Notes de la FRS

Le Department of Defense américain face à la pandémie Covid-19

Note de la FRS n°40/2020
Nicole Vilboux
15 mai 2020

Rédaction achevée le 30 avril 2020

Alors que la crise du coronavirus déroule ses effets délétères sanitaires et économiques aux Etats-Unis, où plus de 58 000 morts sont enregistrés fin avril, c’est l’image de la gestion irrésolue et incertaine de la présidence Trump qui a retenu l’attention. Pourtant, la contribution militaire à la lutte contre la pandémie s’est organisée assez rapidement une fois déclenché l’état d’urgence sanitaire, fin mars. Le DoD se prépare en effet depuis quinze ans à faire face à des situations de pandémie grippale, en planifiant l’action dans un environnement institutionnel complexe. Si, au niveau fédéral, la priorité est donnée au soutien aux agences civiles en charge de la lutte antivirale, c’est au niveau des Etats que l’essentiel des contributions est assuré par les unités de la National Guard. L’engagement de ces moyens autorise le DoD à se concentrer sur ce qui demeure sa mission première : protéger le pays et ses intérêts stratégiques, en s’assurant de la disponibilité opérationnelle des forces de combat en dépit des circonstances exceptionnelles de forte contamination.

Même si les autorités nationales ont pu sembler réagir avec une certaine impréparation à la propagation de la pandémie de Covid-19 sur le sol des Etats-Unis, un phénomène de cette nature était loin d’être inattendu. Le moment de son apparition était certes imprévisible, mais le scénario d’une crise provoquée par un virus respiratoire inédit avait été écrit, et avait fait l’objet de simulations et de plans de réaction. Le premier effort national de prévention et de réponse à une pandémie de grippe date de 1978John Iskander, Raymond A. Strikas, Kathleen F. Gensheimer, Nancy J. Cox, Stephen C. Redd, « Pandemic Influenza Planning, United States, 1978–2008 », Emerging Infectious Diseases, Vol. 19, n° 6, juin 2013, pp. 879-885., mais l’attention du gouvernement fédéral à cet enjeu de sécurité s’est notablement accrue après 2001. La menace du terrorisme biologique, d’une part, et la résurgence d’une grippe aviaire en 2003, d’autre part, ont mis l’accent sur l’importance de la politique de santé publique, conduisant à la publication, en novembre 2005, d’une National Strategy for Pandemic Influenza. Celle-ci visait à organiser la préparation à une pandémie, les modalités de surveillance épidémiologique et de détection d’un nouveau virus, ainsi que les moyens de réponse en vue d’en limiter les conséquences humaines et économiques.

La mise en œuvre de cette stratégie est précisée par des directives civilesLe National Strategy for Pandemic Influenza – Implementation Plan de mai 2006 concernant le niveau interministériel, et le Pandemic Influenza Plan du Département de la Santé, dont la première version date de 2005 et qui a été révisé en 2009 puis en 2017. et s’inscrit dans un plan global de gestion des incidents intérieurs, le National Response Framework (NRF), élaboré depuis 2008 sous l’autorité du Département de la Sécurité du territoire (Department of Homeland Security, DHS)Le NRF remplace depuis 2008 le National Response Plan (2004) pour organiser la réponse de tous les acteurs publics et privés en cas d’événements ou de catastrophes d’ampleur locale ou nationale. La dernière version date d’octobre 2019.. Il faut rappeler que, du fait la nature fédérale des Etats-Unis, la réponse à une crise interne se fait d’abord au niveau des collectivités locales, des Etats ou des territoiresCela inclut les gouvernements des 574 Nations indiennes reconnues par le gouvernement fédéral, ainsi que ceux des « territoires » : des Samoa américaines, de Guam, des îles Mariannes du Nord, de Porto Rico et des Îles vierges américaines., avant d’être du ressort du gouvernement national, si les circonstances l’exigent. L’extension du rôle des instances fédérales repose sur une proclamation présidentielle reconnaissant une situation exceptionnelle : le 13 mars dernier, le président Trump a ainsi déclaré l’état d’urgence, en application du National Emergencies Act (Section 201) et du Stafford Act (Section 501).

La proclamation d’une situation d’urgence nationale peut se fonder sur plusieurs textes, qui ouvrent des possibilités d’action différentesMasha Simonova, Nathaniel Sobel, « Federal Executive Emergency Authorities to Address COVID-19 », Lawfare, 2 avril 2020. :

  • Le National Emergencies Act a été utilisé 59 fois depuis 1978, notamment en 2009, lors de la pandémie de grippe H1N1. La loi donne au Président la possibilité de mettre en œuvre 136 dispositions exceptionnelles dans différents domaines, pour une durée indéterminée ;
  • Le Stafford Disaster Relief and Emergency Assistance Act de 1988 (42 U.S.C. 5121-5207), qui permet au gouvernement fédéral de mettre des ressources à disposition des Etats et collectivités, à leur demande, généralement en cas de catastrophe naturelle. La loi permet aussi au Président de qualifier une situation de « désastre majeur », augmentant ainsi les pouvoirs d’intervention fédérale (Section 402) ;   
  • Le Public Health Service Act de 1944, qui définit les pouvoirs exceptionnels du Secrétaire du Health and Human Services en cas d’urgence sanitaire, pour une durée de 90 jours (Section 319). Cette autorité a été utilisée en 2009 lors de l’épidémie H1N1 puis en 2016-2017, lors de l’épidémie du virus Zika.

