Notes de la FRS

L’administration électorale en Guinée : une réforme impossible ?

Note de la FRS n°11/2019
Saikou Oumar Baldé
26 juin 2019

Depuis la fin des années 1980, le processus de démocratisation de la Guinée s’est construit au gré de différents événements historiques et intrigues politiques. Après la mort de Sékou Touré et la prise du pouvoir par le colonel Lansana Conté, le Comité militaire de redressement national (CMRN), mis en place dans le cadre d’une transition politique, a permis l’adoption de la Constitution du 23 décembre 1990 sous couvert d’ouverture démocratique, de multipartisme, de libéralisation progressive de la scène politique et d’élargissement des libertés civiles. Cependant, toutes les élections nationales ou locales tenues entre 1993 et 2005 ont été organisées uniquement par le ministère en charge de l’administration du territoire et systématiquement manipulées au profit du parti alors au pouvoir, le Parti de l’unité et du progrès (PUP). En effet, le PUP a systématiquement remporté toutes les électionLe candidat du PUP, le président Conté, a gagné tous les scrutins présidentiels entre 1993 et 2003 dès le premier tour. De même, le PUP a largement remporté les premières élections législatives post-transition de juin 1995, avec 71 sièges sur 114, ainsi que les élections suivantes de juin 2002 avec 61,57 % des voix. Notons que ces élections de 2002 ont été boycottées par le Front républicain pour l’alternance démocratique (FRAD), qui regroupait plusieurs partis d’oppositions. Enfin, il en est de même pour les élections municipales de décembre 2005, aussi remportées par le PUP dans 31 communes sur 38 et dans 241 communautés rurales de développement sur 303., altérant ainsi la confiance des acteurs politiques dans tout processus électoral en général et dans l’administration électorale en particulier. L’opposition est alors entrée dans une logique de contestation des scrutinsParmi les principaux partis politiques d’opposition qui contestaient alors les scrutins se trouvaient notamment : le Rassemblement du peuple de Guinée (RPG), le Parti pour le renouveau et le progrès (PRP), et l’Union pour la nouvelle république (UNR)., avec son lot de manifestations parfois violentes, et a revendiqué d’être impliquée dans l’organisation des élections comme préalable à toute participation au processus électoral. Les mouvements sociaux de 2006-2007 et la pression de la communauté internationale en faveur de la réforme des institutions électorales ont amené finalement la Guinée à opter pour la création d’un organe de gestion des élections, indépendant du gouvernement. La création de cet organe a permis l’entrée en jeu des partis politiques de l’opposition dans l’organisation des processus électoraux en Guinée. 

Si le choix de recourir à une commission électorale indépendante a été une bonne chose en soi pour l’opposition, la composition et les attributions données à la commission n’ont toutefois pas été mûrement réfléchies. Les différentes crises qui l’ont secouée depuis 2010, en particulier entre les premier et second tours de la présidentielle de 2010, où il a fallu nommer un Malien (le Général Toumany Sangaré) à la tête de l’institution, en sont une parfaite illustration. Cette démarche de politisation dans le choix des membres de la CENI, critiquée par les partisans d’une Commission technique et non politique, a eu pour conséquences des crises répétées, des luttes internes entre partis politiques au sein de la CENI, des procès-verbaux dissimulés par des membres issus d’autres partis, des crises de leadership, de représentativité et de confiance. À ces problèmes s’ajoute la question de la compétence. La plupart des membres désignés à la CENI n’ont aucune expérience en matière électorale et le fait que les partis politiques mandatent à la Commission non pas les plus expérimentés, mais les plus fidèles au parti a aggravé la lutte entre partis politiques au sein de la CENI, qui est censée être neutre et indépendante dans ses missions. La République de Guinée a choisi une commission politique partisane alors que plusieurs experts, ainsi que les différentes missions internationales d’observation électorale, suggéraient, afin de répondre à la crise institutionnelle à la CENI, d’intégrer une équipe administrative se réunissant autour d’une commission « technique » et de repenser la composition politique de la CENI autour d’une commission « décisionnelle » restreinteMission d’observation électorale de l’Union européenne en République de Guinée, Rapport final – élections législatives, octobre 2013, p. 70.. Comment le contrôle de la CENI par les partis politiques empêche-t-il de se défaire du modèle partisan et d’opérer une véritable réforme de l’institution ?

