Depuis plusieurs mois, les articles et publications foisonnent autour de ces mots-clés : Wagner – Russie – Afrique – Poutine – France – ingérence. Pourtant, en filigrane, c’est bien le sentiment anti-français qui suscite une attention particulière. Dans une publication de l’Institut MontaigneJonathan Guiffard, « >Le sentiment anti-français en Afrique de l’Ouest, reflet de la confrontation autoritaire contre ‘l’Occident collectif’ », Institut Montaigne, 4 janvier 2023. , le point central porte sur le déroulement récent d’événements révélant ce sentiment en Afrique de l’Ouest. Il est cependant moins question de sentiment anti-français que de discours anti-français, ce qui relève d’une réflexion plus complexe.
Posons-nous alors une question : qui bono ? De toute évidence, à Vladimir Poutine, mais pas uniquement. Qu’il s’agisse du Burkina FasoInterview de Christian Cambon par Steve Jourdain, « Retrait de l’armée française au Burkina Faso : ‘La pression mise par la Russie et sa milice Wagner pour nous chasser a fini par payer’ », Public Sénat, 24 janvier 2023., du Mali ou encore de la Centrafrique et de Madagascar, des éléments objectifs confirment que l’influence russe augmente sur le continent en faveur d’un projet évoquant un nouvel ordre mondial prôné par MoscouLova Rajaoarinelina, « Poutine l’Africain », Notes de la FRS, n° 2/2023, 6 janvier 2023., dans lequel l’Occident serait l’ennemi commun. En Afrique francophone, ce projet est spécifiquement exprimé contre la France.
Pour que le récit anti-occident porte, il faut un pays, un homme et une revendication. Il faut trouver un appât pour incarner ce narratif. La fin de l’opération Barkhane, annoncé le 10 juin 2021« Fin de Barkhane au Mali : du début de l’intervention militaire au départ des derniers soldats français », TV5 Monde, 25 octobre 2022., les tensions avec la France, les erreurs qu’elle a commises par ailleurs constituent indéniablement une aubaine et le coup d'État malien – une opportunité à ne pas manquer pour Evgueni Prigojine, à la tête du groupe Wagner. Assimi Goïta, chef de la junte malienne, est l’homme de la situation.
La stratégie russe semble fonctionner : il s’agit d’attirer notre attention sur Wagner, de mobiliser notre énergie sur des contre-feux à l’heure actuelle inefficaces qui nous poussent à oublier le plus grave, l’infusion d’un narratif que l’on peut formuler ainsi : « La France, ce pays colonial et raciste qui ne vous [les Africains] voudra jamais du bien, Africains levez-vous, Africains attaquez-les ». Différents épisodes montrent que les autorités françaises n’ont pas pris la mesure de l’enjeu ; elles paraissent dépassées, pour le plus grand plaisir de la Russie et des partisans d’une idéologie que l’on peut désormais voir comme un « francophobisme » radical.
Si ce courant était palpable depuis plusieurs mois via Internet, l’« affaire des 49 soldats »« Pourquoi 46 soldats ivoiriens étaient détenus au Mali ? », TV5 Monde, 6 décembre 2022. vient marquer une rupture avec une ère où l’Afrique entretenait des relations cordiales avec la France, où le rejet n’était pas aussi frontal. Le rôle des réseaux sociaux est secondaire : il est question ici d’un Etat qui fait de la haine de la France un positionnement politique, une raison d’être. Cela démontre aussi la capacité de la Russie à utiliser les récriminations maliennes contre la CEDEAO pour créer un bloc régional anti-français et contester un ordre établi. Cette affaire ne doit donc absolument pas être considérée comme un dossier mineur, mais bien comme le début d’un narratif géopolitique beaucoup plus velléitaire et en apparence bien maîtrisé par Assimi Goïta et Evgueni Prigojine. Elle doit être appréhendée à sa juste valeur, ce qui est fondamental pour adapter les futures décisions politiques, et éviter de reproduire les erreurs qui ont conduit à pareille situation.
La présente note a pour objectif de nous permettre de comprendre ce qui relève des discours francophobes pour mieux y répondre et de ne pas tomber dans le piège de « l’obsession Wagner » sans comprendre ce qui se passe par ailleurs sur une partie du continent africain.
Bamako, la Mecque des Révolutionnaires ou la graine de la sédition ?
Dans un article récent, Le MondeCyril Bensimon, « Les soldats ivoiriens détenus au Mali libérés, la crise levée et quelques dessous dévoilés », Le Monde Afrique, 18 janvier 2023. révélait une partie des dessous de l’« affaire des 49 soldats ». Rappelons les faits brièvement : le 10 juillet 2022, 49 soldats ivoiriens sont arrêtés au Mali. Trois d’entre eux seront libérés un mois plus tard, vraisemblablement parce que ce sont des femmes. Le 30 décembre, les 46 soldats sont condamnés à vingt ans de prison et les trois soldates libérées – à la peine de mort par contumace, « coupables de crimes d’attentat et complot contre le gouvernement, d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat, de détention, port et transport d’armes et de munitions de guerre ou de défense intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle et collective ayant pour but de troubler l’ordre public par l’intimidation ou la terreur »« Mali : les 46 soldats ivoiriens condamnés à 20 ans de prison », RFI, 30 décembre 2022.. Les 49 soldats sont graciés par les autorités maliennes le 6 janvier 2023. Cette grâce signe l’acte final de presque six mois de fortes tensions entre la Côte d’Ivoire et le Mali, adressant par ricochet aux autres pays francophones de la CEDEAOBénin, Togo, Sénégal, Côte d’Ivoire, Mali, Burkina Faso, Guinée Conakry, Niger. le message suivant : « Nous, Maliens nous ne nous laisserons plus dominer par la France qui vous manipule ». Assimi Goïta, chef de la junte malienne, est décrit par les influenceurs de Wagner comme un héros et un fin stratègeTweet de Kemi Seba au lendemain de la grâce de Goïta, 7 janvier 2023.. Or, il est dans le même temps ignoré par tous les autres chefs d’Etat africains de la zone. Ce silence doit s’interpréter, entre autres, comme la prise en compte par les Etats voisins du « virus Wagner » dans la déstabilisation politique. La CEDEAO avait annoncé par ailleurs, le 28 juillet 2022, la création d’un projet de « force anti-putsch »Lassad Ben Ahmed, « La Cédéao annonce un projet de force anti-putsch dans la région ouest-africaine », AA (Agence Anadolu), 28 juillet 2022. devant le président Emmanuel Macron. Si l’initiative est à saluer, cela n’a à ce jour rien produit. La conséquence directe est que ce vide est devenu un argument supplémentaire pour les influenceurs qui décrivent les présidents africains présents comme des préfets de France. Cette expression se retrouve assez souvent dans les milieux anti-« Françafrique » qui ont évolué vers une francophobie radicale et dont l’un des principes est de considérer que les chefs d’Etat du continent ne sont que des pantins (d’autres termes sont fréquemment utilisés dans la même perspective – « meilleurs employés de France » ou « meilleurs élèves »).
