« The most important failure was one of imagination ». C’est ainsi que la National Commission on Terrorist Attacks upon the United States considère des questions de méthode et d’épistémologie dans son rapport sur le 11 septembre 2001 déposé en 2004National Commission on Terrorist Attacks upon the United States, Thomas H. Kean, Lee Hamilton, 2004. The 9/11 Commission Report: Final Report of the National Commission on Terrorist Attacks upon the United States, Official Government, Washington, DC: National Commission on Terrorist Attacks upon the United States, Executive Summary, Report, pp. 339-349..
En plus d’échecs de nature politique, de gestion et de capacités, les auteurs du rapport ont pris la peine de souligner, sur dix pages, un sérieux manquement dans l’analyse : l’absence d’imagination. La compréhension platonicienne de l’imagination est un mélange de sensation et d’opinion, et elle constitue un obstacle à la connaissance intellectuelle selon les tenants de la conception aristotélicienne. Cette dernière situe l’imagination comme une fonction du raisonnement qui, associée à l’adhésion a priori à des idées, produit la pensée ou la représentation d’un objet ou d’un sujet. Sans cette fonction, la représentation de l’objet reste de l’ordre de la croyance pure ou de l’opinion formée à partir de sensations parfois trompeuses, parfois justes selon le lien plus ou moins éloigné avec l’activité mentale appelée « ratio ». Ainsi, faire appel à des auteurs de science-fiction comme source d’inspiration pour l’analyse prospective, comme le fait le ministère français des Armées, revient à confondre l’imagination aristotélicienne (fonction du raisonnement), réel atout de l’analyste, avec la version platonicienne, sensation et opinionBrooks Landon, « Extrapolation and speculation », in Rob Latham (ed.), The Oxford Handbook of Science Fiction, Oxford University Press, USA, 2014, p. 23..
Si cela peut prêter à sourire chez les tenants d’une approche rationaliste et empirique ou être tourné en dérision, en qualifiant cet élément du rapport de mysticisme irrationnelKarl Popper, The logic of scientific discovery, Routledge, London, 1959, p. 59., il n’en demeure pas moins que l’appel à l’imagination est inscrit dans la version officielle, et que le résumé qui introduit le rapport insiste sur cet enjeu. Implicitement, il soulève, en termes simples mais percutants, des questions de recrutement et des interrogations concernant les effets organisationnels sur les aptitudes propres aux hommes et femmes qui se cachent derrière des mécanismes, des procédures, des institutions et autres constructions bureaucratiques.
Des considérations épistémologiques majeures sont au cœur à la fois de la compréhension et du développement d’une perception plus profonde de la fonction d’analyste du renseignement (prise comme métier et comme art) tant comme discipline d’étude universitaire que comme pratique au service de la sécurité nationale (forces de sécurité intérieure et de sécurité extérieure, militaires ou civiles). En évoquant l’imagination comme élément manquant dans l’analyse, les auteurs du rapport pointent du doigt la relation entretenue avec les données et les informations : que savons/connaissons-nous ? Existe-t-il une distinction entre information, savoir et connaissance ? Comment savons/connaissons-nous ce que nous savons/connaissons ? Quel crédit ou quelle fiabilité accorder à ce que nous savons, connaissons, pensons ?
Le cycle du renseignement, mais également ses développements ultérieurs sous forme de Structured Analytic Techniques (SAT), sont largement présentés, diffusés et adoptés sous des formes variables dans les services américains, alliés et amis. Dans les études du renseignement, certains auteurs s’attachent à la nature foncièrement processuelle de la production du renseignement. D’autres focalisent leur attention sur le produit lui-même. Mais en pratique, le cycle du renseignement et les SAT trouvent leur origine dans une vision néo-classique de la connaissance, issue des sciences dures comme référence pour tout type de production de connaissance. L’accent est mis sur les biais cognitifs qui peuvent entraver la pensée des analystes et, par conséquent, leur production. La formation en analyse du renseignement se concentre majoritairement sur l’enseignement des SAT et sur leur importance.
Ce qui nous semble constituer un enjeu épistémologique de taille lorsqu’est évoquée la question de l’imagination dans ledit rapport, c’est la nature de la fonction renseignement, et plus précisément, l’analyse du renseignement selon l’épistémè dominant qui est interrogé ou mis en cause. Plus précisément : une approche laissant place à l’intuition dans la production de renseignement. La qualification humaine de « renseignement » dépend de l’information et de sa relation à une menace ; cette dernière constitue un élément essentiel de définition et elle-même est tributaire du phénomène de perception humaine (scientifique ou intuitive) d’une intention (malveillante) estimée et d’une capacité (de nuisance) estimée.
Confondant toujours les moyens et la finalité, un autre enjeu peut être identifié dans la prévalence donnée à l’« hyper-scientifisation » de type poppérien, la démarche d’analyse du renseignement, qui réduit le champ des possibles quant à la production de connaissance et donc de renseignement. Cette orientation est matérialisée par le cycle du renseignement et les SAT.
Certains auteurs évoquent un certain « fétichisme technologique » dans le domaine des opérations militaires. On pourrait également voir dans l’analyse du renseignement une manifestation d’un « fétichisme scientifique », oubliant l’origine même de la science, ses limites et sa fonction. Dans les activités d’analyse du renseignement sont fondamentalement privilégiés les modes habituels de connaissance hérités de la logique aristotélicienne. En premier lieu, par l’induction, à savoir la recherche de causalités, la découverte des relations entre les phénomènes étudiés. Par ailleurs, par la déduction, c’est-à-dire l’application d’une « loi générale » à des situations spécifiques. Ces deux modalités s’articulent autour de la primauté de la méthode scientifique poppérienne qui passe par la falsification d’hypothèses et des tests de scénarios fictifs.
Enfin, on peut également citer l’abduction, approche consistant à introduire une règle à titre d’hypothèse afin de considérer ce résultat comme un cas particulier tombant sous cette règle.
Le rapport de 2004 pointe, par sa référence à l’imagination, une des lacunes majeures qui expliquent en partie l’échec des modalités habituelles de connaissance et de compréhension (aux fins d’action) de l’analyse du renseignement. Cette compréhension réside dans la reconnaissance de l’intuition ou des « connaissances tacites » comme quatrième voie de connaissance et de modalité de production du renseignement. Cette quatrième voie peut être comprise comme l’application d’une perspective spontanée, validée par les faits et les outils disponibles. Or, dans un environnement intellectuel dominé par le pragmatisme matérialiste, où l’action constitue l’origine des idées, l’intuition comme voie « supra-rationnelle » de connaissance reste débattue en raison de son appartenance à une modalité non tangible et non quantifiable, et n’est défendue que par une infime minorité d’auteurs, qui reconnaissent dans l’intuition, non irrationnelle, un mode « supra-rationnel » de connaissance. Cette intuition prend la forme de connaissances tacites étroitement liées à la personne de l’analyste. L’activité du renseignement reste avant tout une affaire humaine pour le pire et le meilleur.