Ce texte est simultanément publié par la FRS et par l'Institut Montaigne
Le « quoiqu’il en coûte » s’applique-t-il aussi à la défense ? Certains pourraient le penser au vu de l’augmentation spectaculaire du budget des armées depuis quelques années – avec un budget passé de 32,2 milliards d’euros en 2017 à 43,9 milliards envisagés pour 2023 – et de l’annonce par le président de la République, le 20 janvier lors des ses vœux aux armées, qu’une enveloppe de 413 milliards sur sept ans serait proposée pour la prochaine Loi de programmation militaire, contre 295 pour la précédente.
Il est vrai, comme disait le général de Gaulle, que la défense est « la première raison d’être de l’Etat » et que, comme la politique sanitaire, elle concerne au premier chef la préservation de l’existence de la nation et de l’intégrité physique des citoyens. Mais nous ne sommes pas en guerre. La France n’est pas aujourd’hui menacée de disparition comme l’est l’Ukraine. Cette augmentation spectaculaire du budget des armées est toutefois justifiée par la nécessaire recapitalisation de notre outil de défense et de sécurité face à une diversification des risques et des menaces qui pèsent sur l’Etat et sur nos alliés - alors que les moyens avaient stagné en exécution budgétaire depuis la fin des années 2000, avec un impact significatif sur les crédits d’équipement. Si elle reste de l’ordre de 2% du Produit intérieur brut, cette dépense restera supportable pour la collectivité et à la mesure de nos moyens.
Ceux qui estiment qu’un véritable saut quantitatif était nécessaire à l’aube d’une ère de nouvelle compétition des puissances seront peut-être déçus : il s’agit d’un effort majeur, pas d’un Zeitenwende. Mais cela aurait sans douté été difficilement acceptable à nombre de nos concitoyens à l’heure où on leur demande de faire des sacrifices pour limiter nos déficits actuels et prévisibles. N’oublions pas, au demeurant, que le budget de la défense est également un soutien pour notre diplomatie et notre économie. L’existence des forces “de souveraineté” (dans les DROM-COM) et “de présence” (dans les pays avec lesquels nous avons des accords), les missions de renseignement, celles qui sont destinées à affirmer la liberté de navigation, les exercices avec des pays amis, et de manière générale la capacité de projection des armées sont autant d’atouts pour l’action internationale de la France. L’on connaît, par ailleurs, l’importance du secteur industriel de la défense, souvent dans des domaines de haute technologie, ainsi que celle des exportations militaires pour notre balance commerciale.
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Ceux qui craignent que la France, devant le retour de la menace russe, rentre dans le rang de l’OTAN et se consacre désormais prioritairement à la défense à l’Est dans une logique de retour à la guerre froide peuvent en revanche être d’autant plus rassurés que l’on connaît le peu d’enthousiasme du Chef de l’Etat pour l’organisation transatlantique.
Rappelons d’abord une évidence : les moyens alloués à notre défense sont quasiment tous employables soit dans un cadre national, soit dans un cadre européen, soit dans un cadre transatlantique. Les capacités de l’Europe et de l’OTAN résultent essentiellement de l’addition de moyens nationaux.
Constatons par ailleurs que l’investissement envisagé pour la pérennisation d’une dissuasion nucléaire indépendante est confirmé. C’est même une « bosse » budgétaire significative qui va en résulter dans les années qui viennent, du fait de la construction à venir de quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de troisième génération.
Dans un contexte de solidarité nécessaire avec nos alliés européens, la France doit « tenir son rang ». Elle est puissance d’initiatives au sein de l’Alliance, ayant par exemple été à l’origine du renforcement de la présence de l’OTAN au sud-est de l’Europe, face à la mer Noire, avec une présence nationale significative en Roumanie. Doit-elle pour autant se préparer à « tenir un créneau » à l’avant d’ici quelques années, c’est-à-dire déployer à la frontière Est de l’Europe un volume de forces équivalent à une division aéroterrestre ? Cela peut se discuter. On peut tout autant envisager que la logique de la Force d’action rapide de la guerre froide, qui consistait à engager le moment venu seulement, et là où ce serait nécessaire, une contribution significative à la défense de l’Alliance, soit applicable.