Dans ces conditions, les départements et agences fédéraux doivent agir en coordination avec les instances des niveaux inférieurs et les acteurs privés. Le Departement of Defense (DoD) peut ainsi être appelé à intervenir en soutien des moyens civils mis en œuvre en premier lieu par le DHS et son agence de gestion des catastrophes (Federal Emergency Management Agency, FEMA), et, en cas de crise sanitaire, par le Department of Health and Human Services (HHS). Cela fait partie des missions dites « d’appui aux autorités civiles » (Defense support of civil authorities, DSCA), qui recouvrent la mise à disposition de moyens du DoD en cas de catastrophe naturelle, d’incident de nature nucléaire, radiologique, biologique ou chimique (NRBC) sur le territoire national, ou pour l’appui aux forces de l’ordre dans certaines situationsPar exemple pour assurer la sécurité des frontières, dans la lutte contre le trafic de drogue, en cas de troubles à l’ordre public ; mais aussi lors d’événements majeurs requérant un dispositif de sécurité exceptionnel.. La gestion d’une pandémie de grippe relève des événements NRBC, de sorte que le Pentagone se prépare spécifiquement pour ce type de crise. En outre, une pandémie peut être considérée comme une menace (voire « un ennemi »)Branch Plan 3560, Pandemic Influenza and Infectious Disease Response, Draft, Peterson AFB, US Northern Command, 2017, p. C-1 D-9. pour la sécurité nationale contre laquelle les capacités de défense et les intérêts géostratégiques doivent être protégés.

La propagation de la Covid-19 a donc placé le DoD devant la double exigence de contribuer à l’action sanitaire du gouvernement, tout en maintenant la disponibilité opérationnelle des armées dans un contexte de compétition stratégique. Ce dernier enjeu apparaît comme le plus problématique.

Le rôle du DoD en cas de pandémie  

La perspective d’une crise pandémique majeure est prise en compte dans la planification du DoD, à la fois dans le cadre des doctrines de soutien aux autorités civilesL’organisation des contributions du DoD est définie dans la Directive 3025.18, Defense Support of Civil Authorities, et la conduite de ces activités fait l’objet de publications doctrinales telles que le JP 3-28, Defense Support of Civil Authorities (octobre 2018), ou l’ADP 3-28, Defense Support of Civil Authorities (juillet 2019), pour l’US Army. et de manière indépendante, en tant que problème de sécurité spécifique. Dans la foulée de la Stratégie nationale de 2005, le Pentagone avait effectivement développé un Implementation Plan for Pandemic Influenza en août 2006, destiné à orienter la préparation des armées. Les Services ont ainsi produit leurs propres documents d’organisationDisease Containment Planning Guidance, Air Force Instruction 10-2604, Washington (D.C.), Department of the Air Force, 7 juin 2006. Pandemic Influenza and Infectious Disease Plan, Washington (D.C.), Department of the Army, 2008. Office of the Chief of Naval Operations, OPNAV Instruction 3500.41 Pandemic Influenza Policy, Washington (D.C.), Department of the Navy, septembre 2009. et les différents commandements opérationnels de théâtre (geographic combatant commands) ont été chargés de concevoir des plans de réaction applicables dans leur zone de responsabilité, sur la base du Global Campaign Plan for Pandemic Influenza and Infectious Diseases (3551), dont la première version date d’octobre 2007 et la dernière de 2013.

Ce « plan de campagne » a été élaboré par le Commandement Nord (US NORTHCOM), qui assume depuis 2007 la responsabilité principale de synchronisation des activités militaires américaines dans le monde en réponse à une pandémie de grippeA ce titre, NORTHCOM a notamment supervisé l’élaboration du CONPLAN 3591-09, Response to Pandemic Influenza, d’août 2009 ; remplacé par le Branch Plan 3560 : Pandemic Influenza and Infectious Disease Response, daté du 6 janvier 2017.. Sa zone de compétence couvrant le territoire continental des Etats-Unis, NORTHCOM est en outre l’un des deux commandements chargés de mettre en œuvre le soutien des armées à la lutte nationale contre une pandémie ; l’autre étant le Pacific Command (PACOM), responsable des opérations à Hawaï, Guam, dans les Samoa américaines et les territoires du Pacifique.

La préparation du DoD s’est développée depuis le milieu des années 2000, à la fois comme contribution à l’effort fédéral et dans la mesure où l’occurrence d’une pandémie de grippe provoquée par un nouveau virus a été identifiée comme une menace potentielle pour la sécurité nationale. Dès lors qu’il s’agit d’une maladie ayant un taux de transmission élevé et un haut degré de sévèrité, elle peut avoir des conséquences graves du point de vue politique, économique ou social. Mais elle est aussi susceptible de « dégrader la disponibilité opérationnelle et l’efficacité » des forces arméesLe document parle de « operationally significant disease » (Branch Plan 3560, Pandemic Influenza and Infectious Disease Response, op. cit., p. C-1 D-9). et d’offrir des opportunités aux adversaires des Etats-Unis. De ce fait, le rôle du DoD reste d’abord d’assurer la continuité de ses missions primordiales de défense des intérêts géostratégiques, avant de participer à la réponse civile à la pandémie.

Le DoD Implementation Plan for Pandemic Influenza de 2006 place clairement en tête de ses préoccupations « la protection des forces, incluant les militaires, les civils de la défense et contractuels assurant des fonctions essentielles, ainsi que des ressources nécessaires pour maintenir la disponibilité opérationnelle [readiness] »Office of the Assistant Secretary of Defense Homeland Defense, Department of Defense Implementation Plan for Pandemic Influenza, Washington (D.C.), US Department of Defense, août 2006, p. 7.. Dans son Plan particulier de lutte contre une pandémie (CONPLAN 3591-09), NORTHCOM indiquait également que « la première priorité du DoD » serait de « fournir suffisamment de personnels, d’équipment, […] et de médicaments pour traiter les militaires, personnels civils [et affiliés] afin de préserver l’eficacité opérationnelle des forces à travers le monde »CONPLAN 3591-09 Response to Pandemic Influenza, Peterson AFB, Headquarters, US Northern Command, August 2009, p. V-5.. La deuxième priorité consistait à préserver l’aptitude à « atteindre les objectifs stratégiques » et, « en plus », le DoD répondrait « de façon efficace et rapide » aux demandes des autorités civiles « pour sauver des vies », en fonction de ses moyens. Dans la version du Plan révisée en 2017, les missions du DoD sont réparties en trois catégoriesBranch Plan 3560, Pandemic Influenza and Infectious Disease Response, Peterson AFB, Headquarters, US Northern Command, 2017, p. C-1 D-25. :

  • Les mesures de préservation de l’aptitude des armées à assumer leurs missions (« mission assurance ») ;
  • Le soutien aux agences civiles chargées de protéger la population contre la pandémie (« USG support ») ;
  • Le soutien à des partenaires étrangers, le cas échéant (« Partner Nation Support »).

