La guerre russe contre l’Ukraine est à bien des égards un conflit « en ambiance nucléaire », avec cinq dimensions différentes :
- La « sanctuarisation agressive » : abritée derrière sa capacité nucléaire, la Russie s’autorise à conduire des opérations offensives majeures.
- L’intérêt prétendu de l’Ukraine pour l’arme nucléaire, évoqué dans l’intervention de M. Poutine du 24 février annonçant le début de la guerre.Cette référence pouvait étonner, dans la mesure où le président russe fustigeait dans le même discours l’intervention militaire américaine en Irak. On peut penser qu’il s’agissait d’une manière oblique de suggérer que Kiev ne respectait pas les termes des memoranda de Budapest, en se référant à certaines déclarations de responsables ukrainiens.
- Le referendum constitutionnel biélorusse (27 février), qui autorise dans les faits le déploiement d’armes nucléaires russes sur le territoire.
- Les craintes suscitées par les opérations militaires autour des centrales nucléaires ukrainiennes (Tchernobyl, Zaporizhzhia) – qui ne semblent pas toutefois avoir été motivées par la volonté de créer délibérément un incident radiologique.
- Enfin, bien sûr, les multiples références explicites et implicites de M. Poutine à la force de dissuasion nucléaire russe, et sa décision (le 27 février) de changer la posture des forces stratégiques.
Le jeu de la dissuasion dans la crise ukrainienne
La Russie a semblé jouer la carte de la « sanctuarisation agressive », mais la dissuasion nucléaire semble avoir bien fonctionné. Cette expression forgée par Jean-Louis Gergorin au début des années 1990 rend sans doute mieux compte de l’attitude de Moscou que le « paradoxe de la stabilité-instabilité » (théorie développée par Glenn Snyder dans les années 1960), qui concerne les affrontements directs entre États nucléaires.
Les forces armées russes ne frappent pas les bases situées sur le territoire de l’OTAN (et aucun emploi d’armes chimiques n’a été détecté). L’OTAN ne s’engage pas directement contre la Russie. Aucune zone d’interdiction de survol n’a été établie. Cette situation n’est pas sans rappeler les crises ouvertes de la Guerre froide – Corée, Vietnam, Proche-Orient… Ainsi peut-on dire que la guerre d’Ukraine confirme que la dissuasion nucléaire permet l’engagement tout en limitant les risques d’escaladeJeffrey Lewis, Aaron Stein, « Who is deterring whom? The place of nuclear weapons in modern war », War on The Rocks, 16 juin 2022.
De fait, on a pu observer une certaine retenue des deux côtés.
Du côté russe
Du côté russe, la thèse selon laquelle Moscou serait prompte à « brandir la menace nucléaire » est contestable. On ne peut manquer en effet d’être frappé par le contraste entre la violence guerrière de l’armée russe et la politique de dissuasion – rhétorique, posture, exercices, essais – du Kremlin au cours de la crise.
Si les commentateurs russes ont fait assaut de déclarations provocatrices, et fréquemment incendiaires, les responsables politiques se sont contentés, la plupart du temps, de « rappels dissuasifs » consistant à énoncer les dispositions de la doctrine officielle ou l’ampleur des capacités russes :
- M. Poutine, dans son intervention du 24 février, signalait : « Peu importe qui tente de se mettre en travers de notre chemin ou, a fortiori, de créer des menaces pour notre pays et notre peuple, ils doivent savoir que la Russie répondra immédiatement, et les conséquences seront telles que vous n'en avez jamais vues dans toute votre histoire. Quelle que soit la façon dont les événements se déroulent, nous sommes prêts. Toutes les décisions nécessaires à cet égard ont été prises. J'espère que mes paroles seront entendues »Address by the President of the Russian Federation, 24 février 2022 – http://en.kremlin.ru/events/president/ news/67843.
- Le porte-parole du Kremlin, interrogé par CNN, confirmait le 22 mars que la Russie n’emploierait l’arme nucléaire qu’en cas de « menace existentielle » sur le paysLuke McGee, Claire Calzonetti, « Putin spokesman refuses to rule out use of nuclear weapons if Russia faced an ‘existential threat’ », CNN, 22 mars 2022 . Quelques jours plus tard, il affirmait que « personne ne pensait à l’emploi – ni même à l’idée d’employer une arme nucléaire »« Putin’s spokesman Dmitry Peskov on Ukraine and the West: ‘Don’t push us into the corner’ », PBS NewsHour, 28 mars 2022.
