Introduction
Imbriqués dans un conflit frontalier, le Liban et Israël n’ont toujours pas conclu un accord permettant de délimiter leurs frontières maritimes. Le dimanche 5 juin 2022, un navire de forage et de production de la compagnie pétrolière Energean est arrivé dans la zone maritime contestée pour entamer les travaux de prospection pour le compte de l’État hébreu. Cela a relancé l’urgence des négociations sur la délimitation des frontières maritimes avec le LibanMarc Daou, « Gaz offshore : la frontière maritime entre le Liban et Israël au cœur de nouvelles tensions », France 24, 6 juin 2022.. Ce dernier, qui cherche à intégrer la liste des pays producteurs de gaz en Méditerranée orientale, se heurte, depuis une décennie, à la complexité de la délimitation de sa zone économique exclusive (ZEE) avec les pays voisins, dont Israël. Dans ce cadre, Beyrouth a essayé de préserver ses intérêts économiques à travers plusieurs tours de négociations. Ce pays, qui souffre d’une grave crise économique, cherche à trouver une issue par le biais des richesses naturelles. Cependant, ce dossier stratégique se heurte à la complexité du système politique libanais, aux enjeux régionaux, notamment à la tension israélo-iranienne, et, enfin, à un adversaire dont la puissance militaire dépasse, dans une large mesure, la sienne. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine provoque une hausse des prix du gaz et du pétrole, et l’Europe, visant à réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie, doit redéfinir sa stratégie énergétique. Les conditions pour conclure un accord sur la délimitation des frontières maritimes libano-israéliennes semblent ainsi réunies. Ces deux pays sauront-ils profiter de ces circonstances afin d’aboutir à un accord ? Quels sont les différents scénarios possibles ? Dans un premier temps, il s’agira de revenir sur l’historique des négociations afin de comprendre leur état actuel. Les principaux points de divergence qui retardent cet accord seront ensuite examinés avant une analyse des changements survenus depuis la dernière interruption des négociations et des potentielles conséquences.
Une décennie de négociations
En 2007, le Liban et Chypre ont signé un accord bilatéral de délimitation des frontières maritimes. En vertu de cet accord, le point 1 est déterminé comme le point d’intersection entre les trois frontières – libanaise, chypriote et israélienne. En 2009, ledit accord a été ratifié par Chypre, mais pas par le Liban. Les autorités libanaises se sont en effet rendu compte d’une erreur technique en conséquence de laquelle l’espace consenti au Liban était plus restreint que celui auquel le pays a droit en vertu du droit de la mer. Elles ont donc rectifié cette erreur via un décret (6433/2011) et envoyé à l’ONU la liste des coordonnées géographiques délimitant sa zone économique exclusive avec Chypre et « la Palestine »David Amsellem, « Les problématiques des réserves gazières au large d’Israël, de Gaza, de l’Egypte, du Liban et de Chypre », Observatoire du monde arabo-musulman et du Sahel, Fondation pour la recherche stratégique, juin 2018.. Selon cette liste, le point 1 est déplacé au point 23, situé plus au sud. Cela donne au Liban 860 km² supplémentaires. Or, en décembre 2010, Israël et Chypre signent un accord bilatéral sur la délimitation de leurs frontières maritimes en prenant en considération le point de séparation 1. Il y a donc un litige sur une zone de 860 km² entre le Liban et Israël. Les États-Unis sont intervenus comme médiateur. Entre 2010 et 2012, c’est le diplomate américain Frédéric Hof qui a rempli cette fonction. Il a proposé une nouvelle ligne (baptisée ligne Hof) qui attribue 55 % (490 km) de la zone contestée au Liban et 45 % (370 km) à Israël. Mais cette ligne n’a contenté aucune des deux parties, notamment le Liban, qui estime être en conformité avec les normes internationales. Le dossier a été donc mis de côté jusqu’à ce que le président du Parlement libanais, Nabih Berri, annonce, en octobre 2020, être parvenu à un accord-cadre pour relancer les négociations indirectes sous l’égide des Nations unies et en présence d’un médiateur américainSébastien Rovri, « La négociation de la frontière maritime israélo-libanaise : droit international et intérêts géopolitiques », Revue Défense nationale, hors-série 3 / 2021, 23 juillet 2021, pp. 96-101..