L’importance accordée aux mesures de préservation des forces s’explique par le fait que la vocation principale des armées reste en tout temps d’assurer la défense du territoire et des intérêts nationaux. Les missions de DSCA, qui relèvent de la sécurité intérieure (homeland security)Elles concernent la prévention et la réponse à des actes terroristes ou à des catastrophes naturelles majeures (JP 3-28, Defense Support of Civil Authorities, octobre 2018, p. x)., constituent un ensemble d’activités secondaires pour lesquelles les unités régulières sont moins bien préparées. Comme le souligne la doctrine de l’Army, « la plupart des urgences […] ne requièrent pas les forces armées fédérales » et lorsque des moyens militaires sont nécessaires, « les capacités de la Garde nationale d’un Etat sont suffisantes »ADP 3-28, Defense Support of Civil Authorities, Washington (D.C.), Headquarters, Department of the Army, juillet 2019, pp. 2-3.. Il faut en effet rappeler que les Etats-Unis disposent de deux types de ressources militaires : 

  • Les armées « fédérales », régies par les dispositions du Titre 10 de l’US Code, comprenant les forces professionnelles d’active et de réserve, autorisées par le Congrès et commandées par le Président (par l’intermédiaire du Secrétaire à la Défense) ;
  • Les unités de « soldats citoyens » de la Garde nationale (terrestre et aérienne), mobilisées en temps normal sous le commandement du Gouverneur de l’Etat (par l’intermédiaire d’un Adjudant general). Elles sont susceptibles d’être appelées à servir « à temps plein » (« Full-time National Guard Duty », Titre 32)Elles ne peuvent être mobilisées que pour des missions de sécurité et défense du territoire, aux Etats-Unis. sous contrôle du Gouverneur mais payées par le DoD, voire d’être intégrées à la chaîne de commandement nationale en « service actif », avec les autres composantes de la « Total force »La « fédéralisation » d’unités de la Garde repose sur les articles 12301(a), 12301(b), 12301(d), 12302, ou 12304 du Titre 10 USC. Elle permet l’engagement d’unités à l’étranger..

Le recours aux forces armées nationales sur le territoire américain est beaucoup plus limité que celui de la Garde, qui est fréquemment sollicitée par les gouverneurs pour répondre à des catastrophes naturelles ou mener des opérations de maintien de l’ordreCes opérations sont normalement interdites aux armées fédérales (Title 10) par le Posse Comitatus Act de 1878 : elles peuvent apporter un soutien aux forces de l’ordre civiles dans certaines opérations, mais ne peuvent intervenir directement, sauf autorisation spéciale du gouvernement fédéral.. Néanmoins, à la demande des autorités civiles (Request for Assistance) et sur autorisation du Secrétaire à la Défense, les armées régulières peuvent être appelées à apporter un soutien aux organismes en charge de la réponse à une crise. Il s’agit souvent de la FEMA au niveau fédéral, mais lors d’une crise sanitaire, le HHS assure la direction des activités. C’est ainsi l’agence civile qui définit les axes d’effort demandés aux armées, même si la chaine de commandement demeure militaire.

La contribution des armées dans ces circonstances vise à « sauver des vies, restaurer les services essentiels, maintenir ou restaurer la loi et l’ordre, protéger les infrastructures et les biens, soutenir la préservation ou la restauration du gouvernement local et créer l’environnement propice au succès de l’action intergouvernementale »ADP 3-28, Defense Support of Civil Authorities, op. cit., p. 2-1.. Cela peut se traduire par l’engagement de forces mais aussi par la mise à disposition d’équipements.

Dans le cas d’une pandémie de grippe, le Plan interministériel de 2006 envisage une contribution du DoD à un tiers des tâches à effectuer par le gouvernement (114 actions sur les quelque 300 mentionnées). Elles sont réparties en quatre catégoriesLawrence Kapp, Don J. Jansen, The Role of the Department of Defense During A Flu Pandemic, CRS Report for Congress, juin 2009, p. 6. :

  • la participation à la surveillance de la maladie avec ses laboratoires ;
  • l’assistance aux partenaires étrangers, notamment au travers des échanges entre armées ;  
  • la protection et le traitement médical des militaires et de leur famille ;
  • et finalement le soutien aux agences civiles aux Etats-Unis.

De manière plus précise, ces activités de DSCA pourraient consister à :

  • fournir un appui logistique : transporter des équipes de soignants, du matériel médical, des traitements ; évacuer des malades ;
  • apporter une assistance sanitaire : traiter des malades ; effectuer des examens en laboratoire ; enregistrer et suivre des patients ;
  • mettre des installations et des bases à disposition d’agences locales ou nationales ;
  • contrôler les déplacements dans certaines zones ou aux frontières et soutenir la mise en œuvre de quarantaines. Dans ce domaine, lorsque des mesures de confinement obligatoires sont décidées par les gouverneurs, c’est la Garde nationale qui peut être appelée à appuyer les forces de police de l’Etat concerné. Même si une mesure nationale est décidée, les armées ne peuvent directement participer à son applicationADP 3-28, Defense Support of Civil Authorities, op. cit., pp. 4-21. ;
  • assurer des services mortuaires.

Alors que les armées ont largement été engagées dans la lutte contre les pandémies à l’étranger (en particulier contre Ebola en Afrique en 2014), les activités planifiées de DSCA en cas de pandémie n’avaient pas encore été mises en œuvre sur le sol américain avant l’apparition de la Covid-19En 2009-2010, lors de la pandémie provoquée par le virus H1N1, NORTHCOM a uniquement mis en œuvre les « phases 0 et 1 » de son plan de campagne, consistant à assurer la « protection des forces » : mesures de distanciation sociale, puis vaccination des personnels jusqu’à l’immunisation de masse..