L’analyse stratégique promue par Crozier et Friendberg dans leur ouvrage « L’acteur et le système » permet de répondre à notre questionnement. Elle est fondée sur quatre principes : l’acteur en organisation est un stratège, disposant d’une certaine « zone d’autonomie » grâce à la maîtrise d’une zone d’incertitude ; l’acteur a un comportement rationnel, mais sa rationalité est toujours limitée ; le pouvoir est une relation d’échange qui se négocie ; enfin, l’interaction entre les acteurs aboutit à la constitution d’un système d’action, plus ou moins stable, dont l’identification est l’objet même de l’analyse stratégique.Alcaud (D.), Bouvet (L.), Contamin (J-G.), Crettiez (X.), Morel (S.) et Rouyer (M.), Dictionnaire de sciences politiques, Sirey, 2010, p. 301. Les arguments avancés pour justifier la réforme de la CENI permettent de comprendre les stratégies mises en œuvre pour « dominer » l’institution, le sens de neutralité, d’impartialité, d’autonomie, et paradoxalement de relégitimer la présence des partis politiques au sein de l’institution longtemps décriée.

Sur la base d’analyses des textes de loi, d’observation de l’évolution de la CENI depuis sa création et d’entretiens semi-directifs, trois axes ont pu être établis. La première étape dans l’analyse va permettre d’appréhender et de repérer l’instrumentalisation de la nouvelle loi au service des deux grands partis politiques : l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG), qui est le principal parti de l’opposition, et le parti au pouvoir, le Rassemblement du peuple de Guinée et ses alliés (RPG-Arc-en-ciel). Les étapes suivantes, moins évidentes, vont permettre de révéler, d’où vient, en effet, cette volonté de manipuler la réforme pour ne rien changer au final, à part le renforcement du pouvoir des partis politiques au sein de l’institution.

La CENI un nouvel  espace de lutte pour les partis politiques

Une commission électorale est une organisation qui participe à la gestion ou à la supervision des élections. Les commissions électorales indépendantes ou autonomes sont apparues en Afrique, à partir de 1995, suite aux échecs des gouvernements dans l’organisation des élections et des contestations des partis d’opposition. Comme la plupart des pays de la sous-région, la Guinée s’est dotée d’une Commission électorale nationale indépendante (CENI)Loi L 2007/013/AN du 29 octobre 2007 portant création, attributions, composition, organisation et fonctionnement de la Commission électorale nationale indépendante. suite à l’accord signé, le 29 octobre 2007, entre les partis politiques, le syndicat, la société civile et le gouvernement.Jusqu’en juin 2018 avant l’adoption de la nouvelle loi sur la CENI, elle était composée de 25 membres répartis comme suit : dix représentants de la majorité présidentielle, dix représentants de l’opposition, trois représentants de la société civile et deux représentants de l’administration. Elle opte pour une composition constituée en majorité par des représentants des partis politiques. La structure de la composition qu’implique ce choix répond à deux logiques : celle de la représentativité de l’ensemble des acteurs partisans, et celle de l’équilibre dans cette représentation. Cependant, lors de la première composition de la CENI, la configuration épousait parfaitement le paysage politique de la Guinée. D’une part, à cette époque, le PUP (parti au pouvoir) et les alliés de la mouvance présidentielle dominent largement la scène politique guinéenne.En 2006, le PUP occupait 83 % des sièges de l’Assemblée contre 17 % pour l’UPG et 3 % pour l’UPR (Législature de 2005). D’autre part, la CENI a été créée en tant qu’institution d’organisation, de contrôle et de supervision des élections. Réformer la CENI, suite aux vicissitudes électorales depuis sa mise en place, est apparu comme un passage obligé pour restaurer la confiance d’une part entre les acteurs de l’institution et la population, d’autre part entre l’institution et les autres acteurs du processus électoral (partis politiques, partenaires nationaux et internationaux).