La difficulté de cette affaire est qu’elle impose de sortir de nos grilles de lecture occidentales pour comprendre celle du continent. Cela pose un autre préalable intellectuel : accepter que les sociétés africaines aient, comme la France, des préoccupations sécuritaires propres et indépendantes des nôtres. Le choix d’Assimi Goïta, poussé par Wagner, est de se poser comme le militant anti-impérialisme occidental et de refaire vivre de fait la Guerre froide et le Mouvement des Non-Alignés. Notons par ailleurs, et c’est important, que ce n’est pas le choix de tout un continent.
Victimiser le Mali pour mieux accuser la France
Le piège serait pourtant de lire cette affaire à l’aune de ce qui nous est donné à voir, à savoir une crise africaine où le calme froid du président Alassane Ouattara, les déclarations peu amicales du Mali et les mouvements difficilement lisibles du nouveau gouvernement burkinabéGrégoire Sauvage, « Coup d’État au Burkina Faso : les raisons de la chute du putschiste Paul-Henri Damiba », France 24, 3 octobre 2022. (suite à la démission forcée du putschiste, le lieutenant-colonel Damiba, le 2 octobre 2022, par un jeune capitaine de 34 ans, Ibrahim Traoré) reconfigurent une dynamique sur une zone dont le tempo a été pendant plus de dix ans celui des assauts terroristes. Notons que cette reconfiguration n’est en rien la marque d’une victoire franche sur l’Etat islamique, mais plutôt un calcul bien anticipé de Wagner. Ce dernier agit en roue libre, n’ayant pour seul mandat qu’une obligation de résultat sur une trajectoire idéologique définie par Moscou. Prigojine a choisi son nouveau récit : recréer de manière artificielle et fallacieuse le climat des indépendances. Abdoulaye Diop, ministre des Affaires étrangères du Mali, serait donc le Fidel Castro du continent africain, Bamako – La Mecque de ce nouveau vent révolutionnaire, comme l’a été AlgerDocumentaire de Mohammed Ben Slama, Alger la Mecque des Révolutionnaires de 1962-1974, Arte, 2017. durant les indépendances (1960-1970) ; et Assimi Goïta serait le nouveau Thomas Sankara, distribuant les points entre bons et mauvais Africains ; la main de Wagner n’étant jamais très loin. Tout cela en voulant faire croire grossièrement que le monde d’avant, celui où l’URSS jouait des blocs, est à nouveau de mise, comme du temps du Mouvement des Non-Alignés. C’est le scénario que Wagner tente de dérouler, mais précisons par ailleurs que la partie malienne y met du zèle, sans grande manipulation donc.
Renverser les chefs d’Etat trahissant la cause africaine et dont les têtes sont mises à prix par les relais de Wagner se posant en activistes panafricanistes (voir infra) est la mission ultime. Déchiffrons. La Côte d’Ivoire, qui commet le crime de lèse-majesté d’accueillir la base française de Port BouëtPrésentation des Forces Françaises en Côte d’Ivoire par le Ministère des Armées. , à un kilomètre d’Abidjan, est la traîtresse toute trouvée, et la France, la cible finale. Pour autant, le Sénégal et le Niger sont également visés. Il s’agit, et c’est intentionnel, des pays du « giron français », dont les démocraties se situent, certes, à des niveaux différents de stabilisation, mais qui globalement souffrent d’une gouvernance dans laquelle l’alternance se fait par coups d’Etat (Mali, Burkina Faso) ou, pour les pays disposant d’une gouvernance plus saine (Côte d’Ivoire), où l’on annonce des prolongations de mandatAlassane Ouattara en est à son troisième mandat et Macky Sall a annoncé vouloir réaliser un troisième mandat également..
En d’autres termes, les pays d’Afrique de l’Ouest sont en situation de « rodage démocratique ». Les institutions sont encore fragiles et toute perturbation peut entraîner des crises démocratiques de longue durée, ouvrant des opportunités d’ingérence par des pays ou des entités malveillants. Dans la zone, les cas du Mali et du Burkina Faso en sont de parfaits exemples.