Il convient de souligner qu’entre 2012 et 2020, trois événements importants ont eu lieu. Le premier est l’obtention, par Washington, d’un engagement du Liban comme d’Israël à ne pas lancer des travaux de prospection dans la zone disputée avant que la délimitation ne soit régléeDavid Amsellem, op. cit.. Le deuxième est la constitution, en 2014, par l’armée libanaise d’une unité hydrographique dont elle ne disposait pas lorsque le Liban a déposé une première fois ses coordonnées à l’ONU en 2011Sibylle Rizk, « Le Liban lutte pour défendre ses frontières maritimes », Le Figaro, 3 mai 2021.. Ainsi, une nouvelle étude menée par l’armée libanaise en 2018 a démontré que le Liban a droit à plus d’espaceCharbel Skaff, « Liban-Israël : enjeux des négociations qui portent sur 1 800 km2 », L’Orient-Le Jour, 9 janvier 2021.. Le troisième événement est l’obtention, en 2018, par un consortium composé des compagnies française Total, italienne Eni et russe Novatek, d’une concession pour l’exploration des blocs maritimes libanais 4 et 9Nicolas Sbeih, « Conflit maritime : comment en est-on arrivé là ? », Ici Beyrouth, 16 juin 2022..
Sur ces faits, les négociations ont été entamées en 2020. Durant ces pourparlers, et sur la base d’une étude menée par l’UKHO (United Kingdom Hydrographic Office) en 2011, qui octroie au Liban 1 350 km² supplémentaires, et de l’étude de l’armée libanaise de 2018 (70 km² supplémentaires), le Liban a adopté une position maximaliste qui lui permettrait d’étendre son espace maritime jusqu’au point 29 situé au sud du point 23Charbel Skaff, op. cit., corrigeant ainsi les lacunes du traité de 2007 avec Chypre et les défauts du point 23, adopté en 2011. Cela confère au Liban 1 430 km² supplémentaires. Israël a répliqué par une nouvelle demande, également maximaliste, avec des revendications qui montent au niveau de la ville libanaise de Saïda. Par conséquent, le processus de négociation s’est interrompu en décembre 2020 pour s’arrêter complètement en mai 2021. À ce jour, les travaux de prospection ont été réalisés uniquement dans le bloc 4, où les quantités de gaz trouvées n’étaient pas suffisantes pour que les entreprises investissent. Quant au bloc 9, une partie de celui-ci se trouve dans les eaux contestées par Israël, d’où l’impossibilité de lancer la prospection.
Source : Michel Ghazal, « Frontières maritimes : le Liban doit sortir au plus vite de sa position de faiblesse dans les négociations », L’Orient-Le Jour, 28 mai 2022
Quels sont les blocages ?
Suite à l’arrivée du navire de forage Energean dans les eaux contestées, l’envoyé spécial des États-Unis pour les questions énergétiques, Amos Hochstein, né en Israël, a été dépêché à Beyrouth les 13 et 14 juin 2022 pour relancer des négociations. Il est certainement dans l’intérêt des deux pays de délimiter leurs frontières afin de pouvoir exploiter leurs ressources sans risquer une obstruction juridique ou de potentielles hostilités. Or, plusieurs éléments jouent à l’encontre d’une vision commune et, par conséquent, d’une progression des négociations.
Une première entrave aux négociations provient du fait que Tel-Aviv et Washington n’adhèrent toujours pas à la Convention de Montego Bay sur le droit international maritime, contrairement à Beyrouth. Ainsi, toute justification de tracé fondée sur ce droit est réduite à un simple argumentIbid.. Le compromis est donc la seule loi gouvernant ces négociations.