L’installation d’une nouvelle CENI en janvier 2019, après l’adoption de la loiPrésentée par les députés de la majorité et soutenue par le principal parti de l’opposition, l’UFDG., garantit l’exclusion des petits partis. Elle renforce le pouvoir et la domination des principales formations politiques au sein de l’institution. L’élection est le fait d’élire, c’est-à-dire la procédure permettant l’expression d’un choix collectif en faveur de l’attribution à une ou plusieurs personnes, les élus, d’un titre, d’un mandat, d’une fonction.Bacot (P.), Dictionnaire du vote : élections et délibérations, Presse universitaire de Lyon, 1994, p. 70. Elle est aussi le résultat d’une procédure. Au cours de cette procédure, une commission ou plusieurs institutions impliquées organisent l’élection pour garantir que le vote des citoyens soit attribué de façon légale, sans manipulations aux candidats désignés. En République de Guinée, la commission responsable des élections (la CENI) est devenue, depuis sa première expérience en 2010, le lieu privilégié des luttes entre partis politiques pour défendre des intérêts partisans. L’institution apparaît donc comme un enjeu pour les partis politiques dans la conquête et l’exercice du pouvoir.  

La loi organiqueLoi organique L/2018/044/AN du 5 juillet 2018, portant modification de certaines dispositions de la Loi L/2012/016/CNT du 19 septembre 2012, portant création, organisation, attributions et fonctionnement de la Commission électorale nationale indépendante. L/2018/044/AN du 5 juillet 2018 sur la CENI, adoptée par la majorité des députés (sans débat à l’Assemblée nationale), devait servir de base pour une réforme en profondeur de l’institution telle que suggérée par tous les partenaires de la Guinée dans les processus électoraux. La CENI est chargée de l’établissement et de la mise à jour du fichier électoral, de l’organisation, du déroulement, de la supervision des opérations de vote et de la proclamation des résultats provisoires. Et elle organise toutes les élections politiques et référendums. L’influence des partis politiques dans la gestion des processus électoraux se renforce à chaque élection. Pour les élections locales du 4 février 2018 (le processus d’installation des conseillers locaux toujours en cours après plus d’une année), les partis politiques ont signé des accords suite à la publication contestée des résultats provisoires de la CENI pour un partage des circonscriptions litigieuses sans tenir compte du vote des citoyens, principalement entre le RPG-Arc-en-ciel et l’UFDG. La multiplication des accords entre les deux grands partis au détriment des lois électorales traduit l’incapacité des tribunaux à résoudre les contentieux électoraux et leur impuissance face aux « grands » partis politiques. L’enjeu des élections réside non pas dans une conquête du pouvoir à travers une campagne sur la base d’un programme et de la mobilisation d’un électorat, mais dans le contrôle de l’institution qui organise et supervise les élections. Dominer la CENI est aujourd’hui, en Guinée, synonyme de remporter les élections. Tous les partis politiques ayant la majorité à la Commission électorale lors de l’organisation d’une élection nationale depuis sa création ont toujours remporté les élections.

La nouvelle Loi sur la CENI, en son article 6, prévoit un total de 17 membres (au lieu de 25 membres prévus par l’ancienne loi) répartis comme suit : deux membres désignés par les organisations de la société civile, un par l’administration et quatorze par les partis politiques (dont sept par les partis de la mouvance présidentielle et sept par ceux de l’opposition). Avec la nouvelle CENI, les partis politiques habilités à désigner des membres doivent satisfaire à deux critères (excessivement discriminatoire des autres formations politiques) à savoir : avoir participé aux deux dernières élections nationales (législatives et présidentielle) précédant la mise en place de la CENI, et avoir au moins deux députés à l’Assemblée nationale – sachant que lors des dernières élections législatives, seuls les quatre grands partis sont parvenus à obtenir plus d’un siège et ont pu participer aux dernières élections nationales.