La contribution au traitement de l'urgence sanitaire

A la suite de la déclaration, le 31 janvier 2020, d’une situation d’« urgence sanitaire » par le Secrétaire à la Santé, Alex Aznar, son homologue de la Défense demande, le 1er février, aux six commandements militaires régionaux d’entamer la planification d’une réponse à la Covid-19. Le Northern Command prend immédiatement des mesures de mise en sécurité des personnels basés aux Etats-Unis et de continuité de ses activitésCela passe notamment par la dispersion sur plusieurs sites de ses équipes de surveillance du territoire, incluant les activités du NORAD., tout en préparant l’exécution de ses missions de soutien aux autorités civiles, lesquelles débutent le 27 mars.

Les opérations sont dirigées par le général Laura Richardson, à la tête du Joint Forces Land Component Command/U.S. Army North, contrôlant l’ensemble des forces terrestres fédérales (y compris les unités « fédéralisées » de la Garde) sur le continent, tandis que l’US Army Pacific mène les opérations dans la zone de PACOMMais sous commandement opérationnel du général O’Shaughnessy, commandant du NORTHCOM.. La plupart des moyens engagés appartiennent effectivement à l’Army, qui déploie initialement un peu plus de 1 000 personnels de quatre unités, au service de la FEMA :

  • la Joint Task Force-Civil Support (Joint Base Langley-Eustis, Virginie), spécialement mise sur pied en 1999 pour assurer la réponse à un événement NRBC ;
  • le 3rd Expeditionary Sustainment Command (Fort Bragg, Caroline du nord) ;
  • la 4th Sustainment Brigade de la 4th Infantry Division (Fort Carson, Colorado) ;
  • le 63rd Expeditionary Signal Battalion (Fort Stewart, Géorgie).

Par la suite, des unités médicales sont également déployées dans les zones les plus touchées, y compris avec le rappel de réservistes : 900 des 1 300 personnels rattachés au 807th Medical Command sont ainsi activés début avril. Relevant d’une chaîne de commandement distincte, le Corps du génie de l’Army (US Army Corps of Engineers, USACE) a par ailleurs mis en oeuvre des unités sur tout le continent (et dans le Pacifique) dès la fin mars pour la construction de centres de soins.

La Navy engage ses deux navires-hôpitaux, l’USNS Comfort et l'USNS Mercy, sous commandement du Naval Forces North / Joint Forces Maritime Component CommandWilliam M. Arkin, « U.S. Military Activates its Never-Before-Used Federal Response to Combat Coronavirus Pandemic », Newsweek, 27 mars 2020.. Quant à l’Air Force, elle rappelle en avril une quarantaine de médecins de réserve, environ 70 infirmières et une dizaine de techniciens spécialistes des appareils respiratoires, envoyés sur la base McGuire-Dix-Lakehurst dans le New Jersey. Au 24 avril, 770 réservistes sont déployés à travers le pays. Outre ce soutien médical, l’Air Force a effectué plusieurs missions de rapatriement sanitaire de citoyens à l’étranger ou de contractuels sur les théâtres d’opérationLe 14 avril, l’Air Mobility Command a rapatrié trois contractuels atteints de la Covid-19 d’Afghanistan en Allemagne, en embarquant un caisson d’isolement (Transport Isolation System) à bord d’un C-17.

A côté des forces régulières, les unités de Garde nationale (Army et Air National Guard) ont été massivement mobilisées dès la mi-mars. Le 19, un peu plus de 2 000 membres étaient en service, dans 27 EtatsMark Cancian, Adam Saxton, « COVID-19 Response Update: March 16-27 », Defense 360°, CSIS.. Ils sont cinq fois plus nombreux le 24 mars, actifs dans 54 Etats et territoires (y compris le District of Columbia). Les effectifs engagés montent à 43 700 le 24 avril, ce qui représente environ 10 % du total des forces (443 000)Paul McLeary, « COVID-19 Spreads to USS Nimitz; DoD Must ‘Operate in a COVID Environment’ », Breaking Defense, 9 avril 2020.

Personnels de la Garde nationale mobilisés en avril 01Source : Mark Cancian, Adam Saxton, « COVID-19 Response Update: April 17-April 24 », Defense 360°, CSIS

Mobilisées sous l’autorité des gouverneurs (« state active-duty »), les unités de la Garde ont rapidement été placées sous un statut semi-fédéral (Title 32, Section 502(f)), dans les Etats de Washington, New York et Californie. Tout en restant sous le commandement du gouverneur, les forces bénéficient d’une solde payée par le Pentagone et des avantages accordés à leurs homologues professionnels (notamment l’accès au système de santé du DoD), ce qui permet de les maintenir en service pendant une durée prolongée. Le 27 mars, l’ensemble des unités mobilisées est concerné par ces dispositionsRose L. Thayer, « Nearly 15,000 Troops are Now Deployed as National Guard’s Mission Expands to Fight Coronavirus », Stars & Stripes, 30 mars 2020.. Elles participent à différentes activités, de l’organisation de centres destinés à tester la population au transport de matériel médical et à l’approvisionnement de magasins, en passant par le soutien d’organisations caritatives. Dans certains cas, elles font aussi appliquer les mesures de restriction de circulation, comme dans la capitale fédérale en mars.

Des éléments de la Garde ont aussi collaboré avec le Corps of Engineers dans la construction « d’hôpitaux » d’urgence. Dès le 28 mars, l’USACE a lancé un programme d’installation de centres de soins, en transformant des centres d’exposition (par exemple le Javits Center à New York), des stades ou des hôtels. Au 24 avril, plus de 14 600 lits ont ainsi été ouverts dans les 50 Etats sur 28 sites et une quarantaine d’autres centres ont été construits par les agences civiles à partir des instructions de l’USACESydney J. Freedberg, « COVID-19: Army Corps’ Ad Hoc Hospital Construction Soars », Breaking Defense, 17 avril 2020..