Comprenons. La proximité avec Wagner et la Russie protège les Etats aux dérives autocratiques telles que celles que l’on peut déjà constater au MaliMorgane Le Cam, « Au Mali, le raidissement de la junte militaire : ‘Si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous’ », Le Monde, 23 février 2022.. Autrement dit, Wagner soutient officiellement les Etats prônant l’autoritarisme, et la Russie s’en félicite. En creux, l’attraction mutuelle apparente entre les Maliens et les Russes est le reflet d’un échec de l’Occident. En effet, les décennies de coopération en faveur de l’établissement de systèmes démocratiques n’ont permis d’apporter ni le développement promis, ni la garantie des libertés, ni la sécurité attendue. La population, et particulièrement la jeunesse, mettent cela sur le compte d’une accointance entre les gouvernants, qu’elles décrivent comme corrompus, et la France, l’Occident, le système des Nations unies. Peu importe que cela soit réel ou vérifié ou non, dès lors que les membres de la communauté internationale représentant la démocratie continuent à recevoir les dirigeants contestés et à discuter avec eux sans évoquer la contestation du peuple malien, la question d’une forme de soutien (a minima) ou de complicité (a maxima) est posée. La Russie devient l’incarnation d’une réponse exprimant le rejet des solutions apportées par la France, qui symbolise l’Occident d’une part, mais aussi, d’autre part, la figure emblématique d’une solution attendue par la population.
Autrement dit, le bilan est catastrophique pour l’aide au développement : pauvreté, corruption, misère, c’est le résultat des coopérations avec les démocraties, avec la France, voilà ce que l’on retient dans plusieurs pays du continent. Ce narratif est par ailleurs diffusé allègrement par la Russie et la Chine. Au-delà même de Wagner, il existe donc un terreau favorable à ce message. C’est un point très important si nous voulons comprendre le glissement vers les discours anti-français. Les tenants de la démocratie ont échoué, la France en paye le prix.
Prigojine et Wagner : mise en place d’une stratégie de story telling
Ce n’est probablement qu’un début. En effet, on apprend par une communication de Sergueï Markov, ex-membre de la Douma et proche de Vladimir Poutine, via Telegram, que non seulement la Russie serait derrière le coup d’État au Burkina mais que de surcroît, un autre « ralliement » pourrait survenir dans un futur prochePost de Sergueï Markov sur Telegram (en russe). . Bien que les propos de l’ancien élu ne constituent en rien une parole officielle, ils viennent en écho de ceux d’Evgueni Prigojine en posant l’idée que si la main russe n’est pas confirmée, celle de Wagner est plausibleDavid Baché, « Burkina Faso : le chef du groupe Wagner, Evgueni Prigojine, ‘soutient’ le capitaine Traoré », RFI, 4 octobre 2022..
La ligne est donnée, Wagner, qui se présente comme le soutien d’une cause panafricaniste libératrice, soutient le régime putschiste du Burkina Faso : « Tous ces soi-disant coups d’Etat sont dus au fait que l’Occident essaie de gouverner les Etats et de supprimer leurs priorités nationales, d’imposer des valeurs étrangères aux Africains, parfois en se moquant clairement d’eux », déclare Prigojine dans un commentaire publié sur le réseau social russe VK par sa société ConcordLe Monde avec AFP, « Coup d’Etat au Burkina Faso : le parrain du groupe Wagner salue une ‘nouvelle ère de décolonisation’ », Le Monde, 26 janvier 2022. . Il poursuit : « Il n’est pas surprenant que de nombreux Etats africains cherchent à se libérer. Cela se produit parce que l’Occident essaie de maintenir la population de ces pays dans un état semi-animal ». On retrouve ici les jalons de ce désormais bien connu narratif posant Wagner et la Russie comme compagnons du chemin vers l’indépendance de pays traités comme des animaux par l’Occident. Puis d’abonder en faveur du régime putschiste en estimant qu’un « nouveau mouvement de libération » se déroule actuellement en Afrique, ainsi qu’une « nouvelle ère de décolonisation ». Il faut donc comprendre le message suivant : « ce n’est pas un putsch, c’est une révolution, le Peuple est de notre côté, les Occidentaux contre nous, contre le Peuple ».
Il s’agit d’une évolution de posture notable de la part d’Evgueni Prigojine car depuis l’arrivée de Wagner en Afrique en 2018, Moscou, tout comme Wagner du reste, ont toujours été très discrets ou ont nié toute implication dans des événements politiques en Afrique. Pourquoi un tel changement ? Wagner profite d’analyses politiques décrivant la milice comme disposant d’une force et d’un pouvoir importants, en réalité très discutables. En effet, les différentes sources sur place sont assez claires : ni la Russie, ni Wagner n’ont participé au putsch burkinabé. En d’autres termes, il ne faut pas tomber dans le piège d’alimenter le mythe selon lequel Wagner aurait une force de frappe telle qu’il serait capable de renverser des gouvernements par la voie militaire, chose qui à l’heure actuelle n’est pas possible.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que la stratégie de Prigojine consiste à imposer ce mythe de la milice qui contrôlerait toute l’Afrique francophone – sans le dire mais en laissant croire, par des interventions sur les réseaux sociaux ou les médias, qu’il a une main décisive. C’est une méthode peu coûteuse et efficace pour maintenir l’image de Wagner l’omnipotente. Cela lui permet de se valoriser auprès de la diplomatie et de l’institution militaire russes mais également auprès des Occidentaux. Pour Prigojine, apparaître comme l’ennemi à abattre, comme une menace pour la France est une promotion, qui pourrait, sur le moyen terme, lui servir en politique intérieure. Être présenté comme l’homme fort qui fait trembler l’Occident est un narratif qui lui est favorable et peut être essentiel pour sa propre légende.
