À l’heure où la guerre contre l’État islamique se poursuit, cette étude propose une analyse du facteur tribal en Irak en interrogeant sa capacité à stabiliser, ou non, ce pays. La question du tribalisme et de ses manifestations, passées comme présentes, demeure méconnue. Or, depuis la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, les tribus ont occupé une place clé dans le paysage sociopolitique et militaire post-baasiste, dont elles reflètent les ambiguïtés et contradictions. Tantôt pacifiques, en marge du soulèvement armé, tantôt adossées à certains groupes jihadistes comme l’État islamique, les tribus ne sauraient être tenues en marge de la bataille ; un constat d’autant plus évident qu’elles ont, entre 2006 et 2008, pris les armes aux côtés des États-Unis. Dans un contexte d’offensive qui se poursuit sur des pans entiers des territoires irakien et syrien, et d’une réponse occidentale qui peine à se coordonner avec les acteurs de terrain, la stratégie du « réveil des tribus » (Sahwa en arabe) est-elle reproductible pour vaincre l’État islamique ? Selon quelles modalités, quelles perspectives de succès mais aussi quels risques ?
Introduction
Les tribus irakiennes demeurent une énigme, alimentant toutes sortes de perceptions, de clichés et de fantasmes en Occident. Comme ailleurs dans le monde arabe et musulman, leur étude a ainsi souffert du regard « orientaliste » longuement apposé sur cette région Voir, à ce sujet, l’introduction de Pierre Bonte et Yazid Ben Hounet au numéro spécial « La tribu à l’heure de la globalisation », Études rurales, n° 184, 2009, pp. 13-32.. Derrière l’extrême médiatisation du conflit se profile une incompréhension toujours aussi patente des tribus, auxquelles nombre d’Irakiens, d’horizons divers, continuent pourtant de s’identifier. Comment éclairer ce déficit d’intelligibilité du phénomène tribal, d’autant plus déroutant que les tribus se trouvent sur le devant de la scène politique depuis 2003 ? Au-delà de la violence qui n’a cessé de brouiller la situation locale pendant la dernière décennie, la méconnaissance des tribus procède sans doute du peu d’intérêt globalement accordé à cette problématique au Moyen-Orient. Délaissée par les sciences sociales, l’analyse du tribalisme n’a connu un regain d’intérêt que très récemment, autour de ce que d’aucuns ont pu qualifier de reviviscence ou retour du phénomène tribal (dans des pays comme l’Afghanistan, l’Irak, l’Algérie, la Tunisie ou encore la Libye) Voir le dossier spécial « Tribus, tribalisme et transition(s) dans le monde arabo-musulman » publié par Maghreb-Machrek, n° 212, été 2012.. L’affaiblissement de ses structures, sous l’effet conjugué du processus de modernisation des sociétés arabes et, dans la période contemporaine, de la globalisation a paradoxalement causé un retour des revendications identitaires liées au tribalisme.
À l’heure où la guerre engagée contre le groupe État islamique se poursuit inlassablement, l’article qui suit analyse le fait tribal en Irak en interrogeant sa capacité à stabiliser, ou non, ce pays dans un contexte d’impasse militaire et politique. La question du tribalisme et de ses manifestations, passées comme présentes, demeure en effet largement méconnue. Or, depuis le renversement du régime de Saddam Hussein, les tribus ont occupé une place décisive dans le paysage post-baasiste, dont elles reflètent les multiples contradictions. Tantôt pacifiques, en marge du soulèvement, tantôt adossées à certains groupes jihadistes tel l’État islamique, les tribus ne peuvent être tenues en marge des analyses consacrées à ce conflit ; un constat d’autant plus clair qu’elles ont, entre 2006 et 2008, pris les armes aux côtés des États-Unis contre les jihadistes Myriam Benraad, « La Sahwa tribale irakienne : ‘réveil’ de la tradition ou subversion ? », op. cit., pp. 27-46.. Dans un contexte d’offensive sur des pans entiers des deux territoires irakien et syrien, et d’une réponse occidentale ayant échoué à se coordonner avec les acteurs sur le terrain, la stratégie du « réveil » des tribus (Sahwa en arabe) est-elle reproductible ? Selon quelles modalités, quelles perspectives de succès, mais aussi quels risques ?
La Sahwa tribale en mémoire
Tandis que s’achève l’invasion des États-Unis début 2003 et qu’apparaissent les premières cellules du jihad armé, les tribus se trouvent dans la division. Celles des provinces sunnites choisissent, dans leur majorité, de se ranger du côté de la résistance, dans la droite lignée de leur lutte passée contre les autorités coloniales. Elles ont par ailleurs un intérêt fort limité à coopérer avec les forces étrangères Cette position est celle des Doulaïm qui, outre leurs liens avec l’ancien régime et leur réticence à voir les Baasistes de retour au pouvoir, rejettent l’occupation.. Ces tribus voient dans le renversement du régime et la marginalisation des sunnites une menace contre le prestige, l’autonomie, les privilèges et les richesses dont elles ont joui durant la décennie d’embargo. Pour elles, aider les moujahidin relève non seulement d’un devoir, celui de la défense des valeurs d’honneur et de fierté dont le monde tribal se réclame, mais aussi d’un combat identitaire pour réhabiliter le sunnisme face à la politique mise en œuvre par la coalition américaine.