Deuxièmement, lors des négociations de 2020, le dossier technique et juridique du Liban, qui étend ses revendications, se fonde sur des références pertinentes : la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS), l’étude de l’UKHO effectuée sur l’espace maritime libanais en 2011, la jurisprudence de la Cour internationale de justice et du Tribunal international du droit de la mer. En effet, depuis 2011, l’UKHO avait proposé au Liban trois options de tracés juridiquement conformes, plus au sud que la ligne 23. La première adopte une ligne médiane sans tenir compte de l’île israélienne de Tekhelet. Elle confie au Liban une superficie additionnelle de 1 350 km². La deuxième adopte la ligne médiane en considérant un demi-effet de l’île de Tekhelet. Ainsi, elle offre au Liban une superficie additionnelle de 500 km². Enfin, la troisième option adopte la ligne perpendiculaire à la côte et donne au Liban une superficie supplémentaire de 200 km²Ibid.. À ce sujet, le général Bassam Yassin, précédemment chef de la délégation libanaise en charge de la négociation avec Israël, se demande : « Comment se fait-il que les autorités aient adopté et envoyé à l’ONU les coordonnées de la ligne 23 en 2011 alors que le rapport UKHO propose deux tracés plus avantageux ? Pourquoi ce rapport n’a-t-il pas été porté alors à la connaissance du Conseil des Ministres ? »Cité in Sybille Rizk, op. cit.. Les intérêts personnels des dirigeants libanais et les interventions de puissances étrangères pourraient être à l’origine de ce choix. Toutefois, la revendication israélienne de la ligne 1 est également construite sur des bases juridiquesSébastien Rovri, op. cit.. Elle s’appuie sur l’accord entre Chypre et le Liban délimitant leurs zones économiques exclusives respectivesIbid.. Or, comme mentionné précédemment, le texte, signé par le gouvernement libanais en 2007, n’a jamais été ratifié par le Parlement. Diverses interprétations sont donc possibles, ce qui complique les négociations. Leur aboutissement dépend de l’interprétation du droit maritime, notamment la prise en considération des îles israéliennes non habitées.
Troisièmement, derrière les faits juridiques se cachent des intérêts liés à la géographie du terrain. Le nouveau point 29 revendiqué par Beyrouth empiète sur le champ gazier de Karish, exploité par Israël. Dès lors, la question de l’officialisation de la ligne 29 auprès des Nations unies se retrouve au cœur du débatHélène Sallon, « Entre Israël et le Liban, l’enjeu de la frontière maritime », Le Monde, 15 juin 2022.. Selon l’experte en géopolitique des hydrocarbures Laury Haytayan, seul un amendement du décret 6433 adoptant cette nouvelle ligne pourrait mettre la pression sur Energean et le gouvernement israélien afin de les forcer à arrêter les prospections dans ce champMarc Daou, op. cit.. La préservation de l’intégrité de ce champ est donc l’objectif pour Israël. D’autre part, pour le Liban, la ligne 1 israélienne, la ligne Hof et même la ligne 23 empiètent sur le champ Qana.
Enfin, ce dossier constitue une affaire de tractations entre les différentes forces politiques libanaises. Michel Aoun entend s’en occuper, revendiquant l’article 52 de la Constitution, qui indique que le président de la République se charge de négocier les accords internationaux« Malaf tarsim al houdoud al bahriya al janoubiya yarsoum itaran jadidan lil ‘alaka bayna Aoun wa Berri » [Le dossier de délimitation des frontières maritimes sud définit un nouveau cadre pour la relation entre Aoun et Berri], ChamObserver, non daté.. Or, le président du Parlement, Nabih Berri, se veut le parrain de ces pourparlers puisque c’est grâce à lui que l’accord-cadre des négociations a été mis en place. Mais durant les négociations de 2020, ces deux acteurs ont défendu des visions divergentes des négociations. D’une part, Berri a voulu aborder la délimitation des frontières maritimes et terrestres simultanément puisqu’elles sont interconnectées. D’autre part, Aoun a souhaité travailler sur la délimitation des frontières maritimes sous médiation américaine et sur celle des frontières terrestres sous médiation onusienneIbid.. Une réunion a eu lieu le 11 juin au palais présidentiel pour préparer l’arrivée du médiateur américain. Or, le président Berri n’y a pas rejoint le Premier ministre Najib Mikati et le président Aoun, ce qui peut être vu comme une marque de ressentiment de sa part, Aoun s’occupant désormais du dossier« Hal tajadada al khilaf bayn Aoun wa Berri » [La discorde entre Aoun et Berri refait-elle surface ?], Loubnan24, 11 juin 2022.. Par ailleurs, une délégation composée de treize députés de l’opposition a effectué une tournée auprès des dirigeants pour les appeler à amender le décret 6433/2011 en vue de remettre les frontières libanaises à la ligne 29« Litige frontalier : les députés de la contestation en tournée chez Aoun et Berry », L’Orient-Le Jour, 13 juin 2022.. Cependant, le décret 6433 avait été signé en avril 2021 par les ministres compétents ainsi que le Premier ministre, il ne manque donc que la signature du président de la République, qui s’est abstenu malgré le dilemme interne que cette affaire a causéScarlett Haddad, « Amendement du décret 6433 : une polémique de trop... », L’Orient-Le Jour, 15 avril 2021.. L’approche du président Aoun semble avoir pour but de ne pas mettre en péril les négociations qui, en cas d’accord, seraient considérées comme un accomplissement attribué à son mandat, qui s’achève fin octobreHélène Sallon, op. cit.. D’autres voient cela comme une concession pour obtenir la levée des sanctions américaines visant son gendre, Gebran Bassil. De telles polémiques internes affaiblissent la position libanaise et mettent en péril les négociations. Les dirigeants libanais doivent décider sur quelle ligne ils entendent négocier.