De plus, on retrouve dans la dialectique de Prigojine les éléments de langage des influenceurs francophones radicaux : l’obsession raciale. Traduisons. On ne peut comprendre la notion de francophobie radicale sans intégrer dans la définition de ce courant idéologique le maintien d’une rhétorique racialisante, où la question raciale anime les interactions internationales. Evgueni Prigojine en joue. Concrètement, il est question, dans cette idéologie, de faire comprendre que non seulement la relation de la France avec ses anciennes colonies se réalisera toujours dans un rapport de supériorité entre l’ancienne puissance coloniale et ses indigènes, mais qu’en outre, peu importent les évolutions historiques et géopolitiques, l’idée de la supériorité du Blanc sur le Noir sera toujours de mise. A cela s’ajoute une réalité de lutte des classes qui reprend l’idée précédemment évoquée, au travers de laquelle les pays d’Afrique anciennement colonisés doivent rester en situation de développement économique inférieur à celui de la France. Dans ce cadre, les liens avec la Russie incarnent un front anti-système colonial qui renoue avec celui des années 1960. Evgueni Prigojine et Assimi Goïta manient avec dextérité les éléments de langage de la convergence des luttes dont ils poussent le sens au plus profond, renvoyant ainsi un autre message aux populations occidentales et évidemment françaises : « France dégage ». C'est un slogan que l’on a retrouvé en Afrique de l’Ouest, notamment lors des manifestations devant l’ambassade de France au Burkina Faso en octobre dernier. Mais c’est aussi le nom d’un mouvement politique au Sénégal (FRAPP/France dégage) né en 2017 pour lutter contre le franc CFA et la présence française dans les conseils d’administration des banques centrales des pays membres de la zone CFA. Cette formule perdure et se retrouve également au Mali aujourd’hui, où elle vise à appeler à une rupture avec la France.
Ce qu’il ne faut pas perdre de vue dans l’appréciation politique que l’on peut faire de Wagner est que Prigojine commence à préparer son story telling en Afrique. Il gagne en crédibilité quand les tenants de l’autorité russe en perdent chaque jour que dure le conflit en Ukraine. Prigojine, a contrario, espère gagner en épaisseur politique à chaque drapeau russe brandi sur le continent africain. Un point nous semble néanmoins important à relever dans la mécanique Russie/Wagner. La communication, notamment sur les réseaux sociaux, est clairement tenue par Wagner, le Département d’Etat l’a relevé dès novembre dernierCommuniqué du Département d’Etat ici., énumérant même les noms des influenceurs rémunérés. Sur le terrain, pourtant, le duo Wagner/Russie est plus discret et continue d’interroger quant à leur complicité ou concurrence. Lors de son déplacement au Mali, aucune apparition publique de Sergueï Lavrov aux côtés d’Evgueni Prigojine n’a été recensée, et nos différentes sources sur place confirment qu’aucune rencontre entre les deux personnalités n’a eu lieu.
Assimi Goïta, le poing levé contre la France
L’« affaire des 49 soldats » est la porte d’entrée en géopolitique d’Assimi Goïta, en tenue du panafricaniste justicier, un rôle vacant en Afrique depuis la mort de Nelson MandelaIl ne faut néanmoins pas oublier le rôle de Khadafi mais le tropisme musulman de celui-ci vient limiter l’implication de toute la cause noire et africaine quand bien même des points de convergence sont réels et ont fédéré beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne. . Assimi Goïta, avec l’appui de Wagner, va endosser le rôle de l'allié de la Russie contre la France. Telle est la mise en scène proposée – un point important à comprendre pour décrypter la suite.
Relevons dans un premier temps les accusations assez graves qu’Assimi Goïta et son gouvernement, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Abdoulaye Diop, prononcent contre la Côte d’Ivoire. L’idée est la suivante : Alassane Ouattara mènerait une politique hostile aux intérêts du Mali, ce sur demande de la France, qui pilote, selon lui, sa politique dans la région. Dans une interview sur VOA Afrique le 26 septembre 2022, Abdoulaye Diop déclare que les conditions de négociation de la libération des 46 soldats vont dépendre « des garanties de la Côte d’Ivoire à cesser d’être une base arrière pour déstabiliser notre pays (Mali) »Interview vidéo d’Abdoulaye Diop, VOA, 26 septembre 2022.. Sur cette charge repose tout un narratif selon lequel la Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara serait au service de la France, ce qui justifierait l’accusation portée contre les 49 soldats. Dans la même interview, le ministre enchaîne et affirme que la CEDEAO prononce des avis favorables à la Côte d’Ivoire (sous-entendu : « défavorables pour le Mali ») en terminant sur le fait que le départ de son pays du G5 Sahel est lié à un contentieux avec la France, qui s’organiserait pour prendre des décisions contre le Mali. Pour comprendre le propos, il est important de rappeler que la CEDEAO a sanctionné durement le Mali lors de son coup d’Etat en août 2020 : fermeture des frontières terrestres et aériennes entre les pays de la Communauté et le Mali, suspension de toute aide financière et des transactions commerciales (à l’exception des produits de première nécessité) et gel des avoirs du Mali dans les banques centrales et commerciales de la CEDEAOInterview d’Antoine Glaser, « Après les sanctions de la Cedeao, quel horizon pour le Mali ? », Institut Montaigne, 22 janvier 2020.. Le Mali est persuadé que c’est la Côte d’Ivoire qui a ordonné ces sanctionsPropos tenus sur la place publique (médias, télévision) au Mali et qui n’ont jamais été démentis par les autorités maliennes. .
Selon le mythe qui alimente la francophobie radicale du Mali, la France aurait pour objectif de maintenir ce pays dans la misère et d’appauvrir sa population pour qu’il ne puisse devenir réellement indépendant. De plus, la France refuserait de renoncer aux ressources naturelles maliennes, sur lesquelles elle a la mainmise et sans lesquelles elle ne serait pas une puissance. Enfin, le risque serait trop grand, pour Paris, de voir le Mali la dépasser. « Un pays d’Afrique supérieur économiquement à la France ? Impensable ! » : ce narratif fait écho à un autre mythe, à savoir « l’Afrique aux Africains ». En effet, l’idée persiste que le continent géré par « les Africains » serait la garantie de la prospérité, et l’obstacle à la réussite serait la France. Il n’est pas exclu qu’Assimi Goïta en soit lui-même sincèrement convaincu par ailleurs. Pour autant, le rôle du chef de la junte est de montrer le chemin de la délivrance, en maîtrisant les traîtres, en l’espèce Alassane Ouattara.