Le choix de se ranger du côté de la lutte armée est d’autant plus marqué que de nombreux cheikhs, tout d’abord disposés à la discussion et au compromis avec les États-Unis, comptent parmi les premières victimes de l’occupation Entre 2003 et 2004, des raids américains sont conduits de jour comme de nuit contre des propriétés de tribus d’Al-Anbar.. Leurs biens sont saisis et leurs épouses parfois arrêtées et emprisonnées, une violation du code de l’honneur qui ne manque pas d’attiser les rancœurs. Dans certains cas, des citoyens, confondus avec des insurgés, sont tués, incitant leurs tribus à prendre les armes. Plusieurs cheikhs se rapprochent déjà d’Al-Qaïda à l’époque, soutenant l’organisation et son « émir » Abou Mousab al-Zarqawi. D’autres tribus choisissent elles de rester passives en privilégiant l’option d’un dialogue pour préserver leurs régions d’un bain de sang. Plus rares, certains cheikhs apportent leur soutien au processus politique Parmi eux se trouvent des personnalités tel Ghazi al-Yawar, qui parvient à se frayer un chemin au sein du gouvernement.. Dans l’ensemble, la tentative des tribus de se poser comme médiateurs échoue cependant : à mesure que les violences se multiplient, l’incompréhension entre tribus et forces étrangères s’aggrave.
Au même moment, les rapports entre cheikhs et combattants commencent à se détériorer. Puis vient le chaos. Les tensions sont d’autant plus vives que la mouvance salafiste-jihadiste tente d’imposer son primat social, économique et politique dans les contrées où elle agit. Les cheikhs refusent que les combattants d’Al-Qaïda, accueillis dans leurs régions et tout d’abord soutenus, les dépossèdent de leur influence et plus encore de leurs ressources (contrebande de pétrole, trafics divers) au nom de la résistance à l’occupant. Les tribus entendent conserver la maîtrise de la situation ainsi que leur assise, qu’elles décrivent comme garante de la stabilité de l’Irak face aux dérives de l’insurrection armée et à l’incurie du gouvernement.
Un autre point de discorde est idéologique, de nombreux cheikhs rejetant la perspective salafiste d’Al-Qaïda qui concurrence leur autorité et celle des dignitaires plus modérés. Par sa puissance tactique et l’affirmation d’un jihad transcendant les solidarités, Al-Qaïda est venue bouleverser un monde tribal auquel certains de ses membres étaient parfaitement étrangers À partir de 2005, une partie des Doulaïm se distancie de l’organisation en dénonçant ses exactions, alors que d’autres tribus, au contraire, y restent alliées.. Une série d’assassinats et d’enlèvements visant plusieurs cheikhs sunnites, dont au premier plan ceux qui ont collaboré avec les troupes américaines et Bagdad, confirme le fossé entre tribus et insurgés, plus particulièrement le divorce d’avec Al-Qaïda qui se targue de ces actes. Au terme d’une période de coexistence, les rapports entre jihadistes et tribus d’Al-Anbar sont donc rompus, laissant place à un conflit d’autant plus véhément qu’Al-Qaïda s’est attribuée la rente et ses revenus, trafic jusqu’alors aux mains des cheikhs. Ceux-ci s’opposent aussi aux méthodes barbares et à la violence aveugle de l’organisation jihadiste, qui ternissent l’image du jihad défensif irakien. C’est dans ce contexte qu’est constitué, fin 2005, le premier Conseil du réveil sous la houlette d’Abd al-Sattar Iftikhan al-Richawi, cheikh sunnite dont plusieurs proches ont été assassinés Né en 1972 et issu de la jeune génération des cheikhs montés en force à la faveur de la délégitimation de l’État central et de la fuite des grands dignitaires, Abou Richa est le petit-fils d’un des dirigeants de la Grande Révolution de 1920..
Convaincu qu’une réaction ferme doit être opposée à Al-Qaïda, « Abou Richa » encourage les membres de sa tribu à rejoindre les forces armées et se rapproche de Washington. Malgré leurs hésitations initiales, les forces américaines, qui essuient des faits d’armes incessants et dont la stratégie de contre-insurrection est peu concluante, décident d’apporter leur soutien aux tribus, quitte à passer ce qu’elles considèrent alors comme un accord avec le diable. Le rapprochement entre les cheikhs d’Al-Anbar et l’armée américaine est, de fait, avant tout une alliance de circonstance. Les États-Unis incitent Abou Richa à rallier à sa cause le plus grand nombre, et la création des Conseils du réveil d’Al-Anbar (Sahwat al-Anbar) s’accompagne de la formation officielle, fin 2006, d’un Conseil de salut (Majlis inqadh). Symboliquement, elle ne précède que d’un mois l’annonce de l’établissement d’un État islamique d’Irak (Dawla al-‘Iraq al-islamiyya) par l’avant-garde jihadiste. Alors que de profonds désaccords ont opposé les tribus aux Américains, Abou Richa est le premier cheikh à opter pour une coopération militaire et politique ouverte, attirant vers lui bien d’autres hommes disposés au combat.
