Les résultats de la conférence sur la Libye à Berlin de janvier 2020 sont considérés à juste titre comme un succès. Le gouvernement fédéral allemand a réussi à réunir tous les acteurs du conflit. Même si les deux parties principales ont refusé de se parler directement, la conférence a permis de traiter les premières mesures à prendre pour parvenir à un cessez-le-feu durable entre les acteurs libyens plutôt que de se focaliser sur la guerre civile et ses soutiens extérieurs.
De nombreux représentants européens retombent dans un activisme impulsif : le Haut représentant de l'Union européenne (UE) pour les affaires étrangères, Josep Borrell, envisageait déjà une opération militaire robuste de l'UE avant la conférence. Le Chef de la Mission d’appui des Nations unies en Libye, Ghassan Salamé, a clairement indiqué qu'après Berlin, la question principale doit être la mise en place de la Commission militaire mixte pour les négociations de cessez-le-feu, et s'est abstenu de discuter prématurément d'une mission de maintien de la paix – qui, selon lui, rencontrerait une forte opposition sur le terrain. Si tant est qu'il en soit ainsi, la présence d'observateurs militaires non armés pourrait être envisagée ultérieurement.
Mais le discours politique allemand et européen a déjà changé. La ministre allemande de la Défense a immédiatement annoncé qu'elle était favorable à un engagement militaire allemand. En outre, dès la fin de la conférence de Berlin, diverses sources ont estimé qu'une reprise de la mission de l'UE EUNAVFOR Med, connue sous le nom d'opération Sophia, pouvait également être envisagée comme contribution européenne.
Cette proposition a été reprise d'emblée lors de la réunion suivante des ministres des Affaires étrangères à Bruxelles, le 20 janvier 2020 - l'opération Sophia était de nouveau sur toutes les lèvres. Elle pourrait contrôler l'embargo sur les armes, a suggéré le ministre tchèque des Affaires étrangères. Mais elle ne devrait plus être autorisée à secourir des réfugiés et à les amener en Italie, a précisé son homologue italien. Les discussions sur l'opération Sophia et les migrations ont également dominé la réunion suivante des ministres de l'Intérieur de l'UE à Zagreb (les 23 et 24 janvier 2020). De toute évidence, EUNAVFOR Med reste l'otage de différends politiques, qui portent principalement sur les migrations et non sur la Libye.
Depuis que les populistes de la Lega et des Cinque Stelle ont formé le gouvernement en Italie à l'été 2018, la mission a été combattue, entravée et finalement, en mars 2019, rendue absurde par le retrait de tous ses navires – une mission navale sans marine. Le fait qu'il n'ait pas été possible de trouver un accord pour mettre complètement un terme à l'opération Sophia est dû à la procédure souvent longue et difficile pour l'UE quand il s’agit de décider d'une mission relevant de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). D'un point de vue purement technique, il est plus rapide d'adapter le mandat de l'opération Sophia et d'augmenter ses ressources que de négocier et de lancer une nouvelle mission.
Il ne fait aucun doute qu’EUNAVFOR Med a été extraordinairement fructueuse : elle a contribué au sauvetage de près de 49 000 personnes. Cependant, pendant le mandat actif de la mission, ce sont les garde-côtes et les organisations humanitaires italiens qui ont fait le plus gros du travail, en sauvant chacun plus de 100 000 personnes. Cela n'est pas surprenant, puisque le sauvetage en mer ne faisait pas partie du mandat de la Mission, mais constituait une obligation légale internationale pour tous les navires en haute mer. La Mission navale avait pour tâche principale de lutter contre les contrebandiers. Or, elle n'a eu à cet égard qu'un succès modéré, car les réseaux de contrebandiers n’ont pas pu être arrêtés. Seuls les bateaux en bois des contrebandiers (500 au total) ont été détruits par la mission. En conséquence, au lieu de bateaux en bois plus stables, on utilise maintenant des canots pneumatiques moins chers et plus dangereux.