Le DoD apporte aussi un soutien aux opérateurs civils en fournissant de l’équipement. Dès le 20 mars, la responsable des acquisitions du Pentagone (Undersecretary of Defense for acquisition & sustainment), Ellen Lord, a mis en place un organisme de gestion de la réponse industrielle aux besoins définis en coordination avec les autres départements fédéraux (Joint Acquisition Task Force). S’appuyant sur des procédures spécialesLa JATF est notamment chargée du pilotage des contrats passés sur la base du Defense Production Act de 1950 (Titre III), dont le Président a autorisé la mise en œuvre par un Executive order du 18 mars. Il a d’abord vocation à permettre un soutien fédéral aux entreprises produisant des biens « cruciaux ». Le DoD a également modifié les conditions d’utilisation de la procédure d’acquisition rapide (Other Transaction Authority), pour l’appliquer à des programmes de réponse à la pandémie.  destinées à accélérer les démarches tout en soutenant la base industrielle américaine, des contrats sont passés avec les fournisseurs du DoD pour produire du matériel médical :

  • 4 entreprises ont été retenues pour fabriquer 8 000 appareils respiratoires, dont 1 400 prévus pour être livrés début mai, pour un montant de 84,4 millions USDLes entreprises sont : Zoll Medical Corp., Combat Medical Systems LLC, Hamilton Medical Inc., VyAire Medical Inc. (Anthony Capaccio, « Pentagon Taps Four Contractors to Build 8,000 Ventilators », Bloomberg, 29 mars 2020)..
  • 415 millions sont attribués au Battelle Memorial Institute pour produire des systèmes de stérilisation de masques (Critical Care Decontamination Systems) permettant de les réutiliser : six unités ont été livrées entre le 13 et le 19 avril, dont deux à New York ; 60 autres seront mises à disposition du HHS et de la FEMA début maiLes autres villes dotées sont : Columbus (Ohio), Boston, Chicago et Tacoma (Washington). « Transcript: US Defense Officials Give a COVID-19 Briefing », April 20, 2020..
  • Le 11 avril, le Pentagone annonce un premier contrat fondé sur le Defense Production Act (DPA), attribuant 133 millions USD à trois entreprises pour la fabrication de masques de protection filtrants (N95). Au 20 avril, le DoD en a déjà fourni 10 millions à la FEMA, prélevés sur ses propres stocks.
  • Le DPA est de nouveau utilisé le 29 avril pour lancer la production de 20 à 40 millions de tests en mai, avec un contrat de 75,5 millions USD attribué à la société Puritan Medical Products.

L’engagement direct des armées dans la lutte contre la Covid-19 s’est manifesté de la manière la plus visible par le déploiement des deux navires-hôpitaux de la Navy, qui effectuent habituellement des missions d’assistance et de coopération sanitaire dans le monde. Le président Trump annonce le 18 mars l’envoi de l’USNS Comfort dans le port de New York, où il arrive le 29 mars. Sur la côte Ouest, l’USNS Mercy arrive à Long Beach le 27 mars et accueille ses premiers patients le lendemain. Les navires disposent de près de 1 000 lits, 12 salles d’opération, et embarquent environ 1 200 personnels venant de différentes unités d’active et de réserve. Du fait de leur configuration, ils ne sont pas prévus pour recevoir des malades de la Covid-19, mais sont initialement destinés à soulager les hôpitaux des patients atteints d’autres pathologies.

En Californie, les activités de l’USNS Mercy sont limitées dans la mesure où les hôpitaux n’ont pas été débordés par la pandémie ; le navire n’a eu à traiter qu’une vingtaine de patients par jour et aucun malade de la Covid-19Mark Cancian, Adam Saxton, « COVID-19 Response Update: April 10-April 17 », op. cit. Une partie des équipes médicales de l’USNS Mercy sont transférées à New York alors que d’autres personnels travaillent dans les hôpitaux de Los Angeles.. Pourtant, le 20 avril, sept membres d’équipage sont testés positifs et placés en isolement.

A New York, le rôle de l’USNS Comfort a dû évoluer mais n’a pas eu non plus d’impact décisif. Après avoir reçu quelques dizaines de patients la première semaine, il a été ouvert le 9 avril aux malades de la Covid-19, prenant en charge les cas graves. Pour cela, le nombre de lits a été réduit à 500, dont 80 équipés pour les soins intensifsSelon la Navy, ce nombre peut monter à 100 lits de soins intensifs en cas de besoin.. Les patients moins sérieusement atteints sont pris en charge dès le début avril dans le centre médical installé au Javis Center, comprenant plus de 3 000 lits« USNORTHCOM Provides Agile COVID-19 Medical Support », Press Release, Peterson Air Force Base, 10 avril 2020. . Mais au 20 avril, il n’a pas reçu plus de 500 malades, tandis que l’USNS Comfort en a traité 184. Le Gouverneur de New York accepte donc le retour du navire vers sa base de Norfolk et ses derniers patients débarquent le 26 avril.

D’autres moyens médicaux des armées restent cependant engagés à travers le pays, au sein d’hôpitaux de campagne ou dans les structures civiles. Les unités médicales de l’Army déployées dès la fin mars sur la base McGuire-Dix-LakehurstIl s’agit du 531st Hospital (de Fort Campbell) et du 9th Hospital (de Fort Hood). « NORTHCOM Military Support to COVID-19 Response », Press Release, Peterson Air Force Base, 27 mars 2020. continuent leurs opérations, à l’inverse de leurs homologues envoyées a Seattle, qui ont dû démanteler leurs installations mi-avril, faute de patients à traiterLe centre de soins construit par l’USACE et opéré par le 627th Hospital (de Fort Carson) n’a fonctionné que trois jours, sans recevoir aucun malade (« Army's Seattle Field Hospital Closes After 3 Days, Without Treating a Single Patient », Military.com, 10 avril 2020).. Des personnels de l’Expeditionary Medical Facility de la Navy sont déployés à la Nouvelle-Orléans et à Dallas. A Guam, c’est un élément de la 36è escadre de l’Air Force qui installe mi-avril un module médical (Expeditionary Medical Support System) avec 77 personnels, en renfort de l’hôpital local qui doit traiter les marins débarqués de l’USS Theodore Roosevelt. Des militaires des services de santé sont en outre intégrés aux équipes civiles, dans 11 hôpitaux de New York, mais aussi dans le Connecticut, en Pennsylvanie, à Detroit et à Boston. Il s’agit notamment de médecins et d’infirmiers réservistes de l’Army, regroupés en quinze Urban Augmentation Medical Task Forces, composées chacune de 85 personnels.