Cette stratégie est renforcée en janvier 2007 avec le « sursaut » militaire des États-Unis (Surge) qui se traduit par l’envoi de 20 000 soldats supplémentaires en renfort des 132 000 déjà présents en Irak. La mobilisation tribale gagne en ampleur et engrange les succès. Fin 2007, ce sont plus de vingt tribus parmi la trentaine d’Al-Anbar qui collaborent entre elles et avec les forces étrangères. Par effet domino, d’autres tribus rejoignent le mouvement. Même celles réputées proches d’Al-Qaïda du fait de leur sensibilité salafiste tournent casaque. C’est un tissu complexe de combattants qui se développe alors pour éradiquer la présence jihadiste et rétablir la sécurité dans leurs quartiers et leurs villes.
Incontestablement, la stratégie tribale a permis une amélioration de la sécurité entre 2007 et 2008. Selon les informations publiées par le commandant des forces américaines en Irak, David Petraeus, le nombre moyen d’attaques dans la province d’Al-Anbar a chuté de moitié. Au fil de leurs succès, les tribus ont mis en branle une puissante logique mobilisatrice.
Or l’aspiration de la Sahwa à muter en mouvement politique est déçue, et les cheikhs qui espéraient intégrer les institutions et conquérir une influence finissent marginalisés. Après le transfert des conseils de tribus au gouvernement irakien en 2008, que de nombreux cheikhs qualifient d’acte de trahison des États-Unis, leurs membres cessent d’être rémunérés ; seuls 50 000 hommes intègrent par ailleurs l’appareil de sécurité, et non le quart de la mouvance comme l’armée américaine s’y était engagée. Le ministère de la Défense annonce son souhait de démanteler la Sahwa, refusant d’accorder aux tribus une quelconque légitimité. En outre, les contrats concédés aux tribus sont réduits à de courtes missions et rarement renouvelés. Leurs chefs y voient une manœuvre des élites chiites pour affermir leur domination sur l’Irak au détriment de la composante sunnite.
En lieu et place d’une intégration institutionnelle, Bagdad se lance dans une campagne de répression tous azimuts. Dénonçant l’infiltration de la Sahwa par l’État islamique, l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki décrète, à l’été 2008, une offensive militaire avec le soutien des États-Unis, connue comme la bataille de Diyala. Sous couvert de défaire les jihadistes, repliés au nord, cette offensive vise la Sahwa, dont les dirigeants sont éliminés ou arrêtés. La colère gronde, d’autant que le gouvernement repousse la tenue d’élections provinciales dont les tribus escomptent une redistribution du pouvoir et une recomposition de la gouvernance locale à leur avantage. Parallèlement à cette guerre, Al-Maliki tente de coopter les tribus qui lui semblent malléables, voire d’acheter leur allégeance en leur offrant emplois et salaires. Au milieu de l’année 2007, il annonce la constitution d’un Conseil de soutien à Diyala supposé rétablir la sécurité dans la province, mais n’entretenant en réalité aucun lien avec les conseils de tribus existants. De surcroît, cette instance, soutenue par les forces de sécurité, agit sous le patronage du Premier ministre et uniquement pour son compte. Cette stratégie est étendue avec l’établissement de conseils de tribus sur l’ensemble du territoire, présentés comme un pilier de la réconciliation nationale mise en avant par le gouvernement et de pure façade.
Les victoires préalables de la Sahwa finissent donc par avoir un goût amer. De nombreux cheikhs ont le sentiment d’avoir été instrumentalisés, voire exploités pour remplir de basses besognes sans contrepartie. À ces aspirations frustrées s’ajoutent les rivalités qui rongent les rangs mêmes du mouvement et participent de son délitement. De fait, tout comme le paysage tribal irakien, la Sahwa n’a jamais formé un phénomène homogène ou organique, ni du point de vue de sa sociologie, ni sur le plan de son ancrage géographique et de ses structures et modes de fonctionnement. Elle demeure un objet insaisissable, avant tout défini par l’objectif qui réunit ses membres : éliminer l’État islamique d’Irak Dès 2008, le cheikh Ali Hatem al-Soulaïman soulignait comment en septembre 2007, l’assassinat d’Abou Richa, artisan de la Sahwa, avait causé une fracture parmi les tribus.. En retour, celui-ci déclare une guerre absolue aux tribus, dont la trahison contre la résistance armée et la cause sunnite est impardonnable Les dirigeants de la Sahwa sont décrits comme des « traîtres » qui ont sali les « vraies » tribus en se soumettant aux « croisés » et à Bagdad..
Retrait étranger, reflux jihadiste
Comprendre la progression foudroyante de l’État islamique et la résilience de son discours implique de revenir aux sources de la crise de 2014, à savoir les efforts vains des sunnites – par l’entremise de six élections successives et de plusieurs gouvernements dits « d’unité » – pour obtenir voix au chapitre. À l’été 2011, soit quelques mois avant le retrait des dernières troupes américaines du pays, les sunnites semblent en effet déjà avoir renoncé à l’idée d’un Irak national : la fin de l’ancien régime s’est traduite non par l’instauration d’une démocratie, mais par une emprise toujours plus lourde et répressive des partis chiites au pouvoir et plus ou moins directement liés à l’Iran Oussama al-Noujaïfi, Frère musulman alors président du Parlement, réclame la formation d’une région sunnite autonome sur le modèle de celle obtenue par les Kurdes..
