Cet article a été rédigé à la suite du webinar du programme Japon « Covid-19 crisis management: a comparative presentation of the Japanese and French models » organisé le 22 mars 2021.
L’épidémie de Covid-19 et sa gestion par le Japon ont mis en évidence plusieurs éléments qui font de l’archipel une exception dans la gestion et les conséquences de la crise. Le Japon a été confronté aux mêmes interrogations, concernant notamment l’adaptation du système de santé, que beaucoup de grands pays occidentaux. Les mesures adoptées ont été beaucoup moins rapides ou autoritaires qu’en Corée du Sud, à Taïwan ou en République populaire de Chine (RPC). Pourtant, comme ses voisins démocratiques en Asie, et sans appliquer le « modèle chinois » très contraignant, l’épidémie n’a pas connu de flambée massive dans l’archipel.
Toutefois, si le système de santé et d’assurance sociale au Japon est très performant, il s’est trouvé, comme en France, confronté aux problèmes d’accueil en réanimation. Le nombre total de lits d’hôpital au Japon est important, 13 pour 1 000 habitants. Mais ces lits sont pour près de 80 % concentrés dans le secteur privé, qui décide seul de l’ouverture de nouveaux lits consacrés aux patients COVID. Les contraintes qui pèsent sur la possibilité de se faire tester massivement ont également été critiquées. Ces contraintes entraînent une sous-estimation des cas déclarés. Toutefois, la réalité du nombre très faible de décès – sans rapport avec la situation qui prévaut en Europe ou aux Etats-Unis – ne peut être niée, dans un système politique où la liberté de la presse – contrairement à la situation chinoise – interdit tout camouflage à grande échelle.
La crise a également mis en évidence les contraintes constitutionnelles qui pèsent sur la gestion des crises au Japon. Les autorités centrales ont un pouvoir limité. La protection des libertés individuelles et le droit de la propriété interdisent toute prise de décision invasive de la part des autorités.
Le Japon s’est appuyé initialement sur une campagne de prévention fondée notamment sur la stratégie des « trois C » (三密). Cette stratégie insiste sur la nécessité d’éviter les situations suivantes : un espace confiné, un regroupement de foule et des contacts animés. Plus que le confinement obligatoire, cette stratégie originale est jugée efficace, notamment en l’absence de progression massive de l’épidémie. Le Japon a également fait le choix d’un lock down souple, qui conseille la fermeture des bars et restaurants à 20 heures, l’accompagnant d’un soutien financier.
Au-delà du débat constitutionnel et politique, la gestion de la crise de la Covid-19 au Japon a toutefois réveillé un débat récurrent sur la marge de manœuvre de l’exécutif dans la mise en place de procédures en situation d’urgence et de gestion de crise. On retrouve ces contraintes dans le lancement prudent et tardif de la campagne de vaccination, pour laquelle le Japon est plus proche du modèle français que des modèles britannique ou israélien, en dépit de la pression des Jeux olympiques qui doivent se tenir au mois de juillet.
Les spécificités du Japon face à la Covid-19
Un an après le début de l’épidémie, le Japon a donc pris la décision de conserver une stratégie qui se distingue de celle de ses voisins asiatiques par plusieurs aspects : le pays pratique très peu de tests, le nombre de lits de réanimation n’a pas été drastiquement augmenté, et aucun confinement sévère n’a été mis en place. Le seul point commun aux pays d’Asie et du Pacifique est le caractère très strict de la fermeture des frontières, que l’Union européenne, pour des raisons diplomatiques et géographiques, peut difficilement mettre en place. Cette fermeture, dans le cas du Japon, a été étendue pendant plusieurs mois aux étrangers résidents permanents dans l’archipel.
En dépit de cette absence de mesures fortes, le Japon a été peu touché par le virus. Au mois de mars 2021, le taux de prévalence dans l’archipel ne dépassait pas 5 pour 100 000 habitants avec un nombre total de cas détectés de 454 000. Le nombre de cas quotidien est de 1 500 en moyenne, et, au pic de l’épidémie au mois de janvier 2021, il n’a pas dépassé 7 000 pour tout le territoire. En dépit de la proportion élevée de personnes âgées au Japon, le nombre de morts, même s’il a pu être légèrement sous-estimé, était de 8 750 au 22 mars 2021, ne dépassant pas quelques dizaines par jour. Paradoxalement, le nombre de décès en 2020 a été réduit de 35 %, une exception dans le monde, en raison notamment des précautions accrues prises par les personnes très âgées, en conséquence moins touchées par la grippe annuelle.