Répartition des moyens sanitaires militaires engagés au 28 avril 02Source : US DoD, Department of Defense Covid-19 Response, 28 avril 2020.

Au-delà de la prise en charge des malades, les organismes de santé qui dépendent du DoD contribuent à la recherche sur le dépistage et les traitements. Dans ce domaine, l’United States Army Medical Research Institute of Infectious Diseases (USAMRIID) de Fort Detrick travaille sur des tests capables de détecter le SRAS-CoV-2 chez des personnes asymptomatiques, ainsi que sur l’évaluation de différents traitements, dont l’hydroxychloroquine et, surtout, un médicament utilisé contre Ebola, le remdesivir (de la firme Gilead Sciences), qui est expérimenté sur des personnels de l’Army. Le DoD fait aussi effort sur le développement de vaccins, avec des programmes d’essais en cours sur des mammifères début avril, au sein de l’USAMRIID, du Walter Reed Army Institute of Research (WRAIR) et du Naval Medical Research Center (NMRC) de Silver Spring. Par ailleurs, le DoD a attribué des financements à des laboratoires universitaires ou pharmaceutiques pour accélérer les essais de vaccins potentiels. Ces initiatives visent à faire avancer la recherche au profit de l’ensemble de la population, mais doivent d’abord servir à la protection des forces, qui reste une préoccupation majeure des armées.  

L'impact sur les missions principales de défense

Dès le début de la pandémie, des militaires américains sont atteints par le SRAS-CoV-2Le premier cas recensé, le 26 février, est un soldat de l’Army stationné en Corée du Sud. Le premier mort date du 31 mars. et le nombre de personnels touchés par la maladie progresse par centaines chaque jour à partir de la mi-mars. Il s’élève, le 27 avril, à un total de 4 213, dont 91 ont été hospitalisés ; seuls deux morts sont à déplorer, incluant un marin du porte-avions USS Theodore Roosevelt. Ce bâtiment a été un foyer majeur de propagation du virus (avec 955 militaires testés positifs), de sorte que la Navy enregistre le plus grand nombre de cas (plus de 1 659 le 27 avril), devant l’Army (995 cas). Pour l’ensemble du DoD, un millier de civils et 423 contractuels ont été infectés et 24 personnes sont décédées12 victimes sont des civils du Pentagone, 4 des membres de familles de militaires et 8 contractuels (Jennifer-Leigh Oprihory, « Snapshot: DOD and COVID-19 », Air Force Magazine, 27 avril 2020)..

Bien que le bilan soit modéré dans les armées, avec des taux de contagion et de mortalité plus faibles que dans la population civileMeghann Myers, « More than 4,000 troops have been Diagnosed with COVID-19 », Military Times, 27 avril 2020., le contrôle de la pandémie et le maintien en condition des personnels restent un enjeu central. Le Secrétaire à la Défense, Mark Esper, rappelle au début du mois d’avril que ses trois axes d’effort sont de :

  1. protéger les militaires, les personnels civils et leurs familles ;
  2. préserver les capacités essentielles à l’accomplissement des missions de défense nationale ;
  3. et apporter un soutien à la réponse interministérielle à la Covid-19« DOD's Top Leaders Conduct Town Hall Meeting on COVID-19 », DoD News, 9 avril 2020..

Toutefois, la réalisation simultanée de ces objectifs est loin d’être simple. Il s’agit de trouver un équilibre entre des exigences différentes, voire contradictoires en ce qui concerne la protection des forces et la poursuite des opérations. Dans un premier temps, le Secrétaire à la Défense a d’ailleurs semblé laisser l’initiative aux armées ou aux commandements opérationnels, de sorte que les priorités ont été appréciées de manière différenteMorning Defense [newsletter], Politico, 3 avril 2020. Richard Sisk, « US May Cancel More Joint Military Exercises to Contain Coronavirus Threat », Military.com, 2 mars 2020.. La question devient polémique lorsque les inquiétudes du commandant de l’USS Theodore Roosevelt pour la santé de son équipage sont révélées publiquement, aboutissant à sa destitution puis à la démission du Secrétaire à la Navy. Le débat prend une dimension politique fin avril, une dizaine de parlementaires démocrates (dont la sénatrice Elizabeth Warren) reprochant à Mark Esper de « ne pas avoir agi suffisamment rapidement » et d’avoir « souvent donné la priorité à la disponibilité opérationnelle au détriment de la santé des militaires »Lettre adressée le 27 avril 2020 à Mark Esper.. Le Pentagone se défend en rappelant que des directives ont été émises dès le 30 janvier et régulièrement réactualisées.

Les mesures prises par le DoD pour limiter la propagation du virus ont été conformes à la doctrine et similaires à celles que les autorités politiques ont annoncé pour la population à partir de la mi-mars : restriction des déplacements, adoption des règles de distanciation sociale, mise en place d’une campagne de dépistage. Pour la Défense, cela s’est d’abord traduit par un ordre du Secrétaire du 25 mars, interdisant tout redéploiement de forces à l’étranger pendant 60 joursDes restrictions de mouvement s’appliquent aussi sur le sol américain depuis le 11 mars., ce qui interrompt les transferts et rotations d’unités ou de personnels, à l’exception des forces en Afghanistan, dont le retrait doit être poursuivi. L’interdiction de mouvement est prolongée le 18 avril, jusqu’au 30 juinEllen Mitchell, « Foreign Powers Test US Defenses amid Coronavirus Pandemic », The Hill, 19 avril 2020..