- La même semaine, le vice-président du Conseil de sécurité nationale, M. Medvedev, rappelait les quatre seuils des intérêts vitaux russes« Russia reasserts right to use nuclear weapons in Ukraine », The Guardian, 26 mars 2022.
- Le 19 avril, M. Lavrov écartait l’hypothèse de l’emploi de l’arme nucléaireOlena Roshina, « Lavrov denies the possibility of a nuclear strike on Ukraine », Pravda.ua, 19 avril 2022. Dans un autre entretien le même jour, il affirmait que la Russie faisait tout pour éviter une guerre nucléaire« Russia Is Against Use of Nuclear Weapons in Ukraine », Lavrov Sats, Bloomberg, 19 avril 2022. .
- Le lendemain, à l’occasion du test de missile Sarmat, M. Poutine signalait que ce missile était destiné à « faire réfléchir à deux fois ceux qui essayent de menacer notre pays avec une rhétorique déchaînée et agressive »AFP, « Sarmat Missile Will Make Russia Foes ‘Think Twice’ – Putin », The Moscow Times, 20 avril 2022..
- Le 29 avril, M. Poutine affirmait : « Laissez-moi le dire une fois encore : quiconque aurait l’intention d’interférer depuis l’extérieur en suscitant une menace stratégique inacceptable pour la Russie doit savoir que nos frappes de rétorsion seraient rapides comme l’éclair. Nous disposons des moyens appropriés, des moyens dont personne d’autre ne dispose. Ce ne sont pas des rodomontades : nous les utiliserons si nécessaire. Et je veux que chacun le sache ; toutes les décisions ont été prises à ce sujet »Meeting with Council of Lawmakers, 27 avril 2022 – http://en.kremlin.ru/events/president/news/68297.
Le langage des responsables russes a ainsi pu rappeler celui des responsables indiens et pakistanais au cours des crises qui ont émaillé la relation bilatérale depuis 1998. Dans l’ensemble, toutefois, l’on peut dire que la Russie s’est gardée d’apparaître comme ayant « le doigt sur le bouton » et encore plus de mettre en œuvre ce que Richard Nixon avait appelé la « théorie du fou » (cf. alerte américaine de 1969), consistant à feindre l’irrationalité pour mieux effrayer l’adversaireScott D. Sagan, Jeremi Suri, « The Madman Nuclear Alert. Secrecy, Signaling, and Safety in October 1969 », International Security, vol. 27, n° 4, 2003..
Il n’y a pas eu de changement manifeste de la posture des forces nucléaires russes. La décision très médiatisée du 27 février (cf. infra.) consistait en une simple augmentation de la présence permanente de personnels dans les états-majors des forces stratégiques et non en une « mise en alerte »William J. Broad, « How America Watches for a Nuclear Strike », The New York Times, 5 avril 2022 ; voir également https://tass.ru/armiya-i-opk/ 13897773?utm_source=t.co&utm_medium=referral&utm_campaign=t.co&utm_referrer=t.co. « Nous n’avons rien vu de nature à nous faire ajuster notre posture nucléaire », disait d’ailleurs le conseiller américain à la sécurité nationale M. Sullivan fin marsDavid E. Sanger et al, « US Makes Contingency Plans in Case Russia Uses Its Most Powerful Weapons », The New York Times, 23 mars 2022.. Deux mois plus tard, les responsables américains renchérissaient en laissant entendre qu’ils n’avaient pas décelé de mouvements d’armes vers l’Ouest ou de relâchement des contrôles sur l’arsenal russeDavid E. Sanger, William J. Broad, « Putin’s Threats Highlight the Dangers of a New, Riskier Nuclear Era », The New York Times, 1er juin 2022.. Ceci permettait à M. Biden, dans une tribune publiée par le New York Times, d’affirmer que « nous ne voyons aucune indication permettant de dire que la Russie a l’intention d’employer des armes nucléaires en Ukraine »Joseph R. Biden Jr., « What America Will and Will Not Do in Ukraine », The New York Times, 31 mai 2022..