Au lendemain du départ des États-Unis, Al-Maliki lance un mandat d’arrêt contre le vice-président sunnite Tareq al-Hachémi, Frère musulman historique. L’événement provoque la fureur des sunnites, qui voient là une nouvelle manœuvre politique pour les tenir à l’écart des institutions et perpétuer l’empreinte communautaire chiite. Les jalons d’un vaste mouvement de contestation sont posés et c’est l’arrestation, en décembre 2012, de plusieurs centaines de gardes du corps du ministre des Finances sunnite Rafi al-Issawi (lui-même menacé et assigné à résidence) qui pousse des milliers de sunnites à descendre dans les rues pour revendiquer des réformes. Ces manifestations débutent dans la province d’Al-Anbar et gagnent les autres régions ; si elles se veulent pacifiques, elles sonnent le glas d’un règlement négocié du conflit. Une ultime négociation s’offre pourtant au gouvernement entre janvier et avril 2013 mais elle reste vaine. Dans ces circonstances, la mort d’une quarantaine de protestataires désarmés le 23 avril 2013 à Hawija, dans la province de Kirkouk, met le feu aux poudres. Les sunnites estiment que la seule manière de traiter avec le gouvernement est l’usage de la force et optent pour l’État islamique en Irak et au Levant (Dawla islamiyya fi al- ‘Iraq wa al-cham, de son acronyme Da‘ech après avoir gagné la Syrie voisine).
La fulgurance de l’assaut de l’organisation jihadiste dès janvier 2014 est due, dans une large mesure, aux tribus ayant collaboré avec ses membres contre le gouvernement en les laissant pénétrer et soumettre les provinces du nord et de l’ouest de l’Irak. Il s’agit alors pour elles de se venger des États-Unis et du pouvoir qui, en 2008, ont trahi toutes leurs promesses et les ont désarmées et destituées. Contrairement à Al-Qaïda, dont les membres s’en étaient pris aux civils sunnites, l’État islamique promet de se démarquer et compte sur le ralliement des cheikhs. Plusieurs facteurs éclairent cette évolution. En premier lieu, l’ancrage irakien de son commandement, alors que l’élite d’Al-Qaïda se composait d’étrangers, aide l’État islamique à prendre racine dans ces localités. Le calife autoproclamé du groupe, Abou Bakr al-Baghdadi, est lui-même issu du clan des Albou Badri, dans la province de Salahaddin. L’État islamique met en outre l’accent sur la promotion de l’islam sunnite contre un gouvernement chiite. Les jihadistes promettent un retour à la paix, la prospérité et plus encore une revanche politique contre la mise en marge des sunnites. Dans les territoires pris d’assaut, les tribus reçoivent de l’argent en liquide, des armes et bénéficient d’une autonomie dans la gestion de leurs affaires courantes ; en retour, elles forment des cellules de combat et réseaux de sympathisants et de complices mobilisés au profit de l’État islamique et de son avancée.
Mais cette alliance opportuniste n’est que de courte durée. Un retournement s’opère ainsi dès les semaines qui suivent la chute de Mossoul, le 10 juin 2014. Des tribus à qui Da‘ech a promis de remettre le pouvoir sont mises de côté, tandis que les exactions et tueries abjectes se généralisent Plusieurs tribus, à l’instar des Jamil, Bakra ou Tamim, misent alors sur des solidarités restées plus prégnantes entre leurs membres que l’allégeance à l’État islamique ; elles appellent, dès juin 2014, à une contre-offensive.. Cette affirmation brutale aux dépens des populations locales et l’imposition d’un régime de terreur, tyrannique et similaire à maints égards aux dérives du gouvernement, génèrent de vives tensions. Le projet de l’État islamique est d’autant moins accepté que les tribus ont déjà fait l’expérience de la violence jihadiste et l’ont rejetée. Dans le cadre de la nouvelle campagne militaire lancée par les États-Unis, un début de retournement se produit ; mais à celles des tribus qui espèrent un rééquilibrage du pouvoir font face d’autres tribus qui réclament le départ des forces irakiennes stationnées dans leurs régions et l’autonomie – une demande que Bagdad perçoit comme une menace.