Notons par ailleurs deux points : le 12 janvier 2022, la Chine et la Russie rejettent le texte porté par la France aux Nations unies visant à soutenir les sanctions contre le MaliLe point Afrique, « Mali : Russie et Chine bloquent à l’ONU un texte soutenant les sanctions de la Cedeao », Le Point, 12 janvier 2022. ; le 18 mars 2022, lors d’une conférence de presse sur BFM TV, le président Emmanuel Macron, au lendemain des suspensions de RFI et France 24 au Mali par la junte, annonce appuyer les sanctions contre le Mali par la CEDEAO« Appelant à des sanctions supplémentaires contre le Mali : quand Emmanuel Macron ‘décrédibilise’ davantage la Cedeao », Dakaractu,18 mars 2022.. La lecture de cet enchaînement diplomatique par la junte, mais aussi sur les réseaux sociaux et dans la population malienne, a été catastrophique pour la France, car elle justifie l’idée que le président Emmanuel Macron met la pression pour tuer le Mali, et ceux qui n’acceptent pas cela sont la Russie et la Chine. Ce sera leur interprétation qui se propagera. Nous sommes alors à plus d’un mois de l’invasion russe en Ukraine. Ainsi, le 2 mars 2022, lorsque la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies appelant à mettre fin aux hostilités russes à l’encontre de l’Ukraine est soumise au voteRésultat du vote à l’Assemblée générale des Nations unies le 2 mars 2022 ici., le Mali s’abstient, comme 35 autre pays. Mais cela amène une première incohérence de principe : ne pas soutenir un Etat victime d’une annexion territoriale par la force militaire. Le message du Mali (et peut être des autres pays d’Afrique) est clair : la ligne n’est pas le principe de souveraineté ou d’intégrité du territoire, mais la défiance envers l’Occident.
Poursuivons sur l’« affaire ». La grâce est signée, mais l’idée persiste que la Côte d’Ivoire est hostile au Mali alors que celui-ci se positionne en résistance à l’impérialisme. Cette confrontation bilatérale renvoie à un narratif plus mythologique correspondant à des biais culturels très importants sur le continent qui échappent à la lecture occidentale.
Traduction : la sagesse l’emporte sur l’immaturité et le péché d’hubris. Le face-à-face Etat contre Etat sans appui extérieur a fait ressortir la sagesse et la pureté de la quête du Mali, la Côte d’Ivoire a plié. Une mise en scène par un communiqué de presse évoquant la préoccupation d’Assimi Goïta quant à la « préservation des relations fraternelles et séculaires avec les pays de la région, en particulier celles entre le Mali et la Côte d’Ivoire » confirme cette postureCommuniqué de presse par tweet du Ministère des Affaires étrangères du Mali.. La Côte d’Ivoire serait un pays perdu et perverti par la France. Au final, le Mali aurait pour rôle de ramener vers l’autodétermination les brebis égarées d’Afrique, corrompues par le colonialisme, corrompues par la France. Assimi Goïta est un sage qui n’a rien à envier à son aîné Alassane OuattaraVidéo de la chaîne nationale ORTM du Mali (JT) évoquant la sagesse du chef de la junte ici.. Sur le plan diplomatique africain, c’est à interpréter comme une insulte pour la Côte d’Ivoire. Il est fondamental de le comprendre, or aujourd’hui, cela n’est pas compris.
La visite du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, le 8 février, vient affirmer la posture d’assimilateur de Goïta, et renvoie l’idée de deux alliés épris de liberté luttant contre les puissances coloniales. La communication de Lavrov décrit une amitié « contre les terroristes et leurs sponsors étrangers » et évoque sur le tarmac « la défense de la justice sur la scène internationale, agressivement foulée aux pieds »Cyril Bensimon, « En visite au Mali, le ministre des affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, prend les Occidentaux pour cible », Le Monde, 8 février 2023.. L’idée étant que la Russie de Vladimir Poutine est le soutien d’une puissance naissante ainsi que s’affirme le Mali. Etrangement, A. Goïta pose en grand chef d’Etat cherchant la reconnaissance de son ami russe en tant qu’allié stratégique puissant. Le protocole lors de cette rencontre multiplie les messages amicaux suggérant un besoin de réciprocité à venir. A ce stade notons que la Russie n’a strictement pas répondu à ce traitement d’égal à égal si fortement porté par le Mali.
Des éléments de propagande diffusés par la junte sur la chaîne nationale malienne, l’ORTM, pour les 62 ans d’indépendance (22 septembre 2022) méritent que l’on s’y attarde. La vidéo fait passer des messages assez explicites qui sont en résonance avec le narratif que nous avons présenté plus haut : « Le monde entier a su maintenant que la crise malienne était victime d’un complot, une haine qui dépassait les bornes »La vidéo se trouve en lien sur le compte Twitter de Monsieur Vaho, influenceur anti-russe et opposant à la junte malienne.. La vidéo montre à ce moment-là les images des représentants du Mali aux Nations unies et l’ambassadeur de France en gros plan. Le « complot » fait ici référence aux sanctions contre le Mali décidées par la CEDEAO ; la France et la Côte d’Ivoire, par truchement, en sont clairement les cibles : « Comme on le dit souvent, un clou qui dépasse rappelle le marteau. C’est pour dire que la bataille n’est pas que militaire, mais elle est civile, politique et diplomatique. En somme un sursaut national comme au Vietnam ».
