Notes de la FRS

Covid-19 : comment mieux se préparer aux risques exceptionnels ?

La pandémie de Covid-19 a fait prendre conscience brutalement des vulnérabilités des sociétés face au risque représenté par les maladies infectieuses émergentes, y compris dans des pays disposant de dispositifs de prévention et de réponse pourtant régulièrement révisés et renforcés. Cette crise, qui met à rude épreuve les systèmes de santé des pays les plus affectés, est à l’origine de conséquences sociales, sociétales et économiques d’une ampleur inédite depuis 1945. Ce constat doit conduire à faire évoluer et à maintenir dans le temps les capacités de résister aux catastrophes exceptionnelles futures, y compris celles liées au changement climatique.

Les maladies infectieuses à transmission respiratoire : le souvenir lointain d’une époque révolue

Il y a un peu plus d’une décennie, la pandémie de grippe H1N1 se soldait en France par un bilan modéré, l’estimation a posteriori atteignant quelques milliers de victimes. Qui aurait alors imaginé une situation où les autorités de très nombreux pays ordonneraient le confinement de toute leur population pour tenter de freiner la propagation d’une maladie infectieuse émergente ? Lors de la préparation du plan national « Pandémie grippale » de 2011Plan national de prévention et de lutte « Pandémie grippale », SGDSN, octobre 2011., le seul fait d’envisager la fermeture simultanée de tous les établissements scolaires de notre pays avait suscité des objections portant à la fois sur le réalisme et l’intérêt d’une telle mesure. Un article du journal médical The LancetSimon Cauchemez, Neil Ferguson, Claude Wachtel et al., « Closure of Schools during an Influenza Pandemic ». Lancet Infect Dis. 2009; 9: 473-481. de 2009 en avait pourtant encouragé l’adoption, estimant qu’elle pouvait avoir un effet significatif dès lorsqu’elle était prise précocement, mais ses inconvénients – notamment les problèmes de garde d’enfants ou d’examens – semblaient interdire d’y avoir recours. Quant au principe du confinement tel qu’il est appliqué au niveau national, il figure dans le plan de 2011 et ses fiches de mesures au travers de ses composantes : limitation des déplacements ; télétravail ; interruption de transports publics ; fermeture des établissements d’enseignement ; continuité pédagogique ; restriction des rassemblements et spectacles ; limitation des activités cultuelles, professionnelles, sociales et associatives ; protection des personnes vulnérables et solidarité locale ; approvisionnement alimentaire. Cette présentation détaillée permet de moduler les différents aspects du confinement en fonction de la situation.

La grippe espagnole de 1918-1919John M. Barry, The Great Influenza, Penguin, Londres, 2005. était parfois donnée en exemple de ce qu’il fallait craindre d’une pandémie de grippe due à un nouveau virus, avec jusqu’à 200 000 décès estimés rien que pour la France, mais il était aussi rappelé qu’elle avait souvent touché des pays affaiblis par la guerre. Dans un pays moderne, évoquer de tels chiffres se heurtait à un scepticisme général que les conséquences de la pandémie de 2009, finalement plus modérées que prévu, ont conforté. Bien sûr, la pandémie de SIDA a engendré un véritable traumatisme à partir des années 1980 mais la cinétique plus lente de la crise et le mode de transmission ont créé des conditions extrêmement différentes. Il y a ainsi eu plusieurs phases dans cette crise sanitaire, avec pendant les premières années une forme de mise à distance par une partie de la population qui, croyant le risque limité à certaines communautés, ne se sentait par concernée. Puis, après une mobilisation exceptionnelle, une certaine normalisation a pu s’instaurer, fondée en partie sur l’habitude et des croyances erronées (en particulier s’agissant de l’existence de traitements curatifs)Michel Setbon, « La normalisation paradoxale du sida », Revue Française de Sociologie, vol. 41, n° 1, 2000, pp. 61-78.. Bien que la crise ait été bien plus réduite dans son ampleur, la menace représentée par l’épidémie Ebola en Afrique de l’Ouest, à partir de 2014, a fait prendre conscience des vulnérabilités des sociétés et de leurs systèmes de santé face à l’émergence de maladies graves dans un monde interconnecté. Il n’y avait cependant pas de transmission aérienne et les pires craintes ne se sont pas matérialisées. La prévention de la transmission des maladies par voie aérienne est en effet une problématique particulièrement complexe. Le SRAS comme le H1N1 en sont des exemples, mais le nombre finalement limité de victimes, notamment en Europe et en Amérique du Nord, a freiné la prise de conscience de ce qui nous menaçait. Ces crises, qui avaient pourtant conduit à identifier une grande partie des enjeux, n’ont donc pas permis de faire évoluer les dispositifs de prévention, préparation et réponse autant que ce qui aurait été nécessaire.

Les maladies infectieuses n’étaient plus désormais pour beaucoup, dans les pays développés, qu’un lointain souvenir, en raison du développement des systèmes de santé et du perfectionnement des techniques médicales, ainsi que de la mise au point d’outils diagnostiques et de traitements prophylactiques ou curatifs, avec un accès aisé aux vaccins, antibiotiques ou antiviraux. Les experts redoutaient toujours ces maladies mais leurs mises en garde rencontraient peu d’écho hors des milieux médicaux spécialisés et du monde scientifique.