L’UFDG et le RPG totalisent 90 sièges sur 114. La désignation des représentants des partis politiques à la CENI s’est faite au prorata des résultats des élections législatives de 2013 (voir graphique ci-dessous). Et la modification du paysage politique ne peut entraîner la recomposition de la Commission avant la fin du mandat de ses membres. La nouvelle loi garantit ainsi aux grands partis un contrôle à long terme de l’institution.

Crozier (M.), La société bloquée, Éditions du Seuil, 1970, p. 41.

Le contexte et la rapidité de la mise en place de cette nouvelle CENI questionnent sur les enjeux de cette loi adoptée de façon furtive. Elle impose le même modèle aux démembrements : CECI (commissions électorales communales indépendantes), CEPI (commissions électorales préfectorales indépendantes), CESPI (commissions électorales sous-préfectorales indépendantes), et des CEAMI (commissions électorales d’ambassades indépendantes). Elle se traduit par une forte présence des partis dans les commissions administratives qu’il s’agisse de la révision des listes électorales, de l’organisation du vote, de la centralisation des résultats et de la publication des résultats provisoires. Ces grands partis jouent un rôle absolument déterminant dans le déclin de la capacité d’innovation et de réinvention des institutions électorales. Une réforme en profondeur des institutions électorales, avec un respect strict du cadre juridique, contraindrait ces partis à s’adapter à un changement brusque, profond, et permettrait l’éradication des dispositifs de fraudes électorales et autres manœuvres visant à favoriser un parti plutôt qu’un autre.

Autant dire que l’ambition de contrôler la CENI fait d’elle l’enjeu majeur des partis politiques en lice pour les élections. Une CENI observable sous l’angle d’une nouvelle variable au service des partis les plus représentés. Si les représentants des partis politiques à la CENI, plus nombreux que les autres représentants des autres institutions (14 sur 17), sont influencés à distance par les partis mandataires, qui contrôle la CENI, qui se veut indépendante et neutre ? 

« Réformer » pour mieux contrôler

Une réforme électorale est un ensemble de modifications apportées à une institution, à un système, touchant les règles ou les modes d’organisation des élections. La configuration politique du pays depuis la mise en place de la CENI a évolué avec une augmentation considérable du nombre de partis politiques. Aucune disposition ne traite de cette question, ce qui laisse un vide à ce niveau, car lors de la création de la CENI, la Guinée comptait une cinquantaine de partis politiques (en 2006) et, actuellement environ 150 partis légalement constitués. La première manifestation de cette évolution du nombre de partis dans la structuration de la CENI est de rendre anachronique cette composition politique partisane. Du coup, les deux logiques qui prédominent dans cette composition (parité et équilibre) ne sont plus respectées, et remettent en cause la légitimité politique de l’institution. Cette remise en cause se traduit par une forte demande de restructuration en fonction des nouvelles réalités politiques.

Cela amène une contestation de plus en plus pressante de l’institution par la majorité désormais absente des partis politiques, mais aussi des réserves des observateurs et analystes sur la configuration actuelle de la CENI. Cette critique parle beaucoup de la CENI et de l’administration électorale, non pas que ces analystes ou observateurs veuillent renverser l’un et défaire l’autre, mais, au contraire, vigoureusement leur apporter le changement (par des réformes en profondeur) qui leur est, selon eux, indispensable. La critique de la CENI telle qu’elle fonctionne aujourd’hui en Guinée est féroce et sans nuances de la part même de ceux qui ont participé à sa mise en place : « … dans 80 % des cas, les commissions électorales sont corrompues. Même la création de cette CENI était un blocus et le défi que j’avais était de mettre en œuvre les accords y compris la mise en place de la CENI. Cette Commission électorale […], je savais et j’étais convaincu, si j’ai critiqué les commissions électorales ailleurs je savais donc que celle-là n’était pas crédible. J’ai trouvé que c’était déjà arrangé entre les partis politiques, syndicats et société civile. […] là où on n’a pas respecté les lois, on ne respectera jamais les accords ».Entretien avec Lansana KOUYATE, ancien Premier ministre de la République de Guinée, du 1er mars 2007 au 20 mai 2008. Entretien réalisé à Paris le 17 novembre 2018 de 17 h à 19 h.