Un nouveau contexte pour les négociations
À l’arrivée du médiateur américain à Beyrouth, le Liban lui a transmis l’équation suivante : pas de gaz de Karish pour Israël sans gaz de Qana pour le Liban. Si cette position peut être qualifiée de solide, elle ne mentionne pas explicitement son attachement à la ligne 29. Cela peut être considéré comme un signe de flexibilité de la part du Liban, qui souffre d’une crise économique sans précédent. Contre toute attente, le président, Michel Aoun, le Premier ministre, Najib Mikati, et le président du Parlement, Nabih Berri, ont cette fois parlé d’une même voix, semblant vouloir négocier sur la base de la ligne 23. En attendant la réponse d’Israël, le Liban a signé, le 22 juin, un accord pour importer du gaz naturel d’Égypte via la Syrie afin de réduire les coupures de courant« Tawki’ itifak maa Maser wa Souriya li tawrid al gaz attabi’i ila loubnan » [Signature d’un accord avec l’Égypte et la Syrie pour l’importation du gaz naturel au Liban], Al Khalij, 22 juin 2022.. La mise en œuvre de l’accord est conditionnée au financement de la Banque mondiale et aux garanties américaines assurant que Beyrouth ne sera pas visé par les sanctions prévues par la « loi César » contre les États commerçant avec la Syrie. Dans une intervention télévisée, le président de la commission parlementaire des travaux publics et des transports libanais, Sajih Attié, a révélé que ces deux dossiers sont liés. Le feu vert américain pour l’importation du gaz est conditionné à la renonciation à la ligne 29Sajih Attié, « siyasi yousareb taswiyat attarsim : al gaz al masri moukabel attanzol aan al khat 29 » [Un politicien divulgue le compromis sur la délimitation : le gaz égyptien contre la renonciation à la ligne 29], Al Jadeed, 22 juin 2022.. Il a ajouté qu’« obtenir la ligne 23 avec le champ de Cana est suffisant pour nous »Ibid.. En revanche, la ligne 23 présente plusieurs défauts technico-juridiques, notamment celui de démarrer la délimitation en mer et non pas sur le rivageSibylle Rizk, op. cit.. Or, la ligne 29 est la plus solide techniquement et juridiquement, et se trouve en totale conformité avec l’UNCLOSIbid..
Quant au Hezbollah, le mouvement politico-militaire chiite, il est incontestablement un acteur incontournable dans ce dossier. Depuis 2020, il n’intervient pas directement dans les négociations mais laisse la gestion du dossier à son allié du parti Amal et président du Parlement Nabih BerriDaniel Meier, Ines Gil, « Entretien avec Daniel Meier – Les négociations entre Israël et le Liban pour délimiter la frontière maritime », Les clés du Moyen-Orient, 14 janvier 2021.. Une escalade verbale a récemment eu lieu entre le Parti de Dieu et l’État hébreu durant laquelle le premier a menacé d’attaquer la plateforme de gaz israélienne, tandis que le second menaçait le Liban de « bombardements sans précédent »Hélène Sallon, op. cit.. Pourtant, le Hezbollah ne semble pas s’opposer à la position libanaise. Il « comprend l’importance des hydrocarbures pour l’économie du pays […] il ne va pas aller à l’escalade […] », explique Laury HaytayanIbid..