Une stratégie impensable dans nos sociétés modernes… mais efficace

Beaucoup attendaient un virus de la grippe ; c’est un nouveau coronavirus redoutable qui a émergé fin 2019. La typologie des réactions des autorités politiques et sanitaires de par le monde, au cours d’une première phase parfois prolongée, a reflété la difficulté d’appréhender la complexité de telles crises sanitaires par définition multifactorielles, pouvant aller d’une sous-estimation de l’impact potentiel au niveau d’une nation jusqu’à un déni de la gravité de la menace. Ces comportements traduisent souvent le refus d’envisager, voire l’incapacité, de se représenter une évolution vers un scénario extrêmement défavorable à un moment où la cinétique même de la crise fait que les chiffres semblent faibles. Cela peut aussi exprimer une résistance à agir de façon précoce en situation d’incertitude face au risque d’être mis en défaut par la suite. La nature du pouvoir et les rapports de force internes ont pu, dans certains pays, exacerber cette tendance, avec la tentation, voire des tentatives, de dissimuler la propagation de la maladie et le nombre de décès. En outre, les incertitudes scientifiques et les convictions propres des experts nationaux ont également contribué à l’adoption de réponses différentes, comme l’illustrent les controverses à propos de la pertinence de chercher à acquérir une immunité collective.

Après la détection des premiers cas de Covid-19 en Chine, la phase de minimisation par les autorités de la sévérité de l’épidémie, période qui s’est traduite par l’arrestation de plusieurs lanceurs d’alerte actifs sur les réseaux sociaux, n’aura finalement duré que relativement peu de temps. Par comparaison, lors la crise du SRAS en 2002-2003, qui a induit un tournant dans la politique chinoise en matière de gestion des épidémies de maladies infectieuses, cette phase de dissimulation avait duré plusieurs mois et les autorités chinoises avaient refusé l’assistance internationaleFiona C. Goldizen, « From SARS to Avian Influenza: The Role of International Factors in China’s Approach to Infectious Disease Control », Annals of Global Health, vol. 82, n° 1, 2016, pp. 180-188. Elisande Nexon et Antoine Bondaz, « Un état de guerre sanitaire en Chine et une menace internationale », Notes de la FRS, n° 4/20, 13 février 2020.. S’agissant du Covid-19, des mesures drastiques ont été prises par un pouvoir central à qui les autorités locales avaient probablement caché la gravité de la situation au niveau local, voire national, et qui prenait la mesure du piège politique dans lequel il risquait d’être pris. Il s’en est suivi le confinement de Wuhan, cité de onze millions d’habitants, ainsi qu’un confinement plus difficile à caractériser dans d’autres villes mais s’appliquant à plusieurs dizaines de millions de personnes. Personne ne sortait de son habitation, le ravitaillement étant déposé devant les portes. La logistique suivait, en grande partie assurée par l’armée. Les autorités chinoises ont eu recours au déploiement de solutions technologiques telles que des robots pour la livraison de produits de première nécessité, des applications de télémédecine ou des drones pour la surveillance du respect du confinement par les populationsBernard Marr, «Robots And Drones are now Used to Fight COVID-19 », Forbes, 18 mars 2020., rappelant que la robotique et l’intelligence artificielle font partie des dix secteurs considérés comme prioritaires dans le cadre de l’initiative Made in China 2025.

Une analyse rétrospective semble bien indiquer que les plus hautes autorités du pays ont retardé de quelques jours l’annonce de l’ampleur de l’épidémie, permettant des rassemblements et mouvements de population de grande envergure dans le cadre des vacances du Nouvel An lunaire. Si la Chine n’est pas le seul pays dont les autorités ont fait preuve d’hésitations initiales« China didn’t Warn Public of Likely Pandemic for Six Key Days », AP, 16 avril 2020., ce délai au début de ce qui allait devenir une pandémie a selon toute vraisemblance eu un impact majeur sur la dynamique de propagation du virus au niveau international. Ces faiblesses, empreintes d’opacité, de la réponse initiale chinoise et les efforts visant à déployer une diplomatie sanitaire restent fortement décriés dans le monde occidental. Nombre d’observateurs considèrent aussi que le chiffre réel est vraisemblablement beaucoup plus important que les quelques milliers de décès officiellement annoncés mais, a contrario, il faut aussi tenir compte du fait que le confinement à Wuhan a été beaucoup plus strict et donc probablement plus efficace que celui réalisé dans les pays européens. Mais que les chiffres diffusés par les autorités chinoises soient exacts ou largement sous-estimés, force est de constater que le résultat sur le terrain est là : l’épidémie s’est presqu’éteinte à Wuhan et l’efficacité de la stratégie chinoise de confinement est un fait avéré, même si le risque de vagues ultérieures n’a pas pu être écarté.

Pour les Etats de la vieille Europe qui espéraient que l’épidémie resterait confinée à la Chine, adopter une telle stratégie était encore impensable en janvier, en premier lieu parce qu’elle se fondait sur une restriction des libertés individuelles, en second lieu parce que les populations concernées étaient souvent considérées comme trop indisciplinées pour respecter de telles mesures, mais également parce que la gravité des conséquences de l’épidémie n’avait pas toujours été perçue. Pourtant, en se fondant sur l’impact du virus grippal pandémique de 2009 qui aurait touché en France de l’ordre de 10 % de la population, valeur faible pour un virus nouveau, il était déjà possible d’estimer une valeur plausible du nombre de décès que pouvait entraîner une affection tuant jusqu’à 2 à 3 % des malades identifiés en l’absence de mesures drastiques.

A ce titre, la couverture médiatique des premiers jours de la situation sanitaire catastrophique de l’Italie, fin janvier, a probablement contribué à la prise de conscience de nombre de responsables, en Europe et hors d’Europe, comprenant que le même sort allait frapper leurs pays avec seulement un décalage dans le temps s’ils attendaient davantage pour prendre des mesures énergiques. Cette situation a crédibilisé les craintes également exprimées par les spécialistes de la modélisation des épidémies.

