Cette note se base largement sur un déplacement effectué à Oslo et au Svalbard en octobre 2018.
Une paix froide entre Oslo et Moscou
L’exercice de l’OTAN Trident Juncture 2018, l’un des plus importants menés par l’Alliance depuis la fin de la Guerre froide, et la réaction russe à cet exercice, ont de nouveau attiré l’attention sur l’Arctique.
On évoque volontiers, en Norvège, une « dichotomie » qui existerait dans la relation entre Oslo et Moscou.
La Norvège ne se fait pas d’illusion sur la politique russe. Elle constate le regain d’activité militaire à proximité de son territoire (y compris le déploiement de systèmes Iskander lors d’exercices) et craint le risque de « débordement » d’une crise entre Moscou et l’Alliance atlantique. Elle sait que cette politique s’inscrit dans le cadre d’un « réveil russe » qui concernerait l’Arctique tout autant que le reste de son environnement régional, et qui mêle affirmations de souveraineté et intérêts économiques (ressources, transport). Elle voit la stratégie russe dans l’Arctique (« notre Mecque », disait M. Rogozine en 2015) comme une question de « très long terme ».
De fait, la conscription et l’appartenance à l’OTAN ne sont nullement des sujets de débats – et la Russie ne semble pas avoir fait de la Norvège une cible privilégiée de sa propagande. Depuis l’invasion de la Crimée, la Norvège a engagé un renforcement de sa posture de défense, notamment dans les airs (F35) et dans les mers (Type-212). En 2017, Oslo a décidé le renforcement de ses capacités de défense et de son « alliance dans l’alliance » avec les Etats-Unis. Outre la coopération qui lie les deux parties sur l’échange de renseignements (surveillance maritime aérienne – Orion P8A, en étroite coopération également avec le Royaume-Uni), la présence symbolique des Marines américains est doublée et pérenniséeOn relève ainsi qu’après le Brexit, la sécurité occidentale dans le Grand nord sera assurée, pour l’essentiel, par des pays non-membres de l’Union européenne.. En parallèle, la coopération militaire et économique avec Moscou a souffert de la dégradation des relations russo-occidentales depuis 2014.
Pour autant, la Norvège tient à conserver une politique de réassurance de la Russie, pour des raisons géographiques (mitoyenneté, neutralité des voisins…) et historiques (libération du Finnmark…), mais aussi de principe : il s’agit non seulement d’intérêts mutuels en mer (pêche…) mais aussi d’une sorte de solidarité naturelle des nations maritimes du nord, le sauvetage en mer, en particulier, étant volontiers considéré comme « sacré ».
Tout en acceptant la logique du trip-wire au nord, elle a ainsi rejeté le principe d’une défense de l’avant au bénéfice de celui de la défense totale, et c’est très délibérément qu’elle a souhaité que l’exercice Trident Juncture 2018 se déroule au milieu du pays, et non pas au nord. Elle ne souhaite ni le stationnement permanent d’unités de l’OTAN (a fortiori d’armes nucléaires), ni la surveillance de l’espace aérien et maritime situé au nord-est de la Norvège par ses alliés.
A Oslo, on dit voir la Russie comme « un défi stratégique, mais pas une menace » et l’on veut maintenir l’Arctique comme une zone de « basse tension ». La position russe sur l’Arctique est considérée comme cohérente et héritée de la position soviétique et les Russes savent « compartimenter » : la coopération dans l’Arctique n’a pas souffert du refroidissement des relations avec Moscou depuis la Crimée. On loue ainsi volontiers, à Oslo, l’esprit « légaliste » de la Russie. Les quelques incidents qui impliquent les deux pays – sans violation de l’espace aérien ou maritime du pays, contrairement à ce qui a été le cas pour les voisins de la Norvège, note-t-on à Oslo – sont minimisés. La frontière terrestre (196 kilomètres) est décrite comme « tranquille » et les passages transfrontaliers ne posent pas de problème (régime de facilitation depuis 2012). Le passage en force de quelques 5 000 migrants en 2015 n’avait pas été considéré comme une provocation : de l’avis d’Oslo, la Russie n’avait certes rien fait pour les arrêter mais avait surtout perdu le contrôle de la situation.