EUNAVFOR Med a été adoptée à l'origine sous la pression du gouvernement italien de l'époque. En 2014, l'Italie a dû interrompre sa propre mission, Mare Nostrum, la mission de sauvetage en mer la plus réussie à ce jour, parce que les autres États membres ont refusé de contribuer aux coûts. Pour avoir au moins une alternative à Mare Nostrum, l’Italie a soutenu la création d’EUNAVFOR Med. Dès le début, on s'est demandé si une mission militaire de l'UE était la bonne façon de lutter contre les contrebandiers et de renforcer les garde-côtes dans un pays fragmenté par la guerre civile.
La formation des garde-côtes libyens et la coopération avec eux dans le cadre de la mission se sont en effet révélées très ambivalentes : un manque de ressources et d'expertise, et dans certains cas un manque de volonté, ont fait que les garde-côtes libyens n'ont tout simplement pas été efficaces pour sauver des vies. Et lorsqu'ils sauvent des personnes en mer (ou les migrants acceptés et sauvés par d'autres acteurs), celles-ci se retrouvent trop souvent dans des camps en Libye, où elles sont maltraitées, voire torturées.
L'époque de Mare Nostrum était comparativement moins dangereuse pour fuir à travers la Méditerranée : pendant la période de l'opération, près de 4 personnes sur 1 000 qui s'échappaient se sont noyées en Méditerranée, or depuis l'arrêt de Mare Nostrum, ce chiffre est passé à 24 personnes sur 1 000 (à la fin de 2018). On a critiqué le fait que la perspective d'un sauvetage pourrait créer un appel d’air, encourageant les émigrants à traverser la Méditerranée – mais il n'y a toujours pas de preuve scientifique de cela.
Au contraire : en 2016, lorsque la plupart des gens ont fui – à savoir plus de 180 000 personnes – Mare Nostrum avait depuis longtemps cessé d'exister. À cette époque, le nombre de personnes qui se sont noyées en Méditerranée était plus élevé que jamais, soit près de 5 000. Néanmoins, des responsables politiques autrichiens, italiens et allemands continuent de se réferer à un “appel d’air” et à qualifier les navires de “taxis” pour les migrants – des excès regrettables.
Ainsi, au lieu de se quereller maintenant sur la manière de réaménager laborieusement une mission extrêmement politisée et largement inefficace en lui confiant de nouvelles tâches, les Européens, avec les Nations unies, devraient s'efforcer de mettre en œuvre les résultats de Berlin et de les compléter par des objectifs réalistes. Après neuf ans de guerre civile, une grande endurance politique sera en tout état de cause nécessaire pour parvenir à une stabilisation de la Libye.
La Commission militaire mixte devait se réunir à Genève pour discuter d'un cessez-le-feu directement après la conférence de Berlin. Cependant, Ghassan Salamé a informé le Conseil de sécurité le 30 janvier 2020 que la Commission n'a toujours pas été lancée car le général Haftar et l'armée nationale libyenne (LNA) n'ont pas encore confirmé leur participation. En outre, M. Salamé a annoncé qu'il y avait déjà eu de nombreuses violations de l'embargo sur les armes depuis la conférence de Berlin et que des milliers de combattants étrangers ainsi que de lourds moyens de transport avaient atteint la Libye – principalement par voie aérienne et terrestre. Cela montre d'ailleurs clairement que parler d'une mission maritime pour contrôler l'embargo sur les armes des Nations unies est absurde et que le Conseil des affaires étrangères qui se réunira à Bruxelles à la mi-février ne devrait pas parler de la réorganisation de l'opération Sophia.
Au demeurant, le sauvetage en mer est toujours nécessaire. Des gens meurent en Méditerranée. C’est une honte pour l'Europe – tout comme la coopération avec les garde-côtes libyens et donc indirectement avec les opérateurs des camps d'internement libyens. Mais c'était et ce n'est toujours pas une tâche pour une mission militaire. Ce qu'il faut, au contraire, c'est une coalition des États membres de l'UE prêts à secourir et à accueillir des personnes en détresse en mer. Et surtout de continuer sur la voie de la stabilisation de la Libye avec le soutien international.