Par ailleurs, la procédure législative initiée par les députés des deux grands partis (le RPG et l’UFDG) sous prétexte de réforme a permis d’adopter une loi qui leur garantit une forte représentativité au sein de la CENI, mais aussi le contrôle de l’institution par le nombre de représentants dont ils disposent.

Cependant, on se rend compte que ni le contenu de la nouvelle loi ni les actions prises par les acteurs et décideurs ne contribuent à apporter des changements dans l’organisation ou la gestion des élections. Le but officiel de l’élection, selon Niklas Luhmann, « c’est l’occupation des instances politiques décisionnelles par des personnes particulièrement qualifiées, qui décideront correctement, c’est-à-dire selon la volonté du peuple, et qui, en ce sens, en seront ses véritables représentants ». En quelque sorte, la fin poursuivie par l’institution des élections permet en toute légitimité et transparence la gestion de la concurrence pour les postes, la liberté, l’universalité et l’égalité du vote, la spécification et la structuration préalable de la façon de communiquer les résultats.

Réduire le nombre de membres pour atténuer le degré de politisation de la CENI est l’un des arguments avancés par les artisans de cette nouvelle CENI. Cependant, la réduction du nombre de membres n’a en rien limité le degré de politisation de l’institution. On se rend compte d’ailleurs, en comparant nos données, que l’ancienne CENI était moins politisée que la nouvelle (80 % contre 82 %). Une manœuvre contraire à tous les accords et recommandations des partenaires nationaux et internationaux de la Guinée dans les processus électoraux (notamment l’Union européenne).

Comment la nécessité de « réformer » la CENI a-t-elle permis de « relégitimer », à travers une loi, la forte implication des partis politiques dans l’organisation et la gestion des élections ?

L’emprise partisane au sein de la CENI en Guinée a atteint son paroxysme. Une commission électorale indépendante, lorsqu’elle est bien outillée, constitue la meilleure protection contre toute forme de manipulation et autres pratiques qui entachent la crédibilité et la transparence des élections (cas du Ghana).La Commission électorale du Ghana a montré son efficacité lors des dernières élections présidentielles et législatives (2012, 2016) en organisant des scrutins libres, transparents, inclusifs et non contestés. La confiance des Ghanéens vis-à-vis de la Commission électorale s’est consolidée avec le temps. Cela s’explique d’abord par le fait de sa composition, qui exclut les représentations politiques en son sein (partis politiques), ensuite par la nature des relations qu’elle entretient avec les acteurs du processus électoral, enfin par la crédibilité et la compétence de ses membres. L’instrumentalisation de ces commissions constitue un danger pour la régularité, la transparence et la crédibilité des élections (cas de la Guinée, de la Côte d’Ivoire, etc.). L’une des premières conséquences de cette « réforme » est l’affaiblissement de la société civile, autrefois à l’origine du leadership au sein de la CENI. La société civile guinéenne a connu une évolution considérable depuis les années 1980. Il faut attendre vingt ans, plus précisément 2002, pour voir naître en Guinée une véritable plateforme capable de participer à un processus électoral, le Conseil National des Organisations de la Société Civile guinéenne (CNOSCG). Ce conseil regroupe ONG, associations, syndicats, etc. et permet ainsi à la société civile de bénéficier d’une reconnaissance auprès du gouvernement. Toutefois, les failles dans le processus de désignation des représentants au sein de la CENI ont très rapidement attiré l’attention des observateurs par rapport à l’impact des décisions politiques sur son fonctionnement. Victimes du clientélisme et de manipulations de la part des acteurs politiques, les leaders du CNOSCG sont, désormais, de plus en plus contestés par les membres de leurs organisations, et ont entraîné la division actuelle de la société civile. Ce climat affaiblit davantage cette dernière au sein de la CENI face à des partis politiques plus organisés et désormais plus puissants. La crédibilité et la force de la société civile se sont fortement dégradées, ces dernières années, en raison de son association à la gestion de la transition depuis 2009 et les différentes crises à la CENI depuis 2010. Les contestations à répétition de la légitimité des présidents de la CENI, tous issus de la société civile, ont abouti d’ailleurs en 2012, à la veille des élections législatives, à la démission du président de la CENI suite aux mouvements dénonçant sa partialité dans le processus électoral en cours. « … je viens d’être reçu par le Président de la République, le professeur Alpha CONDÉ… en effet, depuis quelques mois, des leaders politiques, refusant de jouer le jeu démocratique et d’adhérer au processus électoral en vue des prochaines élections législatives, prennent pour prétexte ma présence à la présidence de la CENI…. Au nom des valeurs éthiques et des principes que je défends… j’ai décidé de saisir ma centrale syndicale pour qu’elle désigne un autre membre à ma place dans la nouvelle CENI…».Lettre de démission, Lounceny Camara, 5 septembre 2012.