Moscou a certes procédé à la mi-février 2022 à un deuxième exercice Grom (après celui d’octobre 2019), manœuvre de grande ampleur impliquant l’ensemble de la triade. Il convient toutefois de rappeler que celui-ci impliquait la « dissuasion stratégique » dans son ensemble (y compris les moyens non-nucléaires), ce qui n’était pas sans rappeler les exercices américains Global Thunder, auxquels ils semblent avoir emprunté leur nom (« Tonnerre »)Russia’s Strategic Exercises: Messages and Implications, NATO Strategic Communications Center of Excellence, juillet 2020 – https://stratcomcoe.org/cuploads/pfiles/ru_strat_ex_29-07-e147a.pdf. L’essai d’un missile Sarmat le 20 avril relevait, semble-t-il, du calendrier normal de validation du missile. Mentionnons également le survol de Moscou, le 4 mai, par un Ilyouchine-80 Maxdome, qui n’avait pas été vu depuis 2010, et, le 5 mai, un exercice impliquant des missiles Iskander à Kaliningrad, sans qu’il soit évident qu’il ait impliqué la capacité nucléaire de ces derniersWilliam M. Arkin, « Exclusive: Putin’s Captured War Plans Show His Ukraine Ambitions Shrinking », Newsweek, 13 mai 2022..
Toutefois, le nombre et l’ampleur des « signaux nucléaires » envoyés par la Russie sont restés limités.
Comment expliquer ce décalage entre les déclarations incendiaires des médias et la relative sérénité publique des autorités russes (qui pourrait d’ailleurs relever d’une « répartition des rôles », le Kremlin souhaitant apparaître comme « raisonnable ») ? D’abord par la cohérence entre la situation qui prévaut sur le théâtre ukrainien et la doctrine nucléaire russe. Les intérêts les plus essentiels de la Russie n’étant pas en jeu, Moscou se serait bornée à dissuader les pays occidentaux de s’impliquer directement dans le conflitKristin Ven Bruusgaard, « Understanding Putin’s Nuclear Decision-Making », War on the Rocks, 22 mars 2022.. On a d’ailleurs pu faire remarquer que le cas d’une « opération spéciale » n’était pas couvert par la doctrine russePyotr Topychkanov, « Could Russia Use the Nuclear Option? », The Moscow Times, 16 mai 2022.. Mais aussi, peut-être, par l’héritage et la « mémoire nucléaire » soviétiques. Pour rappel, les dirigeants soviétiques faisaient montre d’une grande prudence dans l’appréhension de la guerre nucléaire. Au point, d’ailleurs, que l’on puisse émettre l’hypothèse, aussi troublante qu’elle puisse paraître, d’une crainte russe d’une attaque « désarmante » occidentale. Il faut relever à cet égard que toutes les forces stratégiques (y compris défensives) étaient concernées par la décision du 27 février.
Du côté occidental
Du côté occidental, le sang-froid a clairement prévalu. Aucune des trois puissances nucléaires de l’Alliance atlantique n’a eu recours à quelque geste provocateur que ce soit, et toutes ont plutôt cherché à refroidir la température. En France, le ministre des Affaires étrangères s’est borné à rappeler que l’OTAN était une « alliance nucléaire »« Ukraine: Le Drian rappelle à Poutine que ‘l’Alliance atlantique est aussi une alliance nucléaire’ », BFM-TV, 24 février 2022.. Le message du chef de l’État aux forces armées a évoqué les « postures permanentes » sans évoquer explicitement la dissuasion nucléaireMessage du président Emmanuel Macron aux armées, 28 février 2022 – https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/02/28/message-du-president-emmanuel-macron-aux-armees. La sortie à la mer d’un troisième SNLE français, rapportée par la presse, n’a pas fait davantage l’objet de communication que pour tout autre changement de posture de la FOST. De même pour l’exercice Poker des FAS conduit au mois de mai. Le STRATCOM a fait savoir qu’il n’avait recommandé aucun changement de postureJoe Gould, « No changes coming to US nuclear posture after Russian threat », Defense News, 1er mars 2022.. Quant aux États-Unis, on sait qu’ils ont reporté un essai de missile intercontinental sol-sol, et n’ont pas communiqué sur un essai de missile hypersoniqueOren Liebermann, « US tested hypersonic missile in mid-March but kept it quiet to avoid escalating tensions with Russia », CNN, 5 avril 2022.. Mais ils ont procédé à pas moins de quatre tirs d’essais de missiles balistiques Trident‑2 D5 à la mi-juin. Par ailleurs, les pays occidentaux ont cherché à dissuader Moscou de recourir à l’arme chimique, sans reprendre explicitement à leur compte l’expression « ligne rouge » mais, à l’instar du président Biden, en suggérant que la Russie paierait « le prix fort »Libby Cathey, Shannon K. Crawford, « Biden warns Russia will pay ‘severe price’ if it deploys chemical weapons », ABC News, 11 mars 2022..