Fin février, une étude portant sur un millier de patients chinois diagnostiqués a également largement contribué à changer la donne en mettant en lumière des différences préoccupantes avec les caractéristiques cliniques du virus de la grippeWei-jie Guan et al., « Clinical Caracteristics of Coronavirus Disease 2019 in China », The New England Journal of Medicine, 28 février 2020..

Dans de nombreux pays, l’annonce initiale d’un risque modéré (en dehors de la Chine) et la comparaison avec la grippe saisonnière, présentée comme plus meurtrière, ont sans doute été, au moins initialement, préjudiciables à la mise en place peu de temps après d’une réponse imposant des mesures de plus en plus contraignantes et nécessitant une forte adhésion des élus et des citoyens. Elle représente en effet par bien des aspects un changement de paradigme. Il subsiste une croyance, pourtant démentie par la réalité, qu’il est indispensable, quoi qu’il arrive, de commencer par rassurer une population soumise à un grave danger, faute de quoi il s’en suivra une panique meurtrière qui pourra faire plus de victimes que l’événement lui-mêmeClaude Wachtel, « Les réactions du public à l’alerte en situation d’urgence », Université Pierre et Marie Curie, octobre 1985.. Amplifiés par les médias et les réseaux sociaux, ces messages relativisant initialement le risque, suivis de recommandations perçues comme contradictoires, ont pu contribuer à susciter de l’incompréhension dans le monde.

Au-delà des conséquences des choix antérieurs en matière de préparation, cette crise montre en premier lieu la difficulté d’appréhender et d’accepter, tant pour les décideurs que pour la population, une situation qui sort du cadre connu – ce même si elle a pu être envisagée d’un point de vue théorique. Certaines incompréhensions peuvent résulter de la complexité à communiquer sur des prévisions amenées à être régulièrement réévaluées en fonction de l’évolution dans le temps de multiples facteurs. De même, exprimer l’incertitude est un exercice difficile pour nombre de décideurs mais aussi de scientifiques, parfois par excès de confiance ou au contraire par crainte d’être perçu comme indécis. Or l’invalidation des certitudes s’avère bien souvent plus déstabilisante pour le public que l’aveu de l’incertitude, risquant d’affecter la confiance et donc d’être préjudiciable à l’efficacité d’une réponse fondée sur l’adhésion du plus grand nombre.

Du confinement au port du masque généralisé, les pays européens à l'épreuve

Fin janvier 2020, acculé par une augmentation rapide de la mortalité et du nombre de personnes en réanimation mettant en péril le système sanitaire du pays, le Premier ministre italien n’a vu d’autre solution que d’imiter l’exemple chinois sur une zone étendue mais moins urbaine, et cela avec l’aide des forces de l’ordre. Le tabou du respect de la liberté individuelle a cédé face à l’urgence sanitaire et l’intérêt collectif. Les autorités italiennes ont étendu ensuite rapidement le confinement à l’ensemble du pays. La France a suivi, passant en quelques jours de l’optimisme, avec une apparente absence de circulation du virus, au réalisme généré par l’extension rapide de l’épidémie à partir d’un rassemblement évangélique à Mulhouse entre les 17 et 24 février, en faisant l’une des principales sources de propagation sur le territoire nationalLaeticia Cherel, Abdelhak El Idrissi (Cellule Investigation de Radio France), « ‘La majorité des personnes étaient contaminées’ : de la Corse à l’outre-mer, comment le rassemblement évangélique de Mulhouse a diffusé le coronavirus dans toute la France », 28 mars 2020.. D’autres pays, dont l’Espagne, ont également mis en place de telles mesures, avec quelques différences liées aux capacités du système de santé ou aux hésitations des autorités face à une réduction des libertés individuelles. Certains pays européens ont adopté des stratégies moins contraignantes, encourageant d’abord la population à pratiquer la distanciation sociale et le confinement sans les rendre obligatoires, avant qu’une partie d’entre eux ne soient néanmoins contraints de durcir le dispositif. Quelques pays, dont le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la Suède, ont aussi fait le pari de l’immunité collective en dépit des recommandations de la majorité des scientifiques qui jugeaient le risque trop important. Au Royaume-Uni, une augmentation rapide du nombre de morts et des projections catastrophiques ont rapidement incité le gouvernement à changer de cap et à imposer le confinement. Se refusant à adopter officiellement cette approche, les autorités néerlandaises ont également été contraintes de progressivement renforcer les règles de fermeture de certains établissements et commerces tout en incitant les habitants à rester chez eux le plus possible et à limiter leurs contacts. La Suède fait désormais figure d’exception dans ce paysage. Dans l’exemple suédois, il s’agit davantage d’une différence de méthode de mise en œuvre que de nature des recommandations – distanciation sociale, recommandation d’isolement en cas de symptômes, etc., mais les commerces n’ont pas été fermés et le nombre et les motifs de sorties n’ont pas été limités. Anticipant une crise de long terme, les autorités sanitaires suédoises en charge de la réponse ont préféré miser sur la responsabilité individuelle et le civisme pour favoriser l’adhésionRichard Milne, « Swedish Ministers Defend Resisting Coronavirus Lockdown », Financial Times, 16 avril 2020.. Mi-avril, un taux de mortalité comparativement plus élevé en Suède que chez ses voisins nordiques ayant adopté un semi-confinement y a suscité des critiques croissantes contre ce modèleJon Henley, « Critics Question Swedish Approach as Coronavirus Death Toll Reaches 1,000 », The Guardian, 15 avril 2020..