Ces mesures entraînent évidemment des perturbations dans de nombreuses activités des armées. Dès le 18 mars, l’Army annonce la suspension des rotations d’unités dans ses trois principaux centres d’entraînement, en Louisiane (Fort Polk), en Californie (Fort Irwin) et en Allemagne (Hohenfels). Des exercices majeurs sont annulés ou reportés par l’Air Force (Red Flag-Alaska) et la Navy (le Large Scale Exercise, qui devait être la première expérimentation réelle du concept « maritime distributed operations »), alors que l’Army réduit fortement l’ampleur du Defender Europe 2020.

La remise en cause des activités normales tient aussi à la nécessité d’appliquer les « mesures barrières », des bureaux du Pentagone jusque dans les unités sur le terrain. Le principe de distanciation sociale conduit notamment à préconiser le télétravail pour les personnels civils dès le début du mois de mars, puis pour l’ensemble du DoD. Dans ces conditions, tous les aspects du fonctionnement des armées sont affectés :

  • En mars, l’Army décide de fermer ses centres de recrutement physiques, privilégiant l’utilisation des réseaux sociaux. L’Air Force et la Navy ont adopté la même démarche. Seuls les Marines se distinguent en continuant à ouvrir des bureauxEt à procéder à la coupe de cheveux réglementaire des nouvelles recrues !.
  • La formation élémentaire des personnels est par conséquent ralentie ou stoppée : l’Air Force réduit les effectifs de ses promotions (de 700 à 46 personnes) et impose deux semaines de confinement aux nouvelles recruesBrian W. Everstine, « Goldfein: Coronavirus will have Long-Term Impact on BMT, Military Education », Air Force Magazine, 16 avril 2020.. L’Army a interrompu l’instruction du 6 au 20 avril, ne reprenant ensuite l’entraînement que pour les personnels venant de zones peu contaminées. Le Service compte sur les protocoles mis en place pour constituer une « bulle de sûreté » qui évitera la propagation du virusEllen Mitchell, « Army Resumes Sending Recruits to Basic Training after 2-Week Pause », The Hill, 20 avril 2020..
  • L’entraînement des unités ne cesse pas complètement, mais s’effectue dans des conditions différentes, avec des effectifs réduits pour limiter les risques de propagation du virus. 

L’application des mesures de précaution pose des problèmes particuliers dans la Navy, où la distanciation sociale est difficile à respecter sur les navires. Cela explique la contamination massive enregistrée sur l’USS Theodore Roosevelt, conduisant à l’abandon de sa mission en mer de Chine méridionale et à la mise en quarantaine de tout l’équipage depuis le 26 mars. D’autres foyers se sont déclarés par la suite : le 22 avril, 26 navires ont rapporté des cas de Covid-19 à bord. Cela concerne surtout la Flotte du Pacifique, avec notamment :

  • le porte-avions USS Ronald Reagan, où au moins 16 marins ont été contaminés ;  
  • le destroyer USS Kidd, qui compte 64 cas positifs le 28 avril et doit regagner le port de San Diego.

La situation a conduit la Navy à durcir l’obligation de 14 jours de quarantaine avant déploiement, en exigant le maintien en confinement de tous les personnels pour une durée indéterminée. Ainsi, les marins et aviateurs du Groupe aéronaval de l’USS Ronald Reagan sont confinés dans des conditions strictes dans les casernes de Yokota et Atsugi jusqu’à leur déploiement en juinJohn Ismay, « U.S. Sailors’ New Reality: Confinement on Land and at Sea », The New York Times, 22 avril 2020.. Quant au dernier porte-avions de la Flotte du Pacifique, l’USS Nimitz, son départ du port de Bremerton (Washington), prévu pour juin, est aussi retardé de quelques semaines du fait des procédures de quarantaine et du manque de moyens pour tester l’équipageIbid. Ce retard contraint l’USS Harry S. Truman à rester en mer au-delà de la fin normale de son temps de déploiement.

Les mesures extrêmes prises par la Navy sont rendues nécessaires par la difficulté à disposer d’un nombre de tests suffisant, mais aussi par les limites mêmes du dépistage de ce virus, qui ne garantit pas que les cas négatifs ne se déclarent pas positifs ultérieurementCe phénomène a été constaté sur une partie des marins de l’USS Theodore Roosevelt, devenus positifs à l’issue des quatorze jours de confinement.. La politique du DoD en matière de détection, définie dans une Directive du 9 avril, consiste à réaliser des tests uniquement sur les personnels de la Défense présentant des symptomes, s’ils sont hospitalisés, s’ils viennent de sites « à risque » ou s’ils occupent des postes essentielsUnder Secretary of Defense, Personnel & Readiness, « Force Health Protection (Supplement 6) – DoD Guidance for Coronavirus 19 Laboratory Testing Service », US Department of Defense, 7 avril 2020.. A la mi-avril, le Pentagone effectue environ 9 000 tests par jour ; il annonce le lancement d’une campagne massive couvrant l’ensemble des forces, à un rythme de 60 000 personnes par jour d’ici fin juin. Le dépistage se fera en quatre phases, selon un ordre de priorité :

  • les personnels engagés dans la réponse à la Covid-19, les unités en charge de la dissuasion nucléaire et les forces spéciales seront les premiers testés ;
  • ensuite viendront les autres forces engagées dans les opérations extérieures ;
  • puis les unités de présence à l’étranger et celles qui sont redéployées ;
  • finalement, le reste des forcesPatricia Kime, « Pentagon Switches Gears on COVID-19 Testing, Plans to Screen All Members », Military.com, 24 avril 2020..

Même si certains doutent de la possibilité d’atteindre les objectifs dans le temps prévu, le plan traduit la volonté du DoD de maintenir l’effort sur les forces opérationnelles afin de préserver autant que possible leur aptitude à assurer la défense nationale. Car même si la protection des personnels est importante, elle ne peut passer avant la mission. Un expert du CSIS explique que « les armées ne peuvent attendre 12 ou 18 mois qu’un vaccin soit développé […] car les dommages causés à la disponibilité opérationnelle et à la position de l’Amérique dans le monde seraient trop graves »Mark Cancian, Adam Saxton, « Mission First: US Military Must Train & Recruit during Pandemic », Breaking Defense, 27 avril 2020..