Il existerait ainsi ce que certains appellent un « esprit de condominium » sur la zone entre les deux parties – qu’il est sans doute plus approprié de caractériser comme un « esprit de bon voisinage » – mais qui satisferait les intérêts norvégiens.
Statu quo au Svalbard
Terra nullius pendant des siècles, l’archipel du Svalbard (deux fois la taille de la Belgique) a été reconnu comme partie intégrante du territoire norvégien par le traité signé à Paris en 1920. Le territoire n’en a pas moins un statut qui à cette date était tout à fait exceptionnel : il donne aux ressortissants des Etats signataires une égalité de traitement en ce qui concerne les activités économiques, mais interdit l’installation de toute « base navale » ou « fortification », et de manière générale toute utilisation des régions concernées « dans un but de guerre ».
Alors que l’activité minière (charbon) est sur le déclin, Oslo y entreprend aujourd’hui de développer la recherche scientifique et le tourisme. La station SvalSat, sur un plateau proche de Longyearbyen, profite d’une localisation idéale pour les communications depuis et vers les satellites (civils) en orbite polaire, et le Centre universitaire de Longyearbyen est en pleine expansion. Mais si la population (2 300 personnes) est essentiellement norvégienne, l’archipel compte près de 40 % de résidents étrangers, dont quelques 500 Russes et Ukrainiens.
Après avoir été tentée de remettre en cause un traité dont elle n’était pas initialement signataire, la Russie a reconnu la pleine souveraineté norvégienne sur l’archipel en 1924, bien avant de devenir Etat partie au Traité (1935). De son côté, la Norvège s’est assurée que ce dernier était bien couvert par l’Article 5 du traité de WashingtonUne délégation de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN a visité l’archipel au printemps 2017.. Le déclin de l’activité minière russe dans l’archipel ne sera que très partiellement compensé par le tourisme (croisières…), et la présence de la Russie paraît structurellement déclinante (plus de vols Aeroflot…) même si Moscou tient à la maintenir.
En 1996, le crash d’un appareil russe de la compagnie Vnukovo Airlines (140 morts) avait été un test des relations frontalières en situation d’urgence : il avait donné lieu à un effort conjoint sans précédent de récupération et d’enquête.
La délimitation maritime de 2010 a illustré et conforté ces bonnes relations : il se base, conformément aux souhaits norvégiens, sur les principes de la Convention de Montego Bay (et non sur le Traité du Svalbard, ce qui n’aurait pas été dans l’intérêt russe). Dans ce cadre, la Norvège a, dans les faits, reconnu la souveraineté russe sur l’archipel François-Joseph et cherche à se prémunir contre l’exploitation de tout flou dans la délimitation frontalière par la Russie. Une Zone spéciale a été donnée à la Russie pour réduire, d’un commun accord, la surface des eaux internationales.
De manière plus générale, les débats sur l’utilisation des espaces maritimes adjacents aux Svalbard montrent, dans l’ensemble, davantage de convergence (ou de connivence) entre Oslo et Moscou qu’entre la Norvège et l’Union européenne.
Les différends proviennent notamment de l’absence de clarté du Traité – signé, il est vrai, en 1920 – sur le statut des eaux environnantes : le texte ne mentionne que l’existence des eaux territoriales. La question était progressivement devenue sensible du fait des progrès du droit de la mer, ainsi que par les perspectives nouvelles de l’Arctique (transport, hydrocarbures, etc.). Oslo a établi sa ZEE (200 milles) en 1976, puis a créé l’année suivante une Zone de protection des pêches de 200 milles autour de l’archipel. Or la ZEE norvégienne recouvre partiellement le polygone du Svalbard (Svalbard Box), c’est-à-dire la zone géographique définie par le Traité. La Convention de Montego Bay en 1982 a ajouté à cette controverse la question de la délimitation du plateau continental, entérinée par la Commission sur les limites du plateau continental à New York en 2009 et les traités de délimitation avec les Etats voisins (Russie, Danemark).