L’Allemagne représente un cas atypique en Europe, le taux de mortalité étant resté bas malgré un nombre élevé de personnes contaminées. Pouvant s’appuyer sur les capacités industrielles propres du pays et un grand nombre préexistant de places en réanimation, les autorités allemandes, qui ont fini par opter pour le confinement, ont surtout pu faire le choix de déployer une stratégie inspirée de celle de la Corée du Sud, avec la réalisation d’un nombre très important de tests (non limités aux seuls cas sévères) alliée à une politique de traçage et de recherche des chaînes de transmissionPaul Carrel, Jörn Poltz, « It was the Saltshaker: How Germany Meticulously Traced its Coronavirus Outbreak », World Economic Forum, 12 avril 2020..

Plusieurs pays d’Europe de l’Est, peu enclins à un confinement drastique, préfèrent encourager une politique de port systématique du masque par la population générale, associée à des mesures strictes d’hygiène, mais sans disposer toujours des moyens suffisants. Une large partie des autres pays européens évoluent actuellement vers une généralisation du port du masque en période de circulation du virus, y compris dans la population générale, que ce soit en complément des mesures prises dans le cadre du confinement ou à partir de la phase de déconfinement. Cette évolution est sous-tendue notamment par le risque d’une crise économique s’aggravant en l’absence de reprise d’activité. L’extension du port des masques, ne correspondant pas à des normes précises, est une démarche ambigüe, intéressant les Etats européens mais qu’il leur est parfois difficile d’encourager trop formellement car les règles européennes imposent, pour la sécurité au travail, l’application de normes rigoureuses pour les masques, exigeant des processus de fabrication complexes qu’il n’est pas possible d’imposer à une production souvent artisanale. Là se situe la différence entre la planification indispensable pour guider le décideur et la vie réelle, qui peut l’obliger à passer outre des règles établies, sous sa propre responsabilité. Les optimistes verront dans cette démarche d’accorder une plus grande importance au port du masque en perspective d’un déconfinement la confirmation d’une harmonisation concertée de la réponse européenne. Les pessimistes considéreront qu’il s’agit seulement d’une copie forcée entre voisins confrontés aux mêmes difficultés : crainte d’un engorgement des services d’urgence des hôpitaux, manque de moyens homologués de protection et de tests de confirmation de la maladie, urgence de la reprise économique, etc.

Mais que ce soit en Europe ou dans le reste du monde, y compris dans les pays asiatiques qui affichent des résultats positifs, la perspective du déconfinement est, pour les autorités, étroitement associée à la crainte de la survenue de vagues successives qui pourraient résulter notamment d’une réintroduction de la maladie par des personnes infectées venant ou revenant de l’étranger.

A l’heure du bilan, il faudra déterminer si les quelques variantes de stratégie, dont la mise en œuvre dépend aussi des caractéristiques des populations et notamment de leur discipline, auront toutes eu l’efficacité recherchée. La propagation de la maladie n’a pas eu lieu de façon concomitante et au même rythme dans tous les pays européens (et au sein de ces pays). Certains ont été touchés avec un décalage dans le temps, leur permettant d’observer les conséquences de l’épidémie dans les pays affectés en premier et ainsi de mettre en œuvre des mesures de prévention plus précocement par rapport à la propagation du virus. Ce décalage a également pu conduire certains décideurs à penser que le risque pouvait être maîtrisé eu égard aux faibles nombres de patients contaminés et de décès enregistrés à un moment donné, alors que le pays n’en était en réalité qu’au début d’une courbe ascendante. Ce problème d’appréciation a alors pu entraîner un retard de mise en œuvre de mesures drastiques.

Les pays d’Europe regardent aussi avec intérêt l’exemple de certains pays d’Extrême-Orient qui semblent s’être affranchis des mesures de confinement. Attention toutefois aux solutions miracles ! Chaque pays et chaque population a ses particularités. La Corée du Sud fascine avec ses 51 millions d’habitants, 10 500 cas répertoriés et « seulement » 225 décès au 15 avril 2020. La sophistication de son système de prélèvement, les « masques et tests pour tous » suscitent l’admiration, sans expliquer complètement comment la stratégie utilisée a pu se traduire par une telle réussite sans confinement généralisé. De tels exemples exigent d’être analysés avec soin pour comprendre comment ces mesures ont interagi et si l’exemple est reproductible. N’oublions pas que Singapour, d’abord enviée pour sa stratégie de mitigation rapide de l’épidémie, s’est retrouvée avec une « deuxième vague » qui l’a contrainte à adopter des mesures plus drastiques de confinement.

A la fin de la pandémie, alors que la tentation de passer à autre chose sera grande et que les différents gestionnaires de la crise seront déjà mobilisés par d’autres missions, l’organisation d’un retour d’expérience sera indispensable pour faire évoluer les dispositifs qui permettront de faire face aux crises futures. Il s’agira notamment d’étudier l’efficacité des mesures adoptées dans les différents pays en regard de leur contexte particulier, de mettre en place des études rétrospectives fondées sur une méthodologie robuste ou encore de préciser la chronologie des décisions par rapport à la cinétique de la crise.

Quand le collectif prend sa revanche sur l’individuel

Jusque vers la fin des années 1970, la lutte contre les maladies infectieuses était un combat collectif reposant surtout sur les grandes campagnes en faveur de la vaccination et sur le respect des règles d’hygiène. Ainsi, dans chaque voiture du métro, une plaque mentionnait « Interdit de fumer et de cracher ». L’ennemi, c’était en effet encore la tuberculose. Il était largement admis que les campagnes de vaccinations (tuberculose, poliomyélite, variole…) ne pouvaient être efficaces que si la population avait l’obligation de se faire vacciner, ce afin d’atteindre un taux suffisamment élevé permettant d’arrêter la circulation du virus, les quelques non-vaccinés ou les immunodéprimés étant protégés par le « mur » de tous ceux qui, autour, étaient vaccinés. Les familles faisaient ainsi la queue le jeudi matin devant les écoles où l’on organisait la vaccination antipolio. Et en 1955, la dernière épidémie meurtrière de variole sur le territoire français, dans la région de Vannes, a pu être jugulée grâce à la vaccination massive des populationsArchives du Morbihan, « La variole : une épidémie meurtrière dans le Morbihan », https://archives.morbihan.fr/ [consulté le 16 avril 2020]..