La référence au Vietnam augure, ou plutôt présente, l’ambition d’Assimi Goïta se positionnant dans une guerre longue de résistance face à l’impérialisme, impliquant toute la population. Cela pose également le peuple malien comme partie prenante, faisant ainsi le jeu du narratif du peuple contre le complot (français). Cette référence fait écho aux différents raids menés avec Wagner au nom de la lutte contre le terrorisme, avec des victimes civiles, parfois des enfants, raids décriés par la MINUSMA et les Nations uniesIdem., qui n’ont pas manqué de faire part de leur inquiétude quant à la présence d’éléments russes. Il n’est donc pas à exclure que dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, la junte multiplie ses raids ; le nombre de victimes civiles augmente. La propagande semble vouloir préparer les esprits.
« Le patriotisme doit vibrer dans le cœur de tous les Maliens, pour que le pays garde sa souveraineté et emprunte aussi rapidement que possible la voie du développement durable. Chaque Malien où qu’il se trouve doit cultiver le sens du patriotisme, se dévouer au Grand Mali en taisant les querelles, que tous les Maliens de l’intérieur et de l’extérieur se retrouvent pour parler un seul langage, celui de la paix, pour permettre aux FAMasForces Armées Maliennes et de sécurité. de mener à bien leur combat ». Tout porte à croire que cette partie de la vidéo vise à soutenir l’idée qu’il faut maintenir Assimi Goïta au pouvoir tant que la mission des FAMas – mettre fin à la menace terroriste – ne sera pas réalisée. Le chef de la junte est actuellement en pleine préparation d’élections, non sans difficultésDavid Baché, « Mali : vers un report des élections ?», RFI, 26 janvier 2023., et il y a de fortes chances pour qu’il soit candidatEugène Sahi, « Mali Présidentielle 2024 : Comment Assimi Goïta prépare sa candidature », Afrique sur 7, 13 février 2023., alors même que la charte promulguée par les militaires le 1er octobre 2020 sur les modalités de la transition confirme bien l’interdiction pour le chef de prétendre participer aux élections présidentielles qu’il prépare. En résumé, la vidéo de propagande appelle la population à soutenir les forces armées ; la junte doit se maintenir au pouvoir avec à sa tête Assimi Goïta, qui lutte au quotidien contre le complot français qu’il dit avoir réussi à déjouer. Il peut compter désormais sur son partenariat avec la Russie, avec laquelle la relation semble privilégiée. Le ministre des Affaires étrangères Abdoulaye Diop a parlé à plusieurs reprises d’un « axe Bamako-Moscou »La Nouvelle République / AFP, « Le rapprochement diplomatique entre la Russie et le Mali se poursuit », La Nouvelle République, 7 février 2023.. Rappelons quelques gestes concrets posés par le Mali pour représenter cet axe : la suspension définitive des chaînes RFI et France 24Rédaction de France 24, « La Haute autorité de la Communication du Mali suspend définitivement la diffusion de France 24 et RFI », RFI, 27 avril 2022. ; les expulsions des ambassadeurs de FranceYves Bourdillon, « Le Mali expulse l'ambassadeur de France », Les Échos, 31 janvier 2022., du représentant de la CEDEAOLe Monde/AFP, « Le Mali expulse le représentant de la Cedeao », Le Monde, 25 octobre 2021. et des fonctionnaires de la MINUSMADavid Baché, « Expulsion de Guillaume Ngefa de la Minusma : une querelle juridico-politique entre l'ONU et le Mali », RFI, 9 février 2023.. Si le positionnement politique est clairement anti-français, rien ne montre, dans ces différents éléments, l’existence réelle d’un axe Bamako-Moscou, sauf à considérer qu’il ne s’exprime que dans le rejet de la France…
Et il semble qu’il y ait une asymétrie avec la partie russe. Arrivé à la tête du Mali en août 2020, Assimi Goïta n’a à ce stade jamais rencontré le président Vladimir Poutine. Il s’est cependant entretenu par téléphone avec lui par deux fois, après deux ans de transition, le 10 août« Mali-Russie : Assimi Goïta et Vladimir Poutine ont échangé par téléphone », Jeune Afrique, 11 août 2022. et le 4 octobre 2022Le Républicain, « Entretien téléphonique entre Vladimir Poutine et Assimi Goïta : Le Président de la transition invité au 2e sommet Russie-Afrique à Saint-Pétersbourg », Abamako.com, 7 février 2023.. La dernière conversation a été largement présentée par la presse malienne comme un signe de reconnaissance par la Russie qu’Assimi Goïta serait un partenaire privilégié ; ce qui est absolument faux. Nous notons que le communiqué du Kremlin sur le dernier échange téléphonique précise bien que celui-ci a eu lieu à la demande de la « partie malienne » – ce qui en langage diplomatique ne signale pas un lien particulier, au contraire. D’autant que l’on peut supposer que ce qui se passe en Afrique relève moins des préoccupations de l’Etat russe que de celles de Wagner, qui, encore une fois, joue sa propre partition. Certes, l’évocation d’un partenariat, notamment militaire, est à nouveau affirmée, mais il n’est aucunement présenté comme un partenariat privilégié. Du reste, aujourd’hui, c’est l’Afrique du Sud qui semble être considérée par la Russie comme un alliéJulie Renson Miquel, « Afrique du Sud : pourquoi l’exercice naval ‘Mosi II’ mené avec la Russie et la Chine inquiète les Occidentaux », L’Express, 19 février 2023., avec notamment la mise en place en 2019 d’exercices navals conjoints avec la Chine du côté du canal du Mozambique (une nouvelle édition en a été organisée en février 2023L’exercice Mosi II a permis de faire sortir le missile hypersonique Zircon.). Sans oublier l’Algérie, qui aurait dû faire en novembre dernier son premier exercice conjoint terrestre avec la Russie (Bouclier du désert), reporté sur pression américaine (selon nos sources« Les manœuvres militaires russo-algériennes ont été annulées », Brève, Le Grand Continent, 29 novembre 2022.). Cela aurait été une première de cette ampleur (200 soldats algériens, et autant de Russes) sur la frontière avec le Maroc, avec lequel les relations sont tenduesRadio France/France Info TV, « L’Algérie organise des manœuvres militaires conjointes avec la Russie », France Info TV, 14 novembre 2022.. Précisons cependant que l’Algérie a été invitée à participer aux exercices stratégiques russes Vostok-2022, marquant une proximité militaire plus concrète et solide que celle entre le Mali et la Russie. Par ailleurs, l’envoi de 300 000 tonnes d’engrais a été annoncé il y a plus de quatre mois, mais à ce jourTexte écrit le 21 février 2022., aucune source au Mali ne confirme l’arrivée ou même l’expédition desdits engrais. Enfin, Assimi Goïta est invité au deuxième sommet Russie-Afrique qui se tiendra à Saint-Pétersbourg en 2023 – mais parmi tant d’autres, sans égard protocolaire particulier.