Comme les autres pays d’Asie, le Japon bénéficie de conditions liées sans doute aux modes de vie et aux habitudes alimentaires qui semblent jouer un rôle protecteur : les contacts physiques en société et même en famille sont très limités, le niveau d’hygiène est traditionnellement très élevé (habitude de se laver les mains par exemple). Le masque est porté très régulièrement au printemps et en hiver pour se protéger des allergies, éviter de contaminer en cas d’infection ou d’être contaminé. Dans le cas de la grippe annuelle, la consigne, pour ne pas mettre « en danger » ses collègues – et la bonne marche de l’entreprise –, a toujours été de rester chez soi. Enfin, le régime alimentaire protège d’un taux d’obésité trop élevé (le pourcentage d’hommes obèses n’est que de 3 % au Japon), et de certaines comorbidités plus présentes dans les sociétés occidentales.
En revanche, en dehors du port du masque, « l’esprit civique » souvent mis en avant ne constitue pas un facteur aussi puissant que ce qu’on imagine parfois à l’étranger. Le nombre de clusters apparus dans les quartiers liés à la vie nocturne est là pour le rappeler. En revanche, la crainte de la stigmatisation est un facteur qui joue un rôle non négligeable pour limiter les comportements à risque de certains. Toutefois, le fait que les autorités de santé rappellent que les célébrations de fin d’année fiscale, en mars, de réussite aux examens et les rassemblements pour admirer les cerisiers doivent être réduits démontre que les Japonais peuvent aussi se montrer imperméables aux conseils de prudence sanitaire.
Les défis de la gestion des crises
En matière de gestion de crise, la pandémie de Covid-19 a posé à la puissance japonaise des défis spécifiques, liés aux contraintes du système politique. Le Japon est confronté au risque constant de catastrophes naturelles, tremblements de terre, tsunamis, éruptions volcaniques, typhons, inondations, glissements de terrain, et c’est le tremblement de terre de Kobe, qui avait fait plusieurs milliers de morts en 1995, qui a permis de renforcer la capacité de réaction du gouvernement en la matière et la mobilisation des forces d’autodéfense.
Depuis 2015 un livre blanc sur la gestion des catastrophes est publié annuellementJapan White Paper on Disaster Management, bousai.go.jp, Tokyo, 2020.. L’accent est mis sur les catastrophes naturelles ainsi que, dans le prolongement de l’accident de Fukushima, sur les accidents nucléaires consécutifs ou non à des catastrophes naturelles. Les mesures proposées sont très détaillées, et dessinent une stratégie fondée sur la prévention, la réduction des conséquences et la construction d’une « résilience » de la société et des institutions. Depuis 2018, le Japon a mis en place un « Plan de résilience national », qui s’adresse à la société dans son ensemble, de la population aux entreprises. Le plan prévoit notamment des mesures pour aider les petites et moyennes entreprises, qui constituent un élément encore très vivace du tissu économique de l’archipel, y compris dans le secteur industriel.
La pandémie de Covid-19 présente toutefois des défis différents de ceux posés par la catastrophe, et qui sont liés à l’imprévisibilité des conséquences et de la gravité, rendant d’autant plus complexe la prise de décision politique. En 2009, les bilans effectués à l’issue de l’épidémie de H1N1 avaient conclu à la nécessité de renforcer les capacités d’accueil en réanimation du secteur public, ainsi que les capacités de test, sans que ces conclusions soient suivies d’effet. A ce titre, le Japon diffère peu de pays occidentaux comme la France, qui ont suivi la voie d’une réduction des moyens accordés au secteur de la santé.
La spécificité du Japon vient du fait que, en situation de pandémie, le gouvernement japonais, pour des raisons historiques, dispose de peu de moyens contraignants et que ces derniers sont strictement encadrés. Ainsi, les mesures adoptées depuis plusieurs années pour répondre à une épidémie de grippe ne peuvent être transposées à une pandémie différente. Toute mesure de confinement ne peut être que « conseillée » et non « imposée » ; jusqu’au mois de mars 2021, aucune sanction n’était prévue par la loi. Les recommandations sur la fermeture des bars et restaurants, sur le télétravail ou la fermeture des écoles font l’objet de négociations complexes avec les autorités locales, dans un système très décentralisé. Le Japon dispose aussi de peu de moyens de pression sur le secteur privé de la santé, qui gère 80 % des lits de réanimation dont dispose l’archipel, pour mettre ces lits à disposition des patients Covid.