Quel risque d’emploi de l’arme nucléaire ?
À l’aune des déclarations russes, le risque d’un emploi de l’arme nucléaire semble donc extrêmement faible, sauf à ce qu’une éventuelle escalade du conflit conduise Moscou à estimer qu’il pourrait y avoir une menace de nature « existentielle » pour la Russie.
Il résulte des textes officiels russes (2010, 2014, 2020) et de la pratique des exercices que le seuil nucléaire russe a été relevé au regard de ce qu’il était dans les années 1990 et 2000. Pour rappel, le texte doctrinal de 2020 envisage quatre seuils possibles : (i) la détection d’une attaque de missiles contre le territoire russe (lancement sur alerte) ; (ii) une attaque nucléaire ou conduite avec d’autres armes de destruction massive contre la Russie ou ses alliés ; (iii) des attaques conduisant à une paralysie du système de commandement et de contrôle russe ; (iv) une attaque conventionnelle qui menacerait l’existence même de la RussieBasic Principles of State Policy of the Russian Federation on Nuclear Deterrence, 8 juin 2020 – https://archive.mid.ru/en/web/guest/foreign_policy/international_safety/disarmament/-/asset_publisher/rp0fiUBmANaH/content/id/4152094. Le conflit doit se terminer en des termes « acceptables » pour la Russie (et non plus « favorables » dans les documents précédents). Si les exercices russes de grande ampleur voient le recours à de nombreux moyens duaux, aérobies et balistiques (et s’ils sont fréquemment accompagnés, en parallèle, d’exercices des forces stratégiques), il ne semble pas exister d’exemple récent de simulation manifeste d’emploi d’armes nucléaires sur le théâtre au cours de ces exercicesBruno Tertrais, « L’arsenal nucléaire russe : ne pas s’inquiéter pour de mauvaises raisons », IRSEM, note de recherche n° 55-2018, 4 juin 2018..
Si, en apparence, aucune des quatre situations mentionnées ne semble applicable, actuellement, au conflit en cours, il convient néanmoins de noter que « l’existence de la Russie » pourrait avoir une définition assez large du point de vue de M. Poutine, et que, de surcroît, certaines déclarations occidentales ont pu ajouter à la nervosité de Moscou.
Dans son intervention du 24 février, le président russe semblait ainsi indiquer que la politique occidentale suscitait déjà un risque pour l’existence même de l’État : « Les États-Unis et leurs alliés ont une politique d’endiguement de la Russie, avec des bénéfices géopolitiques manifestes. Pour notre pays, il s’agit par conséquent d’une question de vie ou de mort, qui engage notre avenir historique en tant que nation. Ceci n’est pas une exagération ; c’est un fait. C’est une réelle menace non seulement contre nos intérêts mais aussi contre l’existence même de notre État et de sa souveraineté. C’est la ligne rouge dont nous avons parlé à de nombreuses occasions. Ils l’ont franchie »Address by the President of the Russian Federation, 24 février 2022 – http://en.kremlin.ru/events/president/ news/67843.