Aujourd’hui, la rougeole revient… et tueCatherine Paules, Hilary Marston, Anthony Fauci, « Measles in 2019 – Going backward », New England Journal of Medicine, vol. 380, n° 23, 6 juin 2019, pp. 2185-2187.. Sincèrement convaincus et exploitant les réseaux sociaux, les anti-vaccins mettent en avant des cas dramatiques de patients, souvent des enfants, souffrant de pathologies et lésions, attribuant un lien de causalité avec la vaccination. Rétractée douze ans après sa parution dans le Lancet, l’étude de A. Wakefield et douze co-auteurs, suggérant un lien entre le vaccin contre la rougeole, les oreillons et la rubéole, et l’autisme a causé un tort considérable à la vaccination, créant le doute chez de nombreux parents et alimentant les argumentaires des anti-vaccinsLaura Eggertson, « Lancet Retracts 12-year-old Article Linking Autism to MMR Vaccines », Canadian Medical Association Journal, vol. 182, n° 4, 9 mars 2010, pp. E199-E200.. Ces derniers dénoncent aussi parfois l’inefficacité de vaccins en se fondant sur les décès de personnes vaccinées, sans avoir connaissance de tous les éléments. Ironiquement, certaines victimes souffrent ainsi de maladies réduisant leur immunité face aux infections et la meilleure barrière à la maladie n’est pas leur propre vaccination mais celle, malheureusement déficiente, de leur entourage. Une partie importante de la population rejette désormais la notion d’obligation, ne voyant dans la vaccination qu’une mesure de protection de l’individu superflue voire dangereuse. La diminution de la prévalence de ces maladies, résultant de la vaccination généralisée, a permis à certains d’oublier la sévérité de certains cas en l’absence d’immunisation, entraînant parfois de graves séquelles voire la mort.

La dimension collective du « protéger l’autre » s’est donc progressivement perdue au profit d’une conception de la protection uniquement individuelle voire individualiste. Ainsi, au début de l’épidémie de Covid-19, en France, le port du masque a dans un premier temps été largement assimilé au besoin de se protéger alors que les Sud-Coréens admettent depuis des années que cette pratique sert avant tout à protéger les autres. Mais dans la souffrance actuelle, il y a aussi des espoirs : avec le confinement, la population renoue en effet avec les mesures de lutte collective, à la fois pour protéger les soignants à travers leurs conditions de travail, mais surtout pour protéger la collectivité en permettant de mieux garantir la disponibilité de places de réanimation aux plus gravement touchés. Cette prise de conscience progresse, même si les porteurs de masques dans la rue ou les magasins le font parfois encore en pensant d’abord se protéger. L’importance de ces mesures collectives en termes de santé publique, encore plus grande dans un contexte épidémique, justifie de renforcer les efforts de communication fondés sur des principes de cohérence et de transparence. Pour améliorer l’efficacité de cette approche, il est intéressant d’adapter le message et les vecteurs de communication en fonction des audiences ciblées, de leurs pratiques et de leurs attentes.

Vers une coopération sanitaire européenne réaliste

La réaction jugée trop lente et modérée des institutions européennes a suscité de nombreuses critiques. Il faut néanmoins rappeler que les politiques de santé publique relèvent de la compétence des Etats membres, l’action de l’Union européenne (UE) venant donc en complément de celle des Etats. Son champ d’action englobe l'amélioration de la santé publique et la prévention des maladies et des affections humaines, l'information et l'éducation en matière de santé, la lutte contre les grands fléaux – en favorisant la recherche sur leurs causes, leur transmission et leur prévention – ainsi que la surveillance de menaces transfrontières graves pour la santé, l'alerte en cas de telles menaces et la lutte contre celles-ciArticle 168 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne..

Après la pandémie de grippe de 2009, des travaux ont été menés sous l’égide du Comité européen de la sécurité sanitaire sur « Les menaces transfrontalières graves sur la santé ». Ils ont abouti notamment à un accord, en avril 2010, pour la passation conjointe de marchés pour l’achat de contre-mesures médicales (vaccins, médicaments, équipements de protection).

La Commission européenne coordonne la réponse commune face au coronavirus et sa présidente a instauré une équipe de coordination ainsi qu’un groupe consultatif d’experts composé de sept épidémiologistes et virologues indépendants. Parmi les actions mises en œuvre figurent des mesures économiques visant notamment à préserver l’emploi et à favoriser l’aide aux personnes vulnérables, la diffusion de recommandations sur les mesures communautaires comme la distanciation sociale, les stratégies de dépistage ou encore la formulation de lignes directrices relatives au contrôle des frontières. Surtout, afin de répondre aux besoins critiques en matière d’équipements de protection individuelle, la Commission a lancé, entre le 28 février et le 19 mars 2020, quatre passations conjointes de marchés pour l’acquisition de masques, gants, lunettes de protection, écrans faciaux, masques chirurgicaux, combinaisons, respirateurs et kits de dépistage. La Commission est par ailleurs en train de constituer une réserve de matériel médical, dont des masques et des respirateurs, qui pourra être distribuée dans le cadre du mécanisme de protection civile de l’Union, rescEUCommission européenne, « Réaction face au coronavirus », https://ec.europa.eu/info/live-work-travel-eu/health/coronavirus-response_fr.