Le potentiel de rébellion est plus élevé parmi les tribus dont les membres sont d’anciens soldats et officiers de l’armée Le cheikh sunnite Fares al-Doulaïmi mobilise un millier de combattants qu’il envoie à Hit et Zawiyya pour protéger les tribus des tueries et destructions jihadistes.. À Salahaddin, certains cheikhs réalisent que les objectifs de l’État islamique sont incompatibles avec ceux des sunnites, à savoir combattre le pouvoir de Bagdad tout en parvenant à une trêve avec les Kurdes. Dans les zones conquises, Da‘ech s’est opposé à un rôle accru des tribus, alors qu’il s’y était engagé. Une opportunité se présente à la coalition, qui consiste à modifier le caractère de la lutte livrée sur le terrain en récréant une mobilisation tribale sur le modèle de celle qui a précédé L’une des tribus les plus actives dans la province de Salahaddin, qui donne la preuve de sa résistance à l’État islamique, est celle des Jabbour, qui peuple une partie du centre de l’Irak autour du Tigre.. Les efforts américains s’orientent ainsi naturellement vers une réplique du modèle d’Al-Anbar ; l’envoyé spécial et général à la retraite John Allen, ancien commandant adjoint des forces américaines dans cette province, centre sa stratégie sur un nouveau réveil des tribus, y compris celles ayant passé une alliance opportuniste avec l’État islamique. Des centaines de conseillers militaires se rendent en Irak, mais les jihadistes ont anticipé de longue date leur réponse à cette remobilisation. Alors qu’ils s’étaient appuyés au premier chef sur les tribus pour conquérir le territoire, ils lancent leur propre « contre-insurrection » pour défaire les tribus. À la différence de la première Sahwa, l’État islamique ne cherche pas à s’appuyer sur les acteurs locaux ; il ne compte que sur ses capacités. Ce tournant est d’autant plus évident que le groupe essuie de nombreux revers et perd de nombreux hommes. Sur fond d’intensification des frappes aériennes, Da‘ech adopte une approche encore plus extrême, considérant les tribus sunnites, alliées ou non, « pures » ou « repenties » de leur collaboration avec les Américains et Bagdad, comme des ennemis.
Cette stratégie, qui consiste à supprimer toute opposition existante ou imaginée, est loin d’être résiduelle ; il s’agit en effet d’un message fort adressé aux tribus ; un message qui s’est violemment illustré lorsque, fin 2014, l’État islamique prend d’assaut Ramadi, chef-lieu d’Al-Anbar. Dans les mois et les semaines ayant précédé, des tribus entières ont été sauvagement éliminées Avant de céder, la tribu Albou Nimr a combattu l’État islamique pendant plus d’un an. Les Jabbour, qui se sont opposés aux jihadistes et ont coopéré avec l’armée irakienne – fait suffisant grave pour être déclarés « traîtres » et « apostats » – ont eux-aussi fait les frais de représailles. Certes moins engagés au plan militaire, 120 membres de la tribu des Oubaïd ont enfin été enlevés.. Dans la plupart des cas, ces meurtres sont facilités par la complicité ou l’action directe d’autres tribus qui entendent régler de vieux comptes. Les tribus d’Al-Anbar ciblées par les jihadistes se trouvent dans le collimateur d’autres tribus, qui leur reprochent de s’être rangées du côté de Bagdad en faisant le jeu des forces de sécurité et des milices chiites.
Vers quelle sortie de crise ?
Avec la chute de Ramadi en 2015, où certaines tribus ont combattu les hommes de Da‘ech jusqu’à la dernière minute, il est peu plausible que la Sahwa originelle puisse être répliquée. Or, le combat contre l’État islamique ne pourra être mené sans le concours des tribus et de leurs membres. Ces tribus qui, marginalisées, dépossédées et humiliées, se sont tournées un temps vers les jihadistes qui leur promettaient une revanche sur l’ordre établi. Beaucoup ont pu voir dans l’État islamique un contre-pouvoir doublement militaire et politique. Elles ont voulu croire un temps que Da‘ech constituerait un tournant positif pour les sunnites ; et c’est leur collaboration qui a permis aux jihadistes de prendre pied en Irak et de conquérir la Syrie.
Dans les faits, le retournement des tribus aura été plus rapide qu’il ne le fut une décennie plus tôt contre l’État islamique d’Irak ; et pour cause, ces tribus ne sont plus aujourd’hui en lutte simultanée contre une occupation étrangère et une mouvance jihadiste. Elles affichent un malaise patent, prises entre le marteau et l'enclume : d'une part, un gouvernement qui les a opprimées et se refuse concrètement à les armer ; d'autre part, des jihadistes qui les tuent si elles ne leur prêtent pas allégeance. Dans ces conditions, l’avènement d’une rébellion tribale est improbable, et néanmoins essentielle à la déroute d’une organisation jihadiste solidement implantée parmi les populations et qui a bénéficié de la coopération active ou de la passivité des tribus. Plusieurs tribus sunnites se sont rendues à Bagdad, sans résultat probant. Elles ont exprimé leur sentiment d’être négligées et abandonnées par un pouvoir central (et, dans une moindre mesure, par les Kurdes) qui continue d’en faire des terroristes et rechigne à les armer. Ces tribus se plaignent d’une armée qui n’est pas à la hauteur de la menace, toujours aussi corrompue et infiltrée par les miliciens. Des cheikhs d’Al-Anbar ont rapporté avoir dû se procurer des armes au marché noir ; un armement qui devait leur être fourni par les forces régulières et s’est vu détourné par des soldats et officiers en affaires avec les contrebandiers… Les tribus s’appuient d’ailleurs aussi sur leurs trafics pour financer leur mobilisation.