Trois jours plus tard, M. Poutine reprochait, en outre, aux principaux gouvernements occidentaux, non contents d’infliger des sanctions à la Russie, de « se complaire dans une rhétorique agressive », en foi de quoi il décidait de modifier la posture des forcesMeeting with Sergei Shoigu and Valery Gerasimov, 27 février 2022 – http://en.kremlin.ru/catalog/keywords/78/ events/67876/print. Cette annonce sans doute délibérément médiatisée s’inscrivait dans un contexte déjà largement nucléarisé, mais n’en a pas moins retenu l’attention du monde entier. Les termes choisis (« régime spécial de combat ») ont donné lieu à de multiples interprétations, mais les explications données ultérieurement par le ministre de la Défense M. Choigu permettent de privilégier une interprétation plutôt dédramatisante de cette décision. Comme cela avait été fait après le 11 septembre 2001 (défenses anti-aériennes), il s’agissait d’augmenter significativement le nombre de personnels servant en permanence dans les états-majors de forces stratégiques terrestres et océaniques« Russian nuclear forces placed on high alert after Putin order – Interfax », Reuters, 1er mars 2022.. La confusion qui s’est ensuivie à propos d’une éventuelle élévation du degré d’alerte de ces forces semble avoir été causée – délibérément ? – par la tenue d’exercices de ces mêmes forces.
M. Poutine peut néanmoins donner le sentiment d’avoir étendu le champ des intérêts vitaux de la Russie au-delà de la seule menace militaire sur l’existence de l’État. Les interventions de certains responsables européens évoquant, au début de la guerre, la volonté de provoquer un « effondrement total de l’économie russe » ou l’objectif d’une « destruction du pouvoir de M. Poutine » n’avaient sans doute pas apaisé la paranoïa du KremlinSofiane Aklouf, « Bruno Le Maire : ‘Nous allons provoquer l’effondrement de l’économie russe’ », BFMTV.com, 1er mars 2022 ; et Reuters, « Putin’s power must be destroyed, German economy minister says », 18 mars 2022..
Toutefois, les déclarations publiques de M. Poutine semblent avoir été d’abord et avant tout conçues pour impressionner, voire effrayer les opinions et nombre des meilleurs experts de la stratégie russe nous invitent à ne pas croire au « bluff nucléaire » du KremlinOlga Oliker, « Putin’s Nuclear Bluff », Foreign Affairs, 11 mars 2022.. Au demeurant, il semble que la procédure d’engagement des forces nucléaires soit partiellement héritée du système soviétique de décision collective : si le président de la Fédération est, seul, habilité à ordonner un tir nucléaire, l’aval du ministre de la Défense et, peut-être, celui du Chef d’état-major des armées semble nécessaireJeffrey G. Lewis, Bruno Tertrais, « The Finger on the Button: The Authority to Use Nuclear Weapons in Nuclear-Armed States », CNS Occasional Paper n° 45, Middlebury Institute of International Studies at Monterey, février 2019..
En revanche, la Russie n’en a pas moins clairement signalé à plusieurs reprises qu’une attaque même non-nucléaire contre le territoire considéré comme russe – y compris la Crimée – pourrait relever de cette catégorie. Dès la conférence de presse qui suivit la rencontre avec le Président de la République française (7 février), M. Poutine déclarait à titre dissuasif que « si l’Ukraine rejoignait l’OTAN et décidait de reprendre la Crimée par la force, les pays européens seraient automatiquement entraînés dans un conflit militaire avec la Russie », « l’une des principales puissances nucléaires mondiales, supérieure à nombre de ces pays en termes de modernité des forces nucléaires », risquant un conflit dans lequel « il n'y aura pas de gagnants »News conference following Russian-French talks, 7 février 2022 – http://en.kremlin.ru/events/president/news/ 67735. Pour rappel, M. Poutine avait déclaré en 2015 qu’il aurait été prêt, en 2014, à mettre les forces nucléaires russes en état d’alerte si la Crimée avait été menacéeLaura Smith-Spark, « Russia was ready to put nuclear forces on alert over Crima, Putin says », CNN.com, 16 mars 2015 – https://edition.cnn.com/2015/03/16/europe/russia-putin-crimea-nuclear/index.html.
En d’autres termes, la notion de « menace existentielle » pour la Russie semble bel et bien s’appliquer, dans les faits, au scénario d’une attaque directe contre un territoire considéré par Moscou comme étant légalement russe.
Conséquences pour la dissuasion russe
La dissuasion nucléaire en général sort-elle renforcée, à ce stade, de la guerre en Ukraine ? Il est certain en tout cas qu’elle n’a pas été délégitimée, mais une réponse précise à la question est difficile car elle dépend des perceptions de son efficacité.