Dans ce contexte, la fermeture des frontières et la multiplication des tests et des quatorzaines pour les Japonais ou les résidents de retour dans l’archipel constituent les principales mesures de contrôle, au risque de peser sur l’image internationale du Japon et de mettre en cause la montée en puissance du tourisme, devenu un facteur de croissance significatif avant l’épidémie de Covid-19. En dépit de l’organisation des Jeux olympiques, le contrôle l’a emporté pour rassurer la population japonaise.
Au niveau national, la stratégie choisie, possible en raison du faible nombre de cas, a été celle d’une troisième voix de « coexistence » avec le virus, différente de la stratégie d’éradication choisie par la Chine et d’autres pays de la région. Cette stratégie répond au double objectif de contrôler une flambée éventuelle des contaminations, en améliorant la détection et le contrôle des variants les plus récents « importés » de l’étranger, tout en préservant le tissu économique, comme le recommande le ministre de l’économie (METI). Selon un modèle que l’on peut retrouver dans d’autres pays, y compris la France, confrontés aux mêmes dilemmes, l’expertise médicale a été progressivement équilibrée par la prise en compte des intérêts économiques.
Constituée au mois de juillet 2020, la sous-commission gouvernementale sur la Covid-19 rassemble des experts des maladies infectieuses mais aussi des économistes, un gouverneur de préfecture représentant des autorités locales et un journaliste. Il s’agissait pour les autorités, de répondre à la question de la prise de responsabilité et d’élargir le champ des consultations pour faciliter une prise de décision plus équilibrée. A ce titre, les débats suscités au Japon par la gestion de la crise sont proches de ceux qui se sont développés dans l’ensemble des pays démocratiques – entre contrôle et refus de la paralysie. Pour Tokyo, la stratégie choisie consiste à prendre des mesures de prévention épidémique tout en préservant les activités économiques et sociales. Le coût économique est en effet important, même si la récession est moindre que celle que des pays comme la France ont connue (- 4% pour l’ensemble de l’année 2020).
Toutefois, si le Japon connaît des taux de contamination et de létalité de la Covid-19 très bas, il partage avec la France, et plus globalement avec plusieurs pays de l’Union européenne, des interrogations qui portent sur l’incapacité à trouver un vaccin, dans des pays où la recherche sur les maladies infectieuses et l’industrie pharmaceutique ont longtemps été en pointe, mais aussi sur la lenteur de la vaccination. Le premier élément peut remettre en cause le statut de puissance innovante de l’archipel, qui, dans un contexte de rivalité avec la Chine, est un élément important. En ce qui concerne le deuxième point, comme en France, mais sans l’urgence du grand nombre de victimes, la méfiance de la population a été prise en compte pour expliquer la lenteur du programme de vaccination, qui ne devrait s’étendre progressivement qu’à partir du mois d’avril 2021. Comme en France, une opinion publique initialement réticente juge désormais, à plus de 65 % selon un sondage de l’Institut Kyodo News publié au mois de mars 2021, que le rythme des vaccinations au Japon est trop lent.
Si la crise a moins frappé l’archipel, lui permettant de conserver une importante marge de manœuvre, celle-ci n’est pas terminée. Les conclusions du Covid-19 advisory board du ministère de la Santé, qui s’est réuni pour la 26ème fois le 3 mars 2021, exprime son inquiétude devant la montée en puissance des virus mutants, en dépit de la fermeture des frontières, et appelle à accélérer les campagnes de tests ainsi que les vaccinations tout en renforçant la flexibilité du système médical pour mieux répondre aux évolutions de la pandémieNational Institute of Infectious Disease Report, March 3, 2020..
Dans le traitement de la pandémie, le Japon offre donc un modèle qui ne peut être universalisé, mais dont certains points peuvent être adaptés à d’autres sociétés. En revanche, la question de la robustesse et de la réactivité du système de gestion des crises, en cas de flambée majeure de l’épidémie, se pose dans l’archipel comme dans le reste du monde et peut faire l’objet d’échanges multilatéraux impliquant l’ensemble des acteurs dans le monde, dont l’OMS dans un cadre multilatéral.