Refuser de tenir compte des réactions des populations contestant la légitimité et l’adéquation d’une institution politisée pour l’organisation des élections, ainsi que de l’avis des spécialistes, observateurs et partenaires de la Guinée dans le cadre d’une réforme des institutions électorales, expose l’institution à des oppositions dangereuses qui se manifestent déjà par l’échec du projet de réforme. « … En 2007, l’idée de création d’une commission électorale nationale indépendante était perçue comme le seul moyen de garantir des élections crédibles acceptées par tous. Mais la violation des principes de base de la CENI a très vite affecté la confiance de la classe politique guinéenne. La CENI a manqué de professionnalisme. Les dernières élections ont mis en exergue les faiblesses notoires de l’institution et prouvent à suffisance le besoin de restructuration afin de regagner la confiance de la classe politique et mieux gérer les prochaines élections ».Entretien avec Ousmane BALDE, analyste politique, Conakry, janvier 2014. Depuis 2010, la classe politique et les institutions sont dans l’incapacité de se réformer, et cela malgré la mise en demeure des observateurs.

La réappropriation d’une réforme par le parti au pouvoir, le RPG (à travers son groupe parlementaire à l’Assemblée), soutenu par l’UFDG (le principal parti d’opposition), a donc visé d’abord à un réaménagement de la Commission électorale pour mieux la contrôler. Donc réformer pour mieux contrôler est l’objectif non affiché par ces grands partis qui excluent toute dépolitisation de l’institution. Ensuite, le soutien hiérarchique au sein des partis politiques renforce la position des acteurs au sein des institutions (Assemblée nationale ou CENI). Cette nouvelle loi en est une, parmi tant d’autres qui émanent de la volonté des hiérarchies des partis politiques, mise en application par leurs représentants au sein des institutions pour mieux asseoir leur influence et mieux contrôler ces institutions.

Enjeux politico-électoraux de la loi du 5 juillet 2018

Les enjeux d’autonomie et d’indépendance de la CENI se sont transformés en lutte politique. Autrefois associée à des luttes pour une indépendance vis-à-vis du gouvernement et une autonomie dans la gestion, elle fait désormais l’objet de construction de causes visibles, portées par des militants politiques au sein des institutions (Assemblée nationale, ministère de l’Administration territoriale et CENI).

Le mandat de l’Assemblée nationale a expiré depuis janvier 2019De plus en plus contestés par les mouvements de la société civile, les députés siègent par dérogation de la Cour constitutionnelle depuis janvier 2019 sans précision sur la durée de cette dérogation ni calendrier pour le renouvellement de l’Assemblée nationale., la présidentielle prévue en 2020 est en suspens du fait de la volonté du parti au pouvoir de remplacer l’actuelle Constitution par une nouvelle. La modification de l’article 27Le président de la République est élu au suffrage universel direct. La durée de son mandat est de cinq ans, renouvelable une fois. Nul ne peut exercer plus de deux mandats présidentiels, consécutifs ou non. sur la durée et le nombre de mandats étant impossible du fait de son intangibilité prévue à l’article 154 de la ConstitutionLa forme républicaine de l’État, le principe de la laïcité, le principe de l’unicité de l’État, le principe de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs, le pluralisme politique et syndical, le nombre et la durée des mandats du président de la République ne peuvent faire l’objet d’une révision., le parti au pouvoir mise sur une nouvelle Constitution pour légitimer un troisième mandat présidentiel.