Pour la Russie, elle en sort renforcée dès lors qu’elle aurait évité que les pays de l’OTAN interviennent directement dans le conflit (voire s’en prennent à la Russie elle-même).
De son côté, le Kremlin a clairement fait savoir qu’il envisageait désormais d’imiter peu ou prou l’OTAN en promettant à la Biélorussie un rôle de « partage nucléaire » (aéroportée et/ou terrestre via la dotation de porteurs Iskander‑M), peut-être pour décourager la Pologne de se joindre aux mécanismes de l’OTAN. Fin juin, M. Poutine a même, dans une déclaration remarquée, fait une référence inédite au nombre d’armes (« 200 ») et de porteurs (« 257 ») qui pourrait former la capacité nucléaire aéroportée des alliés occidentauxMeeting with President Lukashenko of Belarus, 25 juin 2022 – http://en.kremlin.ru/events/president/news/68702. On peut toutefois s’interroger sur les chances de concrétisation d’une telle initiative. D’abord, en se référant à propos d’une capacité aéroportée, aux Sukhoi‑25 (et non aux Sukhoi‑35 comme demandé par son homologue biélorusse), le président russe n’a pas signalé de volonté de reconstituer une capacité nucléaire moderne. Ensuite, il serait nécessaire d’entraîner les pilotes biélorusses à cet effet, et de réactiver les anciens sites de stockage du temps de l’Union soviétique. Surtout, la confiance du Kremlin en Minsk serait-elle suffisante pour s’engager dans cette voie ?
Par ailleurs, à moyen terme, un affaiblissement durable de l’armée russe pourrait amener Moscou à en revenir à sa posture des années 1990 et 2000, dans laquelle les armes nucléaires avaient une fonction de compensation de son infériorité dans le domaine classique.
Conséquences pour la dissuasion occidentale
Il n’est pas certain que la dissuasion occidentale sorte renforcée de la guerre en Ukraine.
Certes, l’on peut considérer qu’elle a pu éviter que la Russie ne procède à une escalade aux extrêmes ou s’en prenne aux pays de l’OTAN. En cela, l’attitude raisonnable et pondérée des États occidentaux dans le domaine nucléaire a sans doute contribué à neutraliser la capacité de Moscou à jouer de l’atout nucléaire.
En revanche :
- La « dissuasion économique » (menace de sanctions « massives » à l’automne 2021) n’a pas fonctionné, notamment du fait de l’asymétrie des enjeux mais aussi, peut-être, de la conviction, du côté du Kremlin, que l’Occident ne pourrait ou ne voudrait infliger des sanctions aussi fortes.
- La dissuasion nucléaire peut apparaître affaiblie si l’on considère que la capacité nucléaire russe aurait été l’obstacle principal à une implication plus grande en soutien de l’Ukraine. Peut-on dire, ou non, que tel est le cas ? La comparaison avec le Kosovo peut venir à l’esprit (bombardement de Belgrade). Dans ce cas, cela signifierait que le recours à la dissuasion pour neutralisation de la coercition adverse ne fonctionne pas.
- Les échos des débats américains quant à la réponse des États-Unis à un emploi de l’arme nucléaire sur le théâtre – qui serait, à les en croire, de nature non-nucléaire – affectent la crédibilité de la dissuasion américaineEric S. Edelman, Franklin C. Miller, « Biden Is Trying to Deter Putin from Using Nukes. His Staff Isn’t Helping », The Bulwark, 15 juin 2022.. On peut se demander si le « rappel dissuasif solennel » de M. Biden, dans sa tribune du 31 mai, est apparu comme suffisamment convaincant aux yeux du Kremlin (« Je veux être très clair : tout emploi d’armes nucléaires dans ce conflit, à quelque échelle que ce soit, serait totalement inacceptable à nos yeux et à ceux du reste du monde et entraînerait des conséquences sévères »Joseph R. Biden Jr., « What America Will and Will Not Do in Ukraine », op. cit., The New York Times, 31 mai 2022.).