Dans le même temps, de nouveaux modes de coopération européenne ont été mis sur pied. Notamment établis sous l’impulsion de la France et impliquant essentiellement quelques Etats membres, ils ont aussi aidé le pays à faire face à l’épidémie, à charge de réciprocité. Il s’agit par exemple de prêts de matériels par des pays encore peu touchés vers des pays en difficulté ou de l’accueil de victimes du Covid-19 dans les hôpitaux d’un pays voisin moins sollicité ou disposant de réserves plus importantes. L’Allemagne, la Suisse, la République tchèqueLe transfert en République tchèque a finalement été annulé., l’Autriche et le Luxembourg ont ainsi donné leur accord pour accueillir en réanimation des malades venant de France. Les pays s’observent et les expérimentations font tache d’huile, créant une véritable dynamique européenne, comme pour les structures intermédiaires entre le domicile et l’hôpital, expérimentées en Italie, largement développées en Espagne et plus récemment en Belgique, et qui, depuis mars 2020, ont commencé à être instaurées dans certaines régions de France. 

Néanmoins la coopération européenne reste parfois hésitante dans une situation de rupture d’approvisionnement et alors que fin avril il n’existait ni médicament à l’efficacité réellement prouvée, ni vaccin contre le coronavirus. La « guerre des masques » et les politiques de réquisitions nationales portant sur les médicaments et équipements de protection, malgré les besoins exprimés des pays voisins, peuvent en effet susciter un certain scepticisme sur la faisabilité d’une réponse concertéeDes considérations politiques ont également pu constituer des obstacles supplémentaires, par exemple le Brexit ou, en Hongrie, la démarche politique de Victor Orban s’arrogeant les pleins pouvoirs en utilisant le prétexte de l’épidémie.. De même, dans un contexte où de nombreux essais cliniques portant sur le Covid-19 ont été lancéshttps://www.clinicaltrialsregister.eu/ctr-search/search?query=covid-19 , la mise en œuvre d’essais conjoints européens rencontre des obstacles« Covid-19 : ‘Sur les essais cliniques, l’Europe est un échec’ », Le Monde, 1er mai 2020.. Le projet Discovery de l'INSERM peine ainsi à recruter hors de France et du Luxembourg, vraisemblablement parce que certains partenaires ont déjà lancé leurs propres projets nationaux. Les différences des règles d'essais cliniques selon les pays semblent notamment constituer un frein à ce type de coopération initiée dans l’urgence. Une initiative européenne, ou au moins de certains Etats membres, semble urgente pour que des solutions puissent être trouvées rapidement, car de nouveaux besoins d'essais cliniques vont émerger et il ne faudrait pas qu'ils se heurtent aux mêmes blocages.

Au-delà de ces constats, qui devront faire l’objet d’une réflexion approfondie, l’Union européenne s’est engagée en réponse à l’appel de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et d’acteurs mondiaux du domaine de la santé. Ils enjoignent en effet de mettre en place un accès rapide et équitable à des tests de dépistage, des traitements et des vaccins contre le coronavirus, qui présentent toutes les qualités requises en termes de sécurité, de qualité, d'efficacité et de coût. Conjointement avec la France, l’Allemagne, la Norvège, le Royaume-Uni, le Canada, le Japon et l’Arabie saoudite, l’UE a lancé, le 4 mai 2020, l'Initiative sur la riposte mondiale au coronavirus avec l’organisation d’une conférence des donateurs visant à réunir 7,5 milliards d’euros pour pallier le déficit en financement. Trois axes prioritaires ont été identifiés : tester, traiter et prévenirhttps://global-response.europa.eu/.

Dans un contexte marqué par des divisions et des situations nationales différentes face au Covid-19, cette crise met en lumière la nécessité de repenser à plus long terme l’indépendance stratégique dans le domaine de la santé publique. Cette problématique concerne en particulier les chaînes d’approvisionnement en médicaments, tests diagnostiques et équipements de protection. En fonction du caractère critique des produits, moyens et capacités à garantir, mais aussi des impératifs économiques, cette indépendance devra être exigée au niveau national ou il faudra au moins tolérer une interdépendance au niveau européen.

Une logique d’assurance à graver dans le marbre

Au-delà des certitudes d’aujourd’hui et des déclarations frappantes (« Plus rien ne sera comme avant »), encore faut-il que la mémoire subsiste et résiste au « zapping » de l’actualité. Nombre de catastrophes passées ont été suivies dans les pays développés par une période de dépenses souvent considérables mais rarement optimisées pour tenir dans la durée en attendant « la prochaine fois ». Les années passant, peu à peu, d’autres priorités émergent, les crédits fondent, les dispositifs tombent en déshérence… et d’autres pics de financement apparaissent au gré des crises, au détriment des premiers. Dans la plupart des pays, seul le domaine de la défense sait aujourd’hui préserver, autant qu’il est possible, un financement quasi régulier visant à entretenir un outil dont il y a généralement l’espoir qu’il serve le moins possible. C’est après tout la logique de l’assurance. Ce choix stratégique peut néanmoins être difficile à imposer dans la durée en dehors du temps de crise, dans un contexte de contraintes économiques et d’arbitrages budgétaires.  

En matière de préparation et de réponse aux épidémies, les difficultés d’aujourd’hui résultent aussi du fait qu’au début des années 2000, les pays se sont préparés à la « prochaine pandémie de grippe » en la considérant comme un événement unique, borné dans le temps, avec un pic de financement proportionnel à l’emballement médiatique que le sujet avait suscité à l’époque. Les années passant, les moyens financiers se sont effondrés. D’autres priorités ont émergé, la lutte contre le terrorisme et ses conséquences notamment.