Par ailleurs, la mise en œuvre de ces manœuvres passe nécessairement par le contrôle de la CENI, contrôle qui est garanti par la loi du 5 juillet 2018. Elle permet aux partis politiques (principalement le parti au pouvoir) de contrôler toutes les actions de la CENI, et par ricochet, le contrôle du processus électoral. Contrôler le processus électoral reviendrait dans ce contexte à faciliter la mise en œuvre de manœuvres orchestrées par les grands partis politiques représentés à la CENI.

Cependant, la polémique sur un éventuel troisième mandat du président, à la fois par sa présence dans l’espace public et par son rejet par la société civile, a conduit les acteurs des organisations de cette dernière et plusieurs formations politiques de l’opposition à créer, le 3 mars 2019, le Front national pour la défense de la Constitution (FNDC).

L’organisation des dernières élections, notamment les élections locales du 4 février 2018, a mis en évidence l’incompétence des membres de la CENI, c’est-à-dire leur inégale connaissance et leur inégal savoir-faire dans le domaine électoral, par des dissimulations de procès-verbaux, de la remontée des procès-verbaux non scellés et sécurisés, de l’absence de matériels électoraux obligatoires pour le fonctionnement des bureaux de vote à plusieurs endroits et de la manipulation des résultats se matérialisant par des contestations postélectorales. Ce qui fait que cette recomposition occulte toute logique de neutralité, de compétence et surtout d’indépendance de la CENI.Voie les rapports d’observations électorales de l’Union européenne (législatives de 2013 et présidentielle de 2015), le rapport d’étude du CERF-Guinée de 2018 sur les enjeux électoraux et les questions de démocratie participative, et le document synthèse du colloque « Élections et processus démocratique en Guinée : comment sortir de la dépendance et des ambigüités ? » organisé à Conakry, le 11 mai 2018 par le CERF-Guinée. L’ensemble des activités et propositions présentées par les observateurs nationaux et internationaux, comme cohérentes et visant à obtenir un meilleur résultat sur les différentes réformes de la CENI n’ont pas été prises en comptes. Deux modes d’action ont servi au RPG et partis alliés à faire passer la loi sur la « réforme » de la CENI. D’abord le lobbying, à travers une logique d’influence auprès des autres partis politiques, puis la négociation avec des ressources juridiques et politiques permettant d’adopter toutes lois sans contrainte (le RPG et ses alliés disposent de la majorité à l’Assemblée nationale). Le Bureau de la Commission électorale et la façon dont elle est composée illustrent l’instrumentalisation de la loi et la domination politique.L’organe directeur de la CENI est composé d’un président, de deux vice-présidents, d’un rapporteur et d’un questeur. Le 21 janvier 2019, lors de la prestation de serment, Me Amadou Salifou Kébé (représentant de la société civile) a été élu à l’unanimité par les membres de la CENI (17 voix sur 17), suivi du premier Vice-président Bakary Mansaré du RPG Arc-en-ciel et du deuxième Vice-président Bano Sow de l’UFDG. L’article 20 de la Loi du 5 juillet 2018 dit que « … le président de la CENI est élu à la majorité simple, parmi les membres issus de la Société civile ». Cependant, l’article 11 de la même loi annonce à l’avance que « dans les cas d’absence ou d’empêchement temporaire du président, celui-ci désigne à tour de rôle, un des vice-présidents pour assumer l’intérim ». Toutefois, les deux vice-présidents sont issus des deux grands partis politiques qui sont à la base de cette loi. Au-delà de la multiplicité même des luttes politiques pour le contrôle de la CENI, l’analyse des processus de crise révèle d’autres traits que ces luttes ont en commun. Ainsi, l’emprise qu’elles exercent sur l’activité des membres de la Commission électorale (aussi bien au niveau central qu’au niveau de ses démembrements) réduit, le plus souvent, la relation entre membres à de simples liens d’interdépendance au gré des différentes tactiques partisanes.