De l’avis de la Norvège, les dispositions du traité du Spitsberg faisant référence aux « eaux territoriales » ne sont pas applicables au-delà de la mer territoriale de l’archipel, et Oslo invoque « l’esprit du Traité ». Sa position se veut renforcée par l’existence d’un seul et unique plateau continental partagé par le territoire européen du pays et l’archipel (plateau ininterrompu, profondeur jamais supérieure à 500 mètres…). Dès lors, pour elle, la Zone de protection des pêches n’est qu’une application des règles gouvernant l’établissement des ZEE.
Tout en maintenant une opposition de principe sur les thèses norvégiennes d’interprétation du Traité, en soutenant que les clauses de celui-ci devraient s’appliquer dans l’ensemble du polygone, la Russie se satisfait de la situation actuelle, qui voit la gestion des pêches prise en charge par des accords bilatéraux et une commission mixte, reflétant la réalité du terrain (les stocks de poisson chevauchent les zones de pêche des deux pays et se déplacent de l’une à l’autre).
A l’inverse, la plupart des autres pays européens concernés, et l’Union européenne depuis 2016, s’opposent à la position norvégienne sur l’interprétation du Traité, estiment que le Svalbard dispose de sa propre ZEE (et de son propre plateau continental), et ont ainsi une interprétation extensive des clauses du Traité, en les appliquant à tous les espaces maritimes de l’archipel. L’UE délivre maintenant des autorisations de pêche des crabes des neiges, ce qui a conduit à des frictions (arraisonnement par Oslo d’un navire lituanien en 2016, d’un navire letton en 2017…)La caractérisation de l’espèce est un élément non négligeable du débat. La Cour suprême de Norvège a estimé (2017) qu’il s’agissait d’une espèce sédentaire (ne pouvant se mouvoir sans contact avec le sol), et qu’il relève donc du plateau continental..
Est-ce à dire que cet « esprit de condominium » pacifique est durable ? La Russie ne semble pas avoir abandonné toute ambition de déstabiliser la position norvégienne. Si les incidents relatifs aux pêches sont peu nombreux (arraisonnements de chalutiers russes, notamment au cours de la décennie 2000), Moscou semble parfois tentée de tester la solidité des nerfs d’Oslo. Elle conserve une interprétation extensive du paragraphe du Traité sur la notion de « buts de guerre » (pour la Norvège, il s’agit des « opérations militaires offensives », alors que la Russie prétend que l’esprit du Traité est la démilitarisation de l’archipel). Plus d’une rumeur colportée en Russie prétend qu’Oslo se livre à des activités secrètes de nature militaire (utilisation de la station satellitaire, etc.). Certains ont ainsi pu voir dans le transit par l’archipel de M. Rogozine (avril 2015, cf. ses déclarations précitées sur la « Mecque russe »), alors qu’il était frappé par les sanctions, une provocation, de même que le transit de forces spéciales tchétchènes l’année suivante (avril 2016). Oslo devra sans doute suivre attentivement le développement des activités de « recherche scientifique » de la Russie sur l’archipel. Enfin, il est difficile d’imaginer que le statut particulier du Svalbard protègerait la zone d’une escalade militaire entre la Russie et l’OTAN : du point de vue de Moscou, elle fait partie, comme d’ailleurs le Finnmark, de la zone sanctuarisée (« bastion ») de la défense du pays, dont les armées russes chercheraient à interdire l’accès en cas de conflit.
Si elle tend à minimiser la portée des incidents mentionnés, la Norvège n’en a pas moins affirmé le principe de l’interdiction de toute activité militaire étrangère sur l’archipel (Livre blanc de 2016) et le Stortinget a décidé en 2017 qu’une frégate de la Marine nationale pourrait venir s’entraîner, quelques mois par an, dans les eaux du Svalbard.
Ce statu quo peut ainsi sembler fragile : il reste sans doute à la merci d’une initiative russe provoquée pour des raisons de politique intérieure ou de rivalités bureaucratiques. Mais la situation dans le Grand nord et, de manière générale, l’équilibre atteint dans les relations russo-norvégiennes, assis sur une indéniable convergence d’intérêts pratiques, montrent les limites des discours sensationnalistes sur un prétendu Grand jeu dans l’Arctique.