Face à ces difficultés, et à un gouvernement dans lequel elles n’ont plus aucune confiance, les tribus tendent à se tourner vers des acteurs extérieurs en demandant un appui. C’est le cas des cheikhs d’Al-Anbar qui continuent d’exiger des moyens tangibles pour mener la lutte et se disent prêts à lever une force de dizaines de milliers d’hommes. En arrière-fond se pose de manière structurelle la question de la réintégration des sunnites dans les institutions, horizon toujours reporté. L’opportunité de leur « retour aux affaires », même partiel, a été manquée à plusieurs reprises ; or les options ne cessent de s’amenuiser. Du point de vue militaire, il sera difficile de déloger l’État islamique des régions sunnites dans lesquelles il s’est installé. Or les défis extérieurs et intérieurs ont crû au fil des mois et affaibli les jihadistes. Les sunnites sont bien plus nombreux à les rejeter qu’ils ne l’étaient au début de la crise. Les situations où les civils cherchent à fuir par tous les moyens, exigent la réouverture des routes, la libération des prisonniers et une trêve militaire prévalent à présent. L’alliance des tribus avec les jihadistes contre Bagdad a également atteint son seuil critique La mobilisation des Jabbour et Oubaïd à Salahaddin montre ce que ces tribus sont prêtes à concéder en termes d’efforts de guerre pour défendre leurs territoires et protéger leurs intérêts. Ceci est d’autant plus vrai si l’« agresseur » ne leur offre aucune compensation politique et/ou financière, ce qui a été le cas à Baïji, où les jihadistes n’ont rien accordé aux tribus.. Cette perte de soutien s’est observée sur d’autres terrains, comme en Algérie pendant la « décennie noire » lorsque les jihadistes avaient mis à mal leur projet en décimant les civils par milliers En Irak, les tribus ont vu leurs habitations et leurs biens pillés et brûlés par des recrues étrangères de l’État islamique, ce qui n’a fait que décupler leurs réactions de rejet..
Des dissensions au sein même de l’État islamique sont par ailleurs apparues, derrière sa prétention à représenter l’islam sunnite dans son entier. Des rapports irakiens font état de rapports distendus entre l’ancienne garde du groupe et des nouveaux venus qui contestent la hiérarchie établie. Ces divisions sont telles à plusieurs endroits que les populations sunnites distinguent, non sans ironie, le « bon » Da‘ech du « mauvais », les « vrais » jihadistes des combattants « made in China », en référence à leurs vêtements fabriqués en Chine, simples imitations d’originaux, et à leurs méthodes peu rôdées. Des combattants auraient également pris leurs distances d’avec Al-Baghdadi pour se rapprocher des tribus. Or si certains cheikhs ont résisté à l’assaut avec l’aide du gouvernement et d’autres forces paramilitaires, y compris miliciennes, ils ne peuvent soutenir seuls un engagement militaire de long terme. Les tribus d’Al-Anbar appellent depuis des mois Bagdad à renforcer son soutien en vue de constituer des brigades dans les territoires libérés ou encore épargnés. Mais leur appel n’a guère suscité de réaction de la part des autorités Ainsi, lorsque les Albou Nimr sont massacrés en octobre 2014, ce sont les États-Unis qui fournissent en urgence des armes aux tribus malgré la réticence de Bagdad..
Du point de vue politique, la situation demeure extrêmement complexe. Tout engagement durable des tribus contre l’État islamique ne pourra advenir qu’au prisme d’une conciliation avec le gouvernement central et une décentralisation accrue du pouvoir. Plusieurs questions se posent à cet égard : quelle est encore l’assise des tribus dans leurs provinces, surtout celles qui ont soutenu Bagdad avant l’offensive jihadiste et se sont ainsi coupées d’un nombre plus ou moins grand de leurs membres ? Quelle est leur capacité à mobiliser les solidarités et les loyautés dans des provinces comme Al-Anbar, Salahaddin et Ninive où l’État islamique reste en position de force ? Les tribus les plus influentes sont-elles disposées à travailler de concert avec les autres acteurs de terrain, notamment les autorités provinciales Les tribus de Ninive, par exemple, ont vivement critiqué la fuite du gouverneur Athel al-Noujaïfi qui a fui au Kurdistan après la prise de Mossoul par l’État islamique.et les hommes prêts à prendre les armes ? Les tribus sont-elles à même de nouer des partenariats de long terme avec l’armée et les forces de sécurité irakiennes Comme à Hadih, lorsque les Joughaïfa ont coopéré pour la défense de leur ville, ou encore à Fallouja où les Albou Issa ont partiellement intégré l’appareil militaire.? Dans quelle mesure les tribus sont-elles représentatives de la volonté populaire et donc légitimes face à leurs adversaires ? Sur cet aspect, les tribus déclarent être les seules représentantes légitimes des sunnites, alors que leurs adversaires soutiennent à l’inverse qu’elles ne représentent au fond qu’elles-mêmes.
