité du retrait américain, et ne voient pas d’un bon œil la résurgence d’un émirat fondamentaliste à leur frontière ou près de ce qu’ils estiment être leurs "zones d’influence"…
Qui dit vrai ? La prochaine crise internationale impliquant les États-Unis et leurs adversaires pourrait donner raison aux deux camps. Car celle-ci est déjà prévisible : la perception d’un affaiblissement américain ne pourra en effet qu’enhardir ses ennemis. C’est ce qui s’était passé après le "refus d’obstacle" de 2013 lorsque Barack Obama, au dernier moment, avait annulé le raid prévu pour sanctionner le régime syrien du fait de son utilisation massive d’armes chimiques. Il est difficile de penser que cela n’avait pas encouragé l’aventurisme russe et chinois, notamment. Gageons que cette fois, Washington réagira alors, peut-être même brutalement, ne serait-ce pour montrer que l’Amérique est toujours là… Cette prochaine crise impliquera l’Iran, la Chine, la Corée du nord, la Russie… ou un autre acteur.
Les intérêts de la France et la question migratoire
La France n’a pas à rougir de sa politique afghane des derniers mois. Elle a sans doute été celui des grands pays occidentaux qui a le mieux anticipé, dès le printemps dernier, le besoin d’une évacuation ordonnée de ses ressortissants et la prise en charge de légitimes demandes d’asile. Et les événements des dernières semaines seront certainement riches d’enseignements pour l’avenir de son propre engagement au Sahel…
Elle ne se désintéressera pas de l’Afghanistan, avec lequel elle entretient des liens depuis bientôt un siècle (établissement des relations diplomatiques en 1922). Elle devra convaincre ceux de ses partenaires les plus enclins à ne se préoccuper que de leur voisinage immédiat que la sécurité de l’Europe n’est plus séparable de celle de l’Asie. À défaut, ce sont les vagues migratoires, les arrivages d’héroïne, et peut-être même les attentats terroristes qui lui rappelleront.
Le sujet migratoire a d’ailleurs été mis en exergue par Emmanuel Macron dans son intervention télévisée du 16 août. Sa formulation ("nous protéger contre des flux migratoires irréguliers importants") était contestable, mais il avait raison sur le fond. L’Europe est en effet une destination de choix pour l’émigration depuis l’Afghanistan, via l’Iran et la Turquie - deux pays avec lequel elle a des relations difficiles - et le pays figure depuis de nombreuses années aux tous premiers rangs des nationalités représentées dans les flux à destination de notre continent. En France, les Afghans (à 90 % des hommes peu qualifiés) représentent environ 10 % des demandes d’asile. Non pas tant que ceux-ci aient une affection particulière pour notre pays, mais ceux-ci ont souvent été déboutés ailleurs. Paris traite plutôt bien ces demandes et a d’ailleurs, à titre conservatoire, suspendu en juillet l’expulsion de ceux auxquels elle a refusé sa protection.
Il n’y a guère de raison de s’attendre à une vague de même ampleur que celle des émigrés de Syrie il y a quelques années. Mais, à Bruxelles, le sujet sera sensible car l’Union européenne tente actuellement de réformer sa politique commune dans ce domaine.
Le thème de l’immigration risque donc fort de s’imposer une nouvelle fois dans les débats politiques des prochains mois, notamment dans les pays dont les échéances électorales sont proches : l’Allemagne d’abord, puis la France.