En 1918, la Grippe espagnole se répandait dans le monde entier et semait la désolation en fauchant bien plus de jeunes gens que la Grande guerre ne l’avait fait. En 2010, après la pandémie de grippe H1N1, finalement modérée, la situation était tout autre et beaucoup se sont lamentés sur l’argent dépensé au profit de l’« assurance pandémie » consentie par les Etats. Avec la pandémie de Covid-19, c’est de nouveau le bilan humain qui paraît inacceptable et chacun regrette qu’un effort de préparation plus important n’ait pas été consenti. La sévérité des pandémies et en conséquence l’acceptabilité par les populations du coût de la prévention et de la réponse ne sont ainsi pas constantes. La faible occurrence des pandémies dévastatrices, du moins jusqu’à présent, contribue à expliquer la difficulté de mettre en place un mécanisme demandant des investissements humains et financiers réguliers alors que d’autres défis émergent, comme la crise financière de 2008 ou le terrorisme. Garantir, y compris pendant une épidémie majeure, un accès à des soins de qualité pour tous et une assistance aux plus fragilisés a un coût. Que ce soit dans le cadre de la préparation et encore plus lorsque la crise survient, les autorités se retrouvent confrontées à la nécessité de tenter de trouver un point d’équilibre entre deux dimensions étroitement associées dans les faits mais qui peuvent souvent sembler difficilement réconciliables : d’une part la préservation des vies humaines, objectif prioritaire s’il en est, et d’autre part la sauvegarde d’une économie dont la priorité doit alors être de garantir la protection et les besoins indispensables à ceux qui, quotidiennement, sont le plus en difficulté voire en grande précarité.

Investir dans des mesures préparatoires qui ne seront peut-être jamais mises en œuvre alors qu’il y a des besoins immédiats, y compris dans le domaine de la santé, peut paraître indécent hors du temps de crise. Comme il peut sembler indécent pendant la crise de faire des arbitrages intégrant des considérations économiques alors que la santé des populations est menacée. La dimension morale prégnante et la crainte d’un jugement a posteriori par l’opinion publique contribuent à rendre la problématique encore plus complexe.

Mais le séisme provoqué par le Covid-19 et son impact sur les sociétés montrent la nécessité d’engager un travail de fond visant à faire évoluer, renforcer et surtout maintenir les capacités de résister aux catastrophes exceptionnelles futures. Plusieurs crises majeures survenues depuis le début des années 2000 (i.e. canicule en 2003, pandémie de grippe A(H1N1) en 2009, épidémie de maladie à virus Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014-2015) ont représenté de véritables défis en termes de gestion et ont conduit à la mise en place ou à la révision de plans, procédures, structures et moyens dédiés. Aucune n’avait cependant atteint l’ampleur de la pandémie de Covid-19, au niveau tant national qu’international. Si de nombreuses composantes existent déjà (i.e. dispositif de veille sanitaire et d’alerte, Plan blanc et Plan hôpital en tension, capacités de renfort du Service de santé des armées), le dispositif global devra être ainsi repensé à la lumière des enseignements de cette crise.

Le Covid-19, par sa survenue brutale, ses nombreuses incertitudes, son bilan humain catastrophique et ses conséquences socio-économiques sur le monde entier, appartient à un type d’événements qui exigent des réponses d’une nature différente de celles proposées pour des catastrophes que les moyens conventionnels (santé publique, secours, ordre public…) peuvent arriver à gérer avec des dotations classiques et des personnels en nombre tout juste suffisant.

Pour de tels événements qui peuvent être qualifiés de cataclysmiques, rares mais d’une extrême violence, il s’agit de repenser le dispositif en adoptant une logique de « contrat d’assurance » consistant à disposer d’une stratégie éprouvée, de procédures opérationnelles rôdées, de matériels en réserve et de personnels formés à s’adapter à ce qui est par essence difficilement envisageable. Cette logique devrait pouvoir être appliquée pour de telles crises exceptionnelles, quelle que soit leur nature. Elle est cependant complexe à concevoir et à mettre en œuvre de manière durable tant la mémoire de tels événements reste vulnérable à l’oubli, mais aussi aux changements de politique et à l’évolution des priorités.

Seules les lois résistent au temps. Les principes immuables de préparation aux catastrophes exceptionnelles pourraient figurer dans un texte de ce niveau. Une telle loi aurait pour objet de définir une stratégie de préparation et d’action face aux catastrophes exceptionnelles, celles qui paraissent impensables par opposition à celles dont l’existence est admise et qui peuvent être traitées par les moyens permanents et polyvalents de secours et de soins. Elle devrait s’appuyer sur une programmation ambitieuse relative à leur prévention, à leur préparation et à la réponse à leur apporter.

Définir une enveloppe financière pérenne compatible avec les autres priorités du système de santé et, plus généralement, les priorités sécuritaires et économiques représente un enjeu majeur. Pourtant, consentir des dépenses régulières visant à maintenir un niveau de préparation permettant de répondre à la survenue d’une crise et d’en limiter l’impact économique tant pendant la crise qu’après paraît plus raisonnable que de se trouver confronté à la nécessité d’allouer dans l’urgence des financements qui ne seront pas renouvelés et pèseront par la suite sur la dette publique. Parmi les enjeux figurent la nécessité d’investir régulièrement afin de maintenir dans le temps le caractère opérationnel à très court préavis du dispositif, de soutenir l’innovation et la recherche de pointe, de préserver les capacités d’un outil industriel adapté dans une logique d’indépendance stratégique (i.e. production d’équipements de protection individuelle, de tests diagnostiques, de médicaments) ainsi que d’assurer le suivi régulier et la coordination effective du dispositif dans sa globalité (c’est-à-dire de l’échelon national au niveau local et public/privé). Le caractère exceptionnel de ces crises impose par ailleurs non seulement d’améliorer la prise en compte de l’incertitude et de l’imprédictible mais aussi d’intégrer la notion d’inconcevable.