Une stratégie d’engagement militaire des tribus doit prendre en compte le rôle individuel que chacune peut jouer. De la même manière que les sunnites irakiens ne constituent pas une communauté homogène, les tribus sont elles-mêmes très clivées en fonction de leur lignage et de leur région d’origine. Les tribus d’Al-Anbar ont évolué dans un environnement religieux sunnite et donc une perspective très différente des tribus de Ninive, qui ont vécu à proximité d’autres communautés. Coopérer avec les tribus implique d’évaluer quel a été leur degré de soutien et/ou d’opposition à Da‘ech. On sait par exemple que les Jabbour ont moins coopéré avec l’État islamique ou combattu dans leurs rangs que d’autres tribus de confédérations tels les Chammar ou Doulaïm qui dominent Al-Anbar. À l’inverse, certaines tribus entretiennent des liens quasi symbiotiques avec les jihadistes – en novembre 2014, ce sont les membres de tribus locales qui ont assassiné les Albou Nimr, et non des jihadistes. Il faut reconnaître, à ce titre, que la diversité du tribalisme irakien, conjuguée aux liens complexes des tribus entre elles, rend délicate la distinction.
Une autre différenciation s’impose entre celles des tribus qui soutiennent le gouvernement et celles ayant fait le choix d’une autonomie – dimension qui ne peut être ignorée tant son incidence est fondamentale pour l’évolution du conflit. Parmi les tribus soutenant Haïdar al-Abadi et son cabinet figurent ainsi les Jabbour, à Salahaddin, et plusieurs clans d’Al-Anbar parmi lesquels les Richa, liés à Bagdad depuis le début de l’offensive jihadiste sur Fallouja en janvier 2014 et qui avaient pourtant pris part à la contestation sunnite entre 2012 et 2013. L’État islamique représente pour cette tribu l’ennemi public numéro un et son chef a appelé ses membres à prendre les armes dans le cadre d’un nouveau Conseil de salut de la province. Qu’on ne s’y trompe toutefois pas : ce rapprochement avec le pouvoir central résulte aussi des promesses financières faites aux tribus. Une autre figure pro-gouvernementale est Hamid al-Hayes, qui a appelé à un second réveil tribal ainsi qu’au redéploiement de l’armée dans les villes sunnites. Les Albou Dhiab, enfin, à l’instar des Albou Fahad et Albou Bali, soutiennent Bagdad dans l’optique d’une suppression de toute présence jihadiste en Irak.
Parmi les tribus ayant pris position contre Bagdad se trouvent les Albou Nimr, qui n’en ont par moins pour adversaire déclaré l’État islamique, les Zoubaï, les Joumaïla, les Halbsa et les Albou Issa. Ces tribus très conservatrices, parfois sensibles au salafisme, avaient accueilli Da‘ech dans leurs localités, avant de réaliser que leurs visées respectives se contredisaient ; elles entendent dorénavant conquérir le pouvoir et appuient sur le fait qu’elles n’ont aucun lien avec les jihadistes. Elles dénoncent en ce sens le gouvernement, incarnation à leurs yeux de la « menace chiite » et « perse ». En toile de fond se pose, bien entendu, la question de l’après-État islamique, encore improbable ; de fait, les tribus nourrissent des visions souvent antagoniques et au sujet desquelles aucune n’est véritablement prête à transiger. Alors que certaines souhaitent revenir vers Bagdad et combattent aux côtés de l’armée, d’autres se montrent plus prudentes, lorsqu’elles n’ont pas renoncé à tout dialogue avec les autorités. Ces tribus n’ont pas oublié la répression passée et les promesses trahies. Elles réclament une région autonome dotée de forces armées, d’une Constitution et de lois, y compris en matière énergétique, et d’un budget financé par l’État fédéral. Elles sont prêtes, pour donner corps à cette aspiration, à constituer leurs propres milices, ce qui risque de reporter sine die toute normalisation, quand bien même l’État islamique serait vaincu Il s’agit là de la position du cheikh Al-Soulaïman, qui a mis sur pied un Conseil des tribus révolutionnaires d’Al-Anbar et n’entend pas rétablir de relations avec Bagdad, ni même défaire Da‘ech, une « menace mineure » d’après lui si on la compare aux milices chiites et à leurs exactions anti-sunnites..
Ces postures divergentes ne sont pas sans soulever de réelles difficultés pour les États-Unis qui encouragent les cheikhs à s’aligner sur le gouvernement, sans ignorer quel lourd passif les oppose. Les tribus, elles, voient dans l’engagement militaire de la coalition une carte à jouer pour contrer Bagdad. Le général Allen avait explicité la position américaine lors d’une conférence de presse tenue en janvier 2015 à Bagdad ; il soulignait qu’il ne s’agissait pas pour les États-Unis d’inciter Bagdad à armer les tribus, mais de favoriser une coopération entre acteurs. Le même mois, une délégation de cheikhs conduite par Abou Richa se rendait à Washington pour demander l’inflexion de cette stratégie et une assistance directe aux tribus qui soit indépendante de Bagdad. Certaines tribus font de cette indépendance une condition sine qua non de toute mobilisation et, compte tenu de l’urgence, de l’incapacité flagrante de l’armée irakienne et du rôle manifeste joué par les milices chiites, les États-Unis n’ont pas entièrement renoncé à l’option d’un armement des tribus, même si celui-ci n’est pas exempt de risques.