La dissuasion élargie pratiquée dans le cadre de l’OTAN se trouve, elle, à l’évidence validée et renforcée par la guerre en Ukraine. L’Allemagne fédérale, en annonçant son intention d’acquérir des chasseurs-bombardiers américains F‑35, a clairement choisi la continuité dans ce domaine. La Pologne fait savoir qu’elle pourrait accueillir des armes nucléaires américainesShane Croucher, « NATO’s Poland ‘Open’ to Hosting US Nuclear Weapons », Newsweek, 3 avril 2022.. Et du fait du changement de statut de la Biélorussie (referendum constitutionnel du 27 février autorisant de facto le stationnement d’armes nucléaires sur son territoire), et de la mise à l’écart des engagements pris par l’OTAN à la fin des années 1990, un débat sur une éventuelle modification de la posture nucléaire de l’OTAN à l’est ne manquera pas de s’ouvrir. Par ailleurs, au Japon, certaines voix expérimentées s’élèvent pour que Tokyo puisse également bénéficier du « partage nucléaire »Toby Dalton, « Nuclear Nonproliferation After the Russia-Ukraine War », Georgetown Journal of International Affairs, 8 avril 2022.. À noter que l’administration Biden a par ailleurs discrètement programmé la modernisation d’un site de stockage d’armes au Royaume-Uni (base de Lakenheath – qui accueillera prochainement deux nouveaux escadrons de F‑35 américains)Hans Kristensen, « Lakenheath Air Base Added To Nuclear Weapons Storage Site Upgrades », Federation of American Scientists, 11 avril 2022..
Enfin, pour la France, la guerre en Ukraine valide un peu plus, s’il en était besoin, le modèle à quatre SNLE ainsi que la possession d’une composante aérienne visible, dont l’activité est susceptible d’être repérée et appréciée par l’adversaire potentiel. On notera d’ailleurs que la sortie d’un troisième bâtiment à la mer, rapportée par la presse, a suscité peu de débat en France.
Conséquences pour la non-prolifération et le désarmement
La tenue de la première conférence des États parties au TIAN en juin 2022, en pleine guerre ukrainienne, a montré que le décalage entre les espoirs de la communauté du désarmement et les réalités stratégiques était plus fort que jamais.
De fait, et en dépit des assertions et pétitions de principe énoncées lors de cette conférence, on peine à imaginer en quoi la guerre d’Ukraine pourrait permettre de renouer avec le désarmement dans un avenir proche.
S’agissant de la maîtrise des armements, l’on voit mal comment le dialogue américano-russe sur la « stabilité stratégique » pourrait reprendre à brève échéance. Par ailleurs, un éventuel déploiement d’armes nucléaires russes en Biélorussie créerait une situation inédite depuis le début des années 1990. Certes, en apparence, un tel déploiement neutraliserait la position de Moscou qui réclame le retrait de toutes les armes nucléaires des pays étrangers : mais ne mettrait-elle pas également le Kremlin dans une meilleure position de négociation sur les armes « non stratégiques » ?
En ce qui concerne la non-prolifération, il a été suggéré une nouvelle fois que l’Ukraine n’aurait pas été envahie si elle avait conservé « ses » armes nucléaires. Mais cette idée a peu de crédibilité : non seulement il est admis que Kiev n’aurait sans doute pas pu employer ces armes, mais l’on voit mal comment ce pays aurait pu, dans ce scénario, échapper à un statut de paria… qui l’aurait certainement empêché de se rapprocher de l’Union européenne et de l’OTAN. Il reste que le récit selon lequel « une fois de plus, un pays ayant renoncé à l’arme nucléaire a été attaqué » (cf. Irak, Libye, voire Syrie) aura une certaine force politique. La Corée du Nord et l’Iran s’en trouveront – s’il en était besoin – confortés dans leur démarche nucléaire. Et l’argument pourrait également être employé dans les débats internes d’États envisageant, sérieusement ou non, de se lancer dans l’aventure nucléaire.
Par ailleurs, si les garanties de sécurité conférées par les États-Unis à leurs alliés n’ont pas de raison de se trouver affaiblies par la guerre en Ukraine – Washington ayant plutôt tenté de les renforcer –, les assurances données dans le cadre de la non-prolifération, que ce soit à titre général (TNP) ou particulier (Budapest) pourraient, elles, s’en trouver affaiblies voire délégitiméesSur ce sujet voir Ariel E. Levite, « Why security assurances are losing their clout as a nuclear nonproliferation agreement », The Bulletin of the Atomic Scientists, 29 juin 2022..