En sus, la présentation médiatique, côté malien, de la visite du ministre Sergueï Lavrov, visite qui aura duré moins de vingt-quatre heures, comme un déplacement marquant un rapprochement et une amitié sincère semble sensiblement disproportionnée. La partie malienne a offert, en guise de symbole de cette amitié, un sabre touareg baptisé Takuba. Rappelons que Sabre est le nom des forces spéciales déployées au Burkina Faso en 2009 et sommées de quitter le territoire le 18 février 2023Cyril Bensimon, Élise Vincent, Morgan Le Cam, « u>Opération ‘Sabre’ au Burkina Faso : d’une arrivée discrète à une fin amère », Le Monde, 21 février 2023.. Takuba est le nom des forces opérationnelles de plusieurs pays de l’Union européenne appartenant à l’opération BarkhaneVoir la présentation de l’opération sur le site du Ministère des Armées ici.. Notons que, dans les faits, Sergueï Lavrov a fait deux tournées en Afrique en sept moisJean-François Herbecq, « Numéro de charme diplomatique, mercenaires, livraisons d’armes, opérations minières : comment la Russie étend son influence en Afrique », RTBF.be, 11 février 2023. , dont l’objectif est moins le Mali que le renforcement des appuis africains aux Nations unies et la présence massive des pays africains lors du sommet Russie-Afrique à venir, dont Moscou souhaite qu’il confirme aux yeux du monde que la Russie n’est pas isolée malgré la guerre en Ukraine.
En d’autres termes, Goïta n’est pas un proche de Vladimir Poutine et n’entretient pas de rapport privilégié avec le président russe comme il semble vouloir le faire croire à sa population, et il s’évertue à donner une importance forte à cette relation alors même que rien ne semble témoigner d’une réciprocité. Plusieurs de nos sources sur place confirment par ailleurs que la relation avec Prigojine ne peut être définie comme étant une relation de proximité, mais une relation dans laquelle le proche de Vladimir Poutine semble exprimer ses besoins, Assimi Goïta en exécuter les demandes, sans contrepartie palpable, à ce jour, pour le Mali.
A ce stade, il est encore trop tôt pour quantifier l’apport russe ou de Wagner au bénéfice de la population malienne même si les éléments que nous venons d’énumérer semblent écorner le mythe de la relation gagnant-gagnant vanté par le Mali.
Qu’en conclure ?
L’« affaire des 49 soldats » révèle très clairement que l’idéologie anti-française fait office de posture politique nationale, ce qui est inédit depuis la fin de l’influence soviétique en Afrique. Le Mali, sous l’impulsion d’Assimi Goïta, assume cette posture, qui est à ce jour soutenue par la majorité de sa population. Ce fait est à prendre en compte. Pourtant, le rejet manifeste de la France par la junte doit être considéré à l’aune des erreurs de la France, et non de l’habileté de Moscou.
Après avoir posé la chronologie de la ligne de provocation contre la France, et avant de revenir sur la réaction de cette dernière, rappelons les quelques éléments de contextualisation. Factuellement, comme cela a été précédemment souligné, on constate un décalage profond entre les attentes des peuples d’Afrique francophone et les résultats de coopérations techniques et financières occidentales, les populations ne cessant de s’enfoncer dans la pauvretéRapport d’Oxfam, Afrique de l'Ouest : les inégalités extrêmes en chiffres, Oxfam, 2021.. L’épisode Covid est venu mettre fin à leur patience, ouvrant un risque d’émeutes de la faim sans précédentCP des Nations Unies, Coronavirus : plus de 40 millions de personnes menacées par la faim en Afrique de l’Ouest, 5 mai 2020.. En d’autres termes et pour élargir sans extrapoler, l’Afrique se droitise, voire s’extrême-droitise, dans un contexte de durcissement des conditions de vie, de pauvreté extrême et de solutions proposées par les tenants des démocraties qui sont inefficaces pour le quotidien des populations.
Le continent africain a, au cours des dernières décennies, glissé vers un conservatisme sociétal qui rapproche plus les sociétés africaines du modèle traditionnaliste que du monde universaliste. On constate en effet que les droits LGBTQ+, des femmes et des minorités, et les libertés individuelles ne sont pas les priorités de ces pays, qui parfois les ciblent même massivement. Le Mali, comme d’autres pays du continent, se retrouve dans ce que prône Vladimir Poutine sur ces enjeux – un élément supplémentaire qui confirme l’élan de rupture avec la France. Le rapprochement n’est donc pas forcé par la Russie, il est voulu aussi par les pays eux-mêmes, l’exemple du Mali en étant l’exemple le plus fort.