En effet, si les tribus étaient jusqu’ici disposées à utiliser des moyens légaux pour acquérir un statut national ou réaliser leur autonomie, il n’est pas certain que cela soit encore le cas. Les tribus à l’inclinaison plus régionaliste que centraliste pourraient être tentées de réaliser leur indépendance à travers les armes, en réaction à la fois au projet jihadiste auquel elles n’adhèrent pas (ou plus) et à la politique de Bagdad ; une tentation qui aurait d’autant plus de résonance que les tribus estiment avoir été bafouées. Il est évident qu’elles n’accepteront pas une position inférieure et verront d’un mauvais œil toute autorité, centrale ou provinciale, ne leur concédant aucun pouvoir. Pour désamorcer la crise, il était question un temps de créer une garde nationale, suggérée par les États-Unis et qui répliquerait l’expérience passée de la Sahwa de manière plus institutionnelle, articulée ; une nouvelle entité qui se substituerait à l’armée dans les régions dominées par l’État islamique. Dans la forme, cette garde nationale serait pluricommunautaire, comprenant des unités d’appartenances multiples opérant sous l’autorité des gouverneurs et rémunérée et équipée par le gouvernement central. Haïdar al-Abadi sait l’enjeu d’une dévolution du pouvoir comme canal d’apaisement des tensions. Mais aussi bien intentionné soit-il, beaucoup de cheikhs ne lui font pas confiance tant la pression de ses alliés chiites et de l’Iran reste forte. De surcroît, la garde nationale destinée à rétablir l’ordre et l’état de droit, à protéger les communautés et restaurer un semblant de confiance dans le processus politique, pourrait ne jamais voir le jour.
Il est donc primordial d’allier aux idées des réalités tangibles, en l’espèce une organisation et des ressources permettant aux tribus d’opérer. Or la formation d’une force cohérente sera une tâche ardue car Washington n’est plus présent militairement au sol, ne dispose plus des mêmes moyens et des mêmes relais, et ne souhaite surtout aucun réengagement. Au-delà de la persistance de nombreuses incertitudes quant à la capacité des tribus de mener la contre-insurrection, l’émergence d’une super-milice sunnite risquant potentiellement de retourner ses armes contre Bagdad a causé un mouvement de panique parmi les chiites et les Kurdes. Certaines tribus pourraient, de fait, se servir d’un armement renforcé pour former une région autonome tout en posant les jalons d’une autre guerre ; d’autres provinces seraient tentées de former leur propre armée, affaiblissant encore plus un État qui ne contrôle plus qu’une partie infime de son territoire. Plutôt qu’une garde nationale, des députés ont proposé l’idée d’une armée fédérale unifiée sous double commandement sunnite et chiite. Toutefois, ni les chiites, ni les sunnites, ni les Kurdes ne désirent pareille fusion de leurs forces vives.
Du côté sunnite, les réactions sont mitigées. Beaucoup estiment que la garde nationale ne verra jamais le jour sous le poids écrasant des milices chiites devenues incontrôlables. Quant aux tribus, elles émettent de sérieuses objections à l’idée d’être soumises aux gouverneurs, qu’elles estiment illégitimes et incompétents. Dans le même temps, les sunnites ne sont pas prêts à renoncer à une réintégration dans l’armée dont ils constituaient la colonne vertébrale avant le renversement du régime baasiste, et dénoncent l’infiltration des forces régulières par les milices. L’Organisation Badr, notamment, est la mieux organisée parmi les chiites et son chef, Hadi al-Ameri, est ministre. Depuis des mois, celui-ci dirige des opérations militaires au nez et à la barbe du gouvernement. En dépit de l’appel du grand ayatollah Ali al-Sistani pour que les droits des civils sunnites soient respectés, plusieurs rapports font état des violences miliciennes En février 2015, le cheikh sunnite Qassem al-Janabi est enlevé et assassiné aux environs de Bagdad.. Omniprésentes et surpuissantes, ces milices reconnaîtront-elles l’influence des tribus dans leurs territoires ? S’ils continuent à être « libérés » par elles, les sunnites seront-ils à l’abri de représailles ? Les manœuvres de groupes chiites en milieu sunnite ne risquent-elles pas d’aggraver la situation en relégitimant le discours confessionnel de Da‘ech ?
On touche ici à la primauté du politique : à défaut d’un meilleur équilibre des forces sur le terrain militaire et d’une conciliation intercommunautaire, la violence devrait se poursuivre, que l’État islamique soit vaincu militairement ou non d’ailleurs. Bagdad s’en remet au soutien de l’Iran, et désormais aussi de la Russie, tandis que les milices tirent profit de la débandade d’une armée qui peine à reformer ses rangs, sans même évoquer le degré de corruption qui la gangrène. Téhéran et ses relais ont en réalité peu à gagner d’un retour de l’Irak à la stabilité et à la souveraineté, une donnée qui devrait être mieux admise. Les tribus sunnites, quant à elles, attendent de leur mobilisation une contrepartie que le gouvernement n’est guère prêt à leur céder. Ce sont pourtant ces tribus et les sunnites encore mobilisables qui représentent l’alternative la plus crédible face au vide politique dans lequel s’est engouffré l’État islamique. Sans un compromis, une autre révolte contre Bagdad éclatera inexorablement, rendant vaine la lutte anti-jihadiste. La négociation d’un « après-Da‘ech » sera, dans tous les cas de figure, aussi périlleuse que la bataille militaire présentement livrée.