La mise à la retraite, le 7 octobre 2021, du négociateur en chef libanais, le général Bassam Yassin, peut aussi être vue comme une marque de flexibilité car Yassin, à l’origine de la proposition de la ligne 29 durant les négociations de 2020, incarnait le durcissement de la position libanaise. D’autre part, Israël aurait intérêt à clore ce dossier pour pouvoir intensifier, sans obstacles, l’exportation du gaz vers l’Europe au moment où cette dernière cherche à se détacher du gaz russe. En effet, un accord tripartite entre l’Union européenne, l’Égypte et Israël pour transporter le gaz depuis Israël a été signé le 15 juinJustine Babin, « L’Union européenne parie sur le tandem gazier Egypte-Israël », Les Echos, 15 juin 2022.. À ce sujet, Charbel Skaff, expert des questions gazières en Méditerranée et auteur de l’ouvrage Le gaz Au Liban : souveraineté et enjeux, indique que les États européens poussent à un règlement des litiges frontaliers en MéditerranéeEntretien téléphonique de l’auteur avec M. Charbel Skaff.. Le parlementaire Sajih Attié explique qu’à défaut d’un accord pendant cette période de forte demande européenne pour le gaz sur fond de situation économique et sociale dégradée au Liban, l’affaire prendra une dizaine d’années supplémentairesSajih Attié, op. cit.. « C’est le moment propice pour profiter de la rencontre entre les intérêts de tous ces États », ajoute-t-ilIbid..
Enfin, aujourd’hui, le Liban se trouve dans une position affaiblie face à son ennemi. En plus de bénéficier du soutien américain, Tel-Aviv a pu normaliser ses relations avec plusieurs pays arabes pendant que le Liban aliène son environnement arabe et se trouve privé de certains alliés historiques comme l’Arabie saouditeSébastien Rovri, op. cit.. En outre, le Liban est parmi les rares pays à ne pas faire partie du Forum EastMed, qui vise à accentuer la coopération entre pays producteurs et exportateurs de gaz en Méditerranée orientaleEast Mediterranean Gas Forum, « Members », 29 juin 2022.. Au niveau économique, cela donne un avantage à Israël et facilite l’acheminement de son gaz. Enfin, le Liban est de plus en plus affaibli par sa crise économique et sociale – grave dévaluation de la monnaie, pénurie de matières premières telles que la farine, les carburants et les médicaments, etc. Il se trouve également dans l’obscurité : l’électricité publique est coupée au moins vingt heures par jour, paralysant ainsi la vie quotidienne et les secteurs vitaux« Le Liban dans le noir après une coupure d’électricité géante », Le Monde, 8 janvier 2022..
Quels scénarios ?
Plusieurs scénarios peuvent être esquissés. Il est évident que dans le cas où les négociations échoueraient, il serait possible pour Israël, dont la puissance militaire dépasse celle du Liban, de mettre ce dernier devant un fait accompli et de lancer l’exploration du champ Karish dont Tel-Aviv considère qu’il se trouve dans sa zone économique exclusiveMichel Ghazal, « Frontières maritimes : le Liban doit sortir au plus vite de sa position de faiblesse dans les négociations », L’Orient-Le Jour, 28 mai 2022.. Or, pour éviter ce scénario, le Liban n’aurait qu’à modifier sa zone économique exclusive en amendant le décret 6433 et en notifiant les Nations unies, conformément aux exigences de l’UNCLOS. Cela créerait des obstacles juridiques au lancement des explorations car la zone deviendrait contestéeCharbel Skaff, op. cit.. Israël aurait donc intérêt à revenir à la table des négociations.
Un autre scénario peu probable mais toujours possible est celui d’un conflit armé entre les deux pays. En effet, avant l’arrivée du médiateur américain Hochstein, les tensions s’étaient accrues entre le Hezbollah et Israël. « Lorsque l’État libanais dira que les Israéliens agressent nos eaux et notre pétrole, nous serons prêts à faire notre part en matière de pression, de dissuasion et d’utilisation des moyens appropriés, y compris la force », a noté mardi 7 juin Naïm Kassem, secrétaire général adjoint du HezbollahPaul Khalifeh, « Liban-Israël : gros enjeux gaziers, risques de guerre limités », Middle East Eye, 10 juin 2022.. D’autre part, Israël, faisant allusion aux installations du Hezbollah, a menacé de « détruire toutes les infrastructures et il ne restera aucune pierre »Ibid.. Le Premier ministre libanais a, quant à lui, indiqué qu’Israël risque de « créer des tensions dont personne ne peut prévoir les répercussions »Ibid.. Le 2 juillet, l’armée israélienne a abattu trois drones lancés par le Hezbollah dans une mission de reconnaissance près de la zone contestée« Gaz : Israël dit avoir abattu 3 drones du Hezbollah libanais en Méditerranée », Le Point, 2 juillet 2022.. Toutefois, comme indiqué par M. Skaff, les responsables libanais ne veulent ni s’aliéner les Américains, ni entrer en conflit avec IsraëlEntretien téléphonique de l’auteur avec M. Charbel Skaff., raison pour laquelle ils ne veulent pas fixer de date limite aux négociationsIbid..