Prévenir les prochaines catastrophes : le traumatisme du Covid-19 sera-t-il l’impulsion nécessaire pour agir plus durablement ?

La gestion de la crise du Covid-19 a généré une prise de conscience globale de la vulnérabilité concrète et plus seulement théorique des sociétés occidentales aux risques émergents, mettant en lumière le fait que le développement voire la richesse ne mettent pas à l’abri de ce qui évoque pourtant la peste noire du Moyen Âge. Elle a ainsi conduit les autorités mais aussi les acteurs de terrain et les citoyens de nombreux pays à faire évoluer les dispositifs de gestion de crise existants, à mettre en place des solutions alternatives ou innovantes dans un délai réduit, ainsi qu’à mettre en œuvre des mesures contraignantes qu’il semblait jusque-là difficile d’imposer aux populations. L’ampleur saisissante des conséquences humaines, sociales, sociétales et économiques de la pandémie de Covid-19 devrait encourager décideurs et citoyens, partout dans le monde, à changer leur vision d’autres enjeux de pérennité de notre civilisation, tels que le réchauffement climatique et ses conséquences.

La crise actuelle pourrait ainsi apporter des pistes de réflexion pour développer la prévention des risques exceptionnels liés au climat. Si aucun lien n’a été déterminé entre l’émergence du nouveau coronavirus et le réchauffement climatique pour le moment, des travaux scientifiques établissent une corrélation avec l’apparition d’épidémies de maladies infectieuses (ré)émergentes et la modification de la répartition géographique des foyers épidémiques, en particulier pour les maladies à transmission vectorielle. En outre, les modifications du climat sont associées à une augmentation de la survenue de phénomènes extrêmes tels que des inondations, tempêtes ou feux de forêts à l’origine de traumatismes physiques ou psychiques, mais aussi de risques infectieux résultant entre autres de problèmes d’assainissement ou d’atteinte des infrastructures de santé ; elles exacerbent des situations déjà existantes liées à la pauvreté, à la dénutrition et aux déplacements de personnesJean-François Guégan, « Les changements nécessaires sont civilisationnels », entretien dans Le Monde du 18 avril 2020..

La logique voudrait que la crise actuelle incite à agir résolument en amont pour prévenir la survenue de crises susceptibles de faire trembler les fondements de nos sociétés ou pour limiter l’impact de futures catastrophes. Elle montre également comment l’innovation et la science peuvent contribuer à faire évoluer la gestion de la crise alors même que celle-ci est en cours, ou encore comment grands industriels, petits entrepreneurs ou citoyens peuvent s’adapter et se mobiliser pour agir. Néanmoins le risque est réel que la lutte contre la pandémie et les efforts à suivre pour rétablir les économies n’éclipsent, au contraire, les autres enjeux tels que le changement climatiqueFred Pearce, « Virus Aftermath: Optimism or Pessimism about its Effect on Climate Change? », Bulletin of the Atomic Scientists, 17 avril 2020..

Si le climato-scepticisme tend à fortement régresser, un autre déni, plus pernicieux, est en effet sous-jacent : le déni de l’urgence à agir pour limiter la hausse des températures et ses conséquences catastrophiques. Ce défi majeur pour l’humanité sera d’autant plus difficile à relever que cette action va devoir s’inscrire dans un contexte caractérisé par les difficultés économiques que la pandémie actuelle suscite déjà partout dans le monde. Au niveau de l’Union européenne, les Etats semblent de moins en moins pressés de transmettre à Bruxelles leur feuille de route pour le « Green Deal », qui risque ainsi de souffrir de la situation. L’objectif de neutralité carbone pour 2050 est menacé et les objectifs intermédiaires pour 2030 risquent fort d’être repoussés. Pourtant, les scientifiques ont prévenu que, sans intervention urgente, les aléas catastrophiques associés au changement climatique deviendront de plus en plus fréquents, qu’ils exigeront des mesures de plus en plus coûteuses et difficiles à prendre et surtout qu’ils seront bientôt irréversibles, quelle que soit la volonté tardive de rattraper le temps perdu.

Pour lutter contre le nouveau coronavirus, la course est lancée pour identifier des traitements efficaces et développer un vaccin. Pour le changement climatique, sans action décisive tout aussi urgente, ses conséquences seront de plus en plus coûteuses tant en vies humaines que financièrement. Que ce soit sur le front sanitaire ou sur le front climatique, céder sur l’un des deux nous entraînerait sur la voie de conséquences inexorables.

Le bilan humain encore incomplet du Covid-19 et l’exemple des sacrifices consentis par les personnels de santé, les autres acteurs de la société et de l’économie assurant les activités essentielles et, plus globalement, les populations confinées doivent nous encourager à passer à l’action dès maintenant avec la même détermination pour faire face au réchauffement climatique.

La crise actuelle du Covid-19 est survenue dans un ciel serein et a ainsi limité les capacités d’anticipation comme elle a freiné celles de réaction. Pour la crise climatique, le préavis est connu et même si la menace paraît encore lointaine à certains, les décisions doivent maintenant être prises sans tarder. Le Covid-19 a mis en lumière de façon aiguë notre vulnérabilité, permettant une plus grande conscience des menaces. Même s’il n’y a plus de temps à perdre, il est encore possible d’agir sur le climat pour préserver notre avenir. Cela doit encourager chacun, qu’il soit dirigeant ou simple citoyen, à relever ce nouveau défi avec le même courage que celui donné en exemple dans la lutte contre le coronavirus.