Cependant, cette intervention n’a pas suscité la même indignation que celle en Libye, qui a cristallisé les discours anti-France, bien qu’elle ait été réalisée sous mandat de l’ONU. La main de Nicolas Sarkozy est évidente et comprise comme un avertissement à tout chef d’Etat africain pensant que ses relations amicales avec un dirigeant français peut l’immuniser contre le risque de chute. L’affaire libyenne est vue comme un exemple flagrant de l’hypocrisie française où un même président, Nicolas Sarkozy, peut recevoir chaleureusement un chef d’Etat, Mouammar Khadafi, et ordonner sa mort quelques temps plus tard sans remords. C’est le narratif qui circule dans les milieux francophobes. Les conséquences pour la France et l’Occident sont terribles, de la même ampleur que ce qu’avait suscité l’invasion en Irak en 2003. Le fait que les allégations contre le régime de Saddam Hussein par les Etats-Unis étaient des mensonges, que cela n’ait pas eu de conséquences juridiques pour l’administration de George Bush Jr alors même que des raids aériens ont fait des victimes innocentes est perçu par le monde non occidental comme la preuve irréfutable que ce que l’on présente comme le « monde libre » n’est finalement qu’une puissance qui tue les non-Blancs. L’hypocrisie dans cette logique est donc du côté de l’Occident
La crise migratoire liée aux conséquences de l’intervention en Libye a déstabilisé le Sahel et a généré une menace terroriste sans précédent dans la région. Ces deux défis sont aujourd’hui vécus comme un précédent difficilement acceptable par le Mali après une opération Barkhane qui n’a pas permis à la population de vivre en paix, alors même qu’elle a atteint ses objectifs (la menace terroriste liée à des organisations extérieures au Mali a été clairement éradiquée mais elle a laissé place à des mafias locales et des groupes armées maliens qui ne relevaient pas de la mission Barkhane et dont les solutions ne se trouvent que dans un changement de gouvernance au sein même de l’Etat). Car pour la population malienne, l’augmentation de l’insécurité est insupportable, peu importe qu’elle soit liée à un problème de gouvernance interne et à une recrudescence de mouvements mafieux locaux ; l’expression de la colère tournée vers la France est une explication réconfortante pour les populistes. La France et l’Occident de leur côté n’ont pas non plus entendu le besoin de justice internationale attendu après la Libye, qui aurait certainement pu éviter cette rupture. De plus, le risque est de considérer que ces discours anti-français ne concernent que la France alors qu’elle cristallise en réalité toutes les rancœurs contre l’Occident et la démocratie.
Enfin, que devons-nous comprendre de la relation Wagner / Russie avec l’Afrique ? On constate que le Mali reste dans la posture qui n’est le reflet d’aucun réel fondement stratégique. On ne peut qualifier l’axe Bamako-Moscou de réel et concret. L’attention de la communauté internationale sur la situation sécuritaire ne doit pas se relâcher car, compte tenu de la situation géographique du Mali, l’évolution vers une zone de non-droit ou l’emprise grandissante de cartels mafieux contamineraient l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest. Pareille mutation du risque sécuritaire pousse Wagner à se positionner comme le partenaire idéal.
L’« affaire des 49 soldats » fait surtout apparaître les lacunes d’analyse occidentales sur le continent africain, tandis que la guerre en Ukraine fait ressortir l’importance et l’urgence à changer notre regard sur le continent. L’Afrique nous fait passer un message. Le Mali, en nous montrant que la France est une cible, de même que les abstentions aux Nations unies, qui s’adressent en fait à l’Occident, nous indiquent que le dialogue n’est pas satisfaisant. La réponse est d’ordre diplomatique : la France, comme l’Europe, doit trouver des options de dialogue dont les résultats sont palpables et concrets, pour les populations des deux rives de la Méditerranée.
La présente note a pour but d’attirer l’attention sur les pièges d’une mauvaise interprétation du refus de nombreux pays de s’aligner du côté occidental face à l’offensive russe en Ukraine. Le cas du Mali, assumant un discours anti-français virulent, n’est que la partie visible d’une idéologie qui devrait susciter davantage de réflexions approfondies. La francophobie radicale, qui incite à des actes de violence contre la France, est bien une réalité, transformant un discours pan-africain louable en haine de la France. L’interview avec Kemi Seba qui devait être diffusée sur la chaîne parlementaire LCP est symptomatique d’une naïveté du milieu journalistique français et révèle l’impréparation intellectuelle de nos politiques à répondre aux discours francophobes radicauxLe Monde/AFP, « La Chaîne parlementaire déprogramme l’intervention de Kemi Seba, accusé d’être un relais de la propagande russe », Le Monde, 13 mars 2023.. Kemi Seba est un Franco-Béninois qui s’autoproclame panafricaniste dont la mission serait de guider le continent africain vers l’émancipation totale (comprendre du Blanc, et de la France en premier lieu)Christiano Lanzano, « Kemi Seba, l’autoproclamé prophète panafricaniste adoubé par l’extrême droite européenne », Courrier International, 5 novembre 2022.. Son profil est d’autant plus étonnant qu’il séduit les mouvements d’extrême-droite en France, le radicalisme et l’ultra-nationalisme les réunissant. Or, si la liberté d’expression intègre sans difficulté les dérives idéologiques de ce type, elle est censée être soutenue par des garde-fous et des institutions qui doivent accompagner la diffusion de tels discours d’une alerte auprès des populations et d’une attention politique plus claire.
Illustration : ©Armée française/AP/SIPA