Toutefois, les circonstances de ces négociations semblent propices et un scénario de succès paraît envisageable. Si le Liban et Israël parvenaient à une entente sur une ligne de ce type préservant les revendications de chacun des deux pays sur les champs de Qana et de Karish respectivement, un accord pourrait être conclu. La dernière proposition du médiateur américain suggérait d’ailleurs une telle ligne « hybride ». Du côté israélien, la prospection commencera en septembreHélène Sallon, op. cit., or du côté libanais, le consortium mené par Total a obtenu du gouvernement libanais une extension qui lui donne jusqu’en mai 2025 pour compléter la prospectionAbdallah Amh, « ja’izat akher ayam al houkouma lil faransiyin…attamdid li Total » [Dans ses derniers jours le gouvernement libanais fait une offre avantageuse à la France en proposant une extension à Total], Al Akhbar, 21 mai 2022.. Des experts affirment toutefois que Total procédera à la prospection dans le bloc 9 assez rapidementEntretien téléphonique de l’auteur avec M. Charbel Skaff.. Une réussite des négociations encouragera également les entreprises étrangères à se présenter pour investir dans les blocs libanais. Le deuxième tour d’attributions a déjà été reporté plusieurs fois et les prérequis ont été allégés pour attirer les investisseursShaya Laughlin, Connor Kanso, « Ignore the mirage: oil and gas will not save Lebanon », Triangle, 16 juin 2022.. Selon la dernière déclaration de l’Administration du pétrole libanaise, la date limite de soumission des candidatures prévue pour juin 2022 est reportée au 15 décembreLebanese Petroleum Administration, « Announcements », 15 juin 2022.. La principale explication du manque d’« appétit » chez les entreprises étrangères réside dans la question de la délimitationEntretien téléphonique de l’auteur avec M. Charbel Skaff.. Obtenir un succès sur ce dossier serait donc un premier pas pour restaurer la confiance des investisseurs étrangers.
Conclusion
Le conflit maritime libano-israélien est le résultat d’une erreur libanaise lors de la délimitation de ses frontières avec Chypre en 2007. Certaines sources parlent également d’un choix intentionnel qui visait à ménager l’État hébreu quelques mois après la guerre israélo-libanaise de 2006David Amsellem, op. cit.. Erreur ou choix, Israël a su exploiter cette faiblesse. Cela fait plus d’une décennie que les médiations et les négociations sont en cours, retardant l’exploitation des ressources naturelles libanaises. Sur fond de divergences sur les faits juridiques et géographiques, plusieurs écueils attendent encore d’être dépassés. Cependant, le contexte international et la forte demande européenne pour le gaz ainsi que la situation de faiblesse dans laquelle se trouve le Liban et la flexibilité dont il a fait preuve lors de la dernière rencontre avec le médiateur américain semblent indiquer qu’aboutir à un accord est possible. Pour autant, la saga des frontières maritimes libanaises ne saurait s’achever sur cet épisode. Au nord, les frontières syro-libanaises sont également non délimitées. Le bloc 1 syrien empiète sur une superficie de 750 km² de la zone économique exclusive libanaiseYara Dally, « Une vue panoramique du conflit sur les frontières maritimes – Entre le Liban et la Syrie: Question abordée à travers différentes perspectives analytiques », The Phoenix Daily, 29 mai 2021.. En mars 2021, le gouvernement syrien a signé un contrat d’exploration de ce bloc avec l’entreprise russe Capital Limited CompanyIbid.. La Russie s’impose donc dans cette affaire. Le Liban risque de se trouver otage de la crise des rapports entre la Russie et les pays occidentaux, ce qui pourrait ajouter une couche de complexité à des relations syro-libanaises déjà délicates.