Conclusion

Le Réformer la CENI en maintenant la configuration actuelle de l’institution est tout simplement inefficace dans le contexte actuel du pays. La CENI telle qu’elle existe en Guinée est source de conflits électoraux et ne rehausse en rien la qualité des processus électoraux. L’omniprésence des partis politiques asphyxie l’institution et contribue à son dysfonctionnement. La fiabilité et la crédibilité des élections qu’elle organise sont de plus en plus remises en cause. Les multiples fraudes supposées ou réelles qui sont confortées par l’absence de neutralité et d’impartialité des représentants des partis politiques mettent en évidence la nécessité de réformer encore plus en profondeur cette institution républicaine. En 2010, lors de l’élection présidentielle, le tribunal de première instance de Dixinn a condamné le président de la CENI, Ben Sékou Sylla, et El-hadj Boubacar Diallo, responsable de la planification de la CENI et représentant de l’UFDG (le premier parti qualifié pour le second tour de la présidentielle), à un an de prison ferme et à 2 millions de francs guinéens d’amende chacun (environs 200 euros) pour fraude électorale. Ils sont accusés par le RPG (le deuxième parti qualifié au second tour) d’avoir substitué et dissimulé des procès-verbaux lors du premier tour de l’élection présidentielle. De l’autre côté, le RPG est accusé par l’UFDG d’avoir dressé de faux procès-verbaux, à l’aide des 17 ordinateurs volés à la CENI en septembre 2010 qui étaient déjà configurés pour la centralisation des résultats. Se pose, en effet, avec acuité la question d’une vraie réforme et d’une gestion plus efficiente :

  • Une vraie réforme de l’institution passerait nécessairement par une dépolitisation complète de la CENI avec le rejet de toute configuration politique des organes, limitant la responsabilité des partis politiques au rôle d’observateurs.
  • Réduire les attributions de la CENI au profit d’un organe apolitique, chargé d’apporter un appui technique dans la gestion du processus électoral constituerait la seconde étape. La réussite de la gestion des élections au Ghana pourrait être ici une source d’inspiration pour la Guinée si elle entend réellement se réformer. La Commission électorale, au Ghana, dispose d’une totale indépendance grâce à sa composition apolitique et à son autonomie administrative. Ses membres sont choisis pour leur intégrité et leur maîtrise de la conduite des élections.Article 43 de la Constitution ghanéenne de 1992.  Le Ghana a choisi un modèle d’experts non partisans qui est aujourd’hui le modèle le plus abouti en Afrique de l’Ouest.Houkpe (M.), Fall (I. M), Jinadu (A. L), Kambale (P.), Organes de gestion des élections en Afrique de l’Ouest. Une étude comparative de la contribution des commissions électorales au renforcement de la démocratie, Open Society Initiative for West Africa (OSIWA), 2011, p. 92. 
  • Enfin, la mise en avant des compétences et de l’expérience des membres de la CENI dans le cadre de sa recomposition pourrait permettre de résoudre ou d’atténuer la problématique de l’incompétence de ces derniers. La CENI, pour se réformer, devrait inconditionnellement se spécialiser. La connaissance des principes et des mécanismes électoraux par les acteurs de la CENI et de ses démembrements rehausserait nettement la qualité des élections.

En tout état de cause, la prise en compte de ces éléments permettrait de résoudre les problèmes de l’administration électorale guinéenne. Faire de la CENI une institution électorale libre, indépendante et crédible dans le contexte actuel du pays passe nécessairement par ces réformes qui doivent être extrapolées également au niveau des commissions électorales communales indépendantes (CECI), des commissions électorales préfectorales indépendantes (CEPI), des commissions électorales sous-préfectorales indépendantes (CESPI) et des commissions électorales d’ambassades indépendantes (CEAMI) qui constituent les démembrements de la CENI centrale.

Election présidentielle de 2010 en Guinée

Source : MOE UE Guinée 2010.
Elections municipales de 2018 en Guinée

Source : Mathieu Mérino.