Pour le DoD, comme une grande partie de la communauté stratégique, le contexte international ne s’est pas amélioré durant la pandémie : il reste caractérisé par la compétition stratégique avec les rivaux chinois et russe, tandis que l’Iran poursuit son entreprise de déstabilisation du Moyen-Orient. Dans une certaine mesure, ces menaces pourraient même s’aggraver, car les adversaires pourraient chercher à profiter de la situation. Cette crainte perpétuelle du PentagoneLe risque d’une agression « opportuniste » est depuis longtemps une base de la planification de défense, conduisant à préparer les armées pour au moins deux engagements simultanés. explique la multiplication des déclarations des responsables civils et militaires, visant à assurer les rivaux que la puissance militaire américaine n’est pas entamée par la Covid-19.

Le commandant de l’Air Education and Training Center justifie début avril la poursuite de l’entraînement des pilotes dans la mesure où « nos adversaires [« near-peer adversaries »] observent la manière dont nous répondons à cette menace sanitaire massive »« Air Force Lt. Gen. Webb Press Briefing on Protecting Air Force Training Pipelines », US DoD, 10 avril 2020.. Ils doivent constater que les forces américaines restent « capables d’opérer dans le contexte de la Covid »Paul McLeary, “COVID-19 Spreads to USS Nimitz; DoD Must ‘Operate in a COVID Environment’”, Breaking Defense, April 9, 2020. https://breakingdefense.com/2020/04/covid-19-spreads-to-uss-nimitz-dod-must-operate-in-a-covid-environment/, explique le numéro deux du DoD, David Norquist. En particulier, il faut convaincre que les Etats-Unis sont toujours en mesure de défendre leurs intérêts dans le Pacifique, en dépit des déboires des porte-avions. Le 14 avril, lors d’une conférence de presse conjointe, Mark Esper et le Chairman of the Joint Chiefs of Staff, le général Mark Milley, s’emploient à démontrer la « résilience » des forces armées, en soulignant que les opérations extérieures se poursuivent partout dans le mondeDavid Vergun, « DOD Continues Global Military Operations even as it Battles COVID-19 », DoD News, 15 avril 2020.. Selon le général Milley, la disponibilité opérationnelle « est toujours élevée, toujours solide et nous sommes capable de dissuader et vaincre toute tentative de tirer parti » de la crise. 

Ce discours témoigne néanmoins de l’inquiétude quant à la dégradation de la disponibilité opérationnelle, exprimée dans la communauté stratégique et chez les parlementaires, surtout dans les milieux les plus attachés à l’entretien d’une défense « forte » (courant que l’on peut qualifier « d’hégémoniste »). Et pour eux, au-delà du problème posé la gestion de la Covid-19 dans les forces, le coût de la crise actuelle risque d’avoir un impact négatif sur l’effort de restauration de la suprématie militaire entrepris depuis 2018.

Le Congrès a certes pris rapidement des mesures permettant au DoD de bénéficier de crédits supplémentaires pour faire face à la situation : le CARES ActLe Coronavirus Aid, Relief and Economic Security Act débloque un total de 2 000 milliards USD, dont 300 milliards d’aides directes aux Américains en difficultés financières. adopté le 27 mars débloque 10,4 milliards USD utilisables jusqu’au 30 septembre pour financer l’engagement des forces régulières et de la Garde nationale, ainsi que les activités du Defense Health Program. Mais cela semble très insuffisant aux « hégémonistes », qui craignent à la fois :

  • que la réponse à la pandémie n’ait affaibli les ressources des armées à court terme ;
  • et qu’à plus long terme, les conséquences économiques de la crise sanitaire ne pèsent sur le budget fédéral et donc sur celui de la défense.

Cette question va être au centre du débat accompagnant la préparation de la loi de financement de la défense pour 2021. Un groupe bipartisan de sénateurs a déjà suggéré au Secrétaire à la Défense de présenter le montant des besoins engendrés par la réponse à la pandémieLettre au Secrétaire à la Défense du 23 avril 2020, co-signée par Joni Ernst, Thom Tillis, Rick Scott, Kyrsten Simena, John Coryn, Kelly Loeffler et Dan Sullivan., pour en tenir compte dans le prochain budget. Toutefois, les Démocrates, majoritaires à la Chambre, semblent hostiles à une augmentation supplémentaire des crédits, surtout si elle ne reflète pas une révision des priorités. Ils peuvent être rejoints par une partie des Républicains, qui militent toujours pour restreindre la dépense fédérale, même s’ils ont dû accepter de voter une intervention massive de soutien à l’économie ; contenir la progression de la dette reste pour eux l’objectif prioritaire. Une experte conservatrice y voit une menace pour la mise en œuvre de la National Defense Strategy, déjà fragile avant la pandémie puisque le budget ne progresse plus en 2020. De nouvelles restrictions obligeraient les armées à « sacrifier les priorités dans tous les domaines, que ce soient les volumes de forces, la disponibilité opérationnelle ou la modernisation »Mackenzie Eaglen, Covid-19's Impact on the Defense Budget and Defense Supply Chain, CSIS Online Event, 27 avril 2020..

Le débat politique sur l’entretien de l’effort de défense se poursuit donc pendant la pandémie, qui n’a fait que consolider les positions de chaque camp. Malgré les appels de certains experts à revoir les objectifs stratégiques dans le « monde d’après »Voir, par exemple, David Arno, Nora Bensahel, « Five Ways the U.S. Military will Change after the Pandemic », War on the Rocks, 2 avril 2020., le DoD refuse encore de remettre en cause la focalisation sur la compétition stratégique et la préparation de la prochaine guerre qui doivent néanmoins s’envisager dans un contexte de contraintes sanitaires durables.