Tout en actant la réalité stratégique contemporaine – nos partenaires ne conçoivent de défense du continent que dans le cadre de l’OTAN – la France continue d’investir par ailleurs dans le volet strictement européen de la défense, après les initiatives du quinquennat précédent (création de l’Initiative européenne d’intervention, mise en place de la task force Takuba, soutien au Fonds européen de défense, à la coopération structurée permanente, etc.). Et l’ambition de l’autonomie stratégique de l’Europe est d’autant moins abandonnée qu’elle est beaucoup plus large que la défense.
Rappelons enfin qu’en dehors de tout contexte otanien, la France a décidé en 2021 de s’engager de manière spectaculaire, via un accord de défense exigeant, dans la défense de la Grèce. Lorsqu’elle envisage de mener, si nécessaire, des opérations de haute intensité, cela ne s’applique pas qu’à la défense à l’Est.
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Loin de se réorienter exclusivement vers la défense à l’Est, la France élargit au contraire le spectre de ses capacités à la fois horizontalement et verticalement.
Ceux qui estimaient que la gifle de l’abandon du contrat australien et de la constitution du partenariat AUKUS (Australia, United Kingdom, United States) en septembre 2021 allait conduire Paris à se détourner de la zone indopacifique en seront pour leurs frais. L’importance économique et stratégique croissante de la région, et bien sûr celle de nos territoires ultramarins (« de plus en plus exposés », disait le président de la République) ; impliquent au contraire un réinvestissement de notre part. La Chine n’est pas une menace militaire pour la France, mais son intention d’étendre sa domination sur le Pacifique occidental est chaque jour plus avérée. Sans compter que le développement des marines hauturières peut nous réserver des surprises. N’a-t-on pas vu il y a quelques semaines deux bâtiments militaires iraniens traverser la zone économique exclusive de la Polynésie ? Le renforcement qualitatif des forces dites de souveraineté, qui se traduira notamment par la mise en service de six patrouilleurs outre-mer modernes, est une urgence difficilement contestable. La consolidation de nos principaux partenariats dans la zone indopacifique – avec les Emirats arabes unis, l’Inde et l’Indonésie, tous trois équipés de Rafale – contribuera aussi à asseoir une politique française indépendante dans la région.
Le gouvernement entend également proposer des efforts nouveaux sur l’axe « vertical » de la défense et de la sécurité : la maîtrise des fonds marins jusqu’à une profondeur de 6 000 mètres, la capacité cyber offensive, l’espace extra-atmosphérique. Sans oublier la concrétisation de la nouvelle fonction stratégique « Influence » établie par la Revue stratégique et de défense nationale publiée en septembre 2022.
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Il est sage d’avoir préféré la cohérence et la réactivité au volume et à l’endurance. Le besoin de rassurer nos alliés européens et de dissuader la Russie d’aller plus loin ne passe pas par la reconstitution d’un corps de bataille à l’Est, mais plutôt par un effort de défense constant et à la hauteur de nos moyens, sans abandon de capacité majeure. Certes, le modèle nouveau dont le président de la République a exposé les grandes lignes ne renoue pas avec le temps des gros bataillons et de la « masse » chère notamment à l’armée de terre. Il préfère doubler le budget du renseignement militaire et notre capacité de traitement des menaces cyber majeures, et accroître de 50 % notre potentiel de défense aérienne, dans toutes ses composantes (drones), sans tomber pour autant dans ce qu’il appelle « le piège du raffinement technologique ». On sait que ce dernier, tendance naturelle dans l’expression des besoins, conduit en effet facilement à l’explosion des coûts unitaires (et in fine à la réduction des cibles) ainsi qu’aux lourdeurs de mise en œuvre, voire à des vulnérabilités parfois plus importantes, au regard de moyens plus “rustiques”.
Pour la première fois depuis des décennies, une loi de programmation militaire sera élaborée alors que celle qu’elle remplace a été totalement exécutée, et les abondements du budget des armées dans les années qui viennent sont cohérents avec la trajectoire qui avait été envisagée au début du premier quinquennat. Après la « réparation » vient ainsi le temps de la « transformation ». Il est heureux que la défense puisse faire ainsi l’objet d’une constance rare dans les politiques publiques.