Notes de la FRS

Rôles et fonctions du droit de l’Union européenne dans l’intégration des politiques d’acquisition d’armement

Présentation et résumé de la thèse de doctorat en droit de l’Union européenne, effectuée sous la direction conjointe de Madame la Professeure Viviane de Beaufort et de Monsieur Stéphane Rodrigues à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, au sein de l’Institut de recherche en droit international et européen de la Sorbonne (IREDIES), et soutenue par Edouard Simon le 13 juillet 2017 (obtention du grade de docteur avec la mention très honorable et les félicitations du jury). 

Il est peu de dire que depuis quelques années, la défense fait l’objet d’un intérêt renouvelé de la part des institutions de l’Union européenne. Ainsi, en 2014, Jean-Claude Juncker faisait du renforcement des efforts européens en matière de défense et de sécurité une des 10 priorités de la Commission nouvellement désignée. Depuis la déclaration des chefs d’Etat de Bratislava en septembre 2016, nombreuses sont les initiatives qui ont été initiées par les institutions ou dans le cadre de l’Union, renforçant l’action de celle-ci dans un domaine politique resté longtemps très largement en dehors de son champ : proposition de la création d’un fonds européen de défense doté de deux volets (l’un consacré au soutien à la R&D, l’autre au soutien au développement et à l’acquisition de capacités), lancement du premier appel à proposition de l’action préparatoire pour la recherche de défense (préfiguration du volet recherche du futur fonds), mise en place d’un examen annuel coordonné des capacités militaires (processus CARD), enfin, notification par 23 Etats membres de leur intention d’activer la Coopération Structurée Permanente (CSP) le 13 novembre 2017. Cette actualité nouvelle et foisonnante dans le champ de la défense européenne s’inscrit néanmoins dans un processus de ‘communautarisation’ des politiques de défense, et singulièrement d’armement, qui trouve son origine dans les premiers efforts de la Commission, durant la seconde moitié des années 1990, pour développer une action européenne permettant de répondre aux « défis auxquels sont confrontés les industries européennes liées à la défense »Commission européenne, « Les défis auxquels sont confrontées les industries européennes liées à la défense – contribution en vue d’actions au niveau européen », Communication, COM(96) 10, 24 janvier 1996.. Efforts qui doivent composer, d’une part, avec la réticence de certains acteurs (étatiques ou industriels) mais aussi, d’autre part, avec le positionnement particulier des questions de défense dans l’architecture des Traités européens (article 42 TUE qui prévoit une compétence restreinte de l’Union en matière de défense, article 346 TFUE qui prévoit les conditions dans lesquelles tout ou partie du droit de l’UE peut ne pas s’appliquer aux marchés et industries d’armement).

L’absence d’approche juridique du droit dans le phénomène intégratif

Malgré ce contexte riche car complexe et la richesse des analyses fournies par des champs de sciences sociales telles que les sciences politiques sur l’intégration (et/ou le rapprochement) des politiques de défense en Europe, force est de constater que les juristes sont restés à la marge de l’étude de ce phénomène d’intégration. Il faut toutefois citer la thèse de Jean-Barthélémy Maris sur la structuration du marché de l’armementJean-Barthélémy Maris, La structuration du marché européen de l’armement, Paris, Harmattan, 2013., et surtout celle de Gilian Arnoux sur l’application du droit européen de la concurrence au secteur industriel de la défenseGilian Arnoux, Le droit européen de la concurrence et l’industrie de défense, thèse de doctorat en droit, Université Paris Panthéon-Sorbonne, 2011 (non-publié).. Ce relatif silence de la part des juristes sur un phénomène d’intégration toujours à l’œuvre et relativement embryonnaire (le nombre de textes juridiques – qui sont la matière de la science du droit – est encore restreint) trouve probablement son explication dans le fait que la question centrale qui se pose au sujet du droit dans le contexte de l’intégration des politiques d’acquisition d’armement est celle de son rôle. En effet, à quoi sert le droit de l’Union européenne (symbole d’un niveau élevé d’intégration) dans le phénomène intégratif, qui plus est lorsque celui-ci se déploie dans un domaine traditionnellement considéré comme relevant exclusivement du cœur de souveraineté étatique ?

Or, cette question du rôle du droit, en particulier dans un contexte aussi spécifique que celui de l’intégration européenne, est un angle mort de la science juridique actuelle. En effet, la conception normativiste ou kelsenienne de la science du droit (approche majoritaire encore aujourd’hui chez les juristes et les non-juristes) considère que celle-ci ne peut apporter de réponse à ce type de questions. L’axiome de pureté défini par KelsenHans Kelsen, Théorie pure du droit, éd. de la Baconnière, 1998, Neuchâtel., en empêche le juriste. Dans une telle approche, une théorie pure du droit se doit d’être purement juridique, c’est-à-dire dépourvue de toute considération non-juridique, isolant de fait le juriste du reste des sciences sociales et de la réalité du droit. L’ambition et l’enjeu premier de cette thèse étaient donc de réussir à formuler une réponse juridique (c’est-à-dire du point de vue du juriste et des normes juridiques) à la question ‘à quoi sert le droit ?’, tout en conservant (au moins comme point de départ) la définition la plus largement partagée du droit.

La seconde ambition de celle-ci était de démontrer que le juriste pouvait se saisir d’instruments de gouvernement qui relèvent de l’incitation et de la récompense plus que de la répression et du châtiment. On constate, en effet, dans le domaine de l’armement (mais ce n’est pas le seul domaine, loin s’en faut) au niveau européen, l’apparition d’une multitude d’outils relevant de l’action publique européenne, mais qui ne semblent pas relever du domaine juridique. Il en va ainsi, par exemple, des mécanismes de financement (type fonds européen de défense), que les juristes abordent généralement par le biais de l’environnement juridique dans lequel ils s’inscrivent ou dont ils procèdent mais rarement en tant que tel. Or, la multiplication de ce type de mécanisme et leur importance désormais fondamentale dans l’intégration des politiques d’acquisition d’armement imposent au juriste de s’en saisir, au risque de n’avoir qu’une approche partiale et très partielle du phénomène intégratif à l’œuvre.

Norberto Bobbio et le concept de fonction du droit

Pour mener de front ces deux objectifs, la mobilisation des travaux du grand juriste et philosophe du droit italien, Norberto Bobbio, s’est révélée particulièrement féconde. Dans une série d’articles consacrés aux fonctions du droit et au développement d’une approche fonctionnelle du droitNorberto Bobbio, De la structure à la fonction : nouveaux essais de théorie du droit, traduit et introduit par David Soldini, Dalloz, Paris, 2012., Bobbio développe une notion de fonction du droit permettant d’articuler une réponse juridique à la question ‘à quoi sert le droit ?’. Partant de la définition kelsenienne du droit (selon laquelle, une norme n’est juridique que si sa structure relève de la forme ‘si A est, alors B doit être’ où A est un comportement non-conforme, B une sanction négative reposant sur la contrainte et la relation qui les lient une relation d’imputation, qui est à la science du droit ce qu’est la causalité aux sciences physiques), Bobbio enrichit celle-ci en démontrant qu’une norme qui prévoit une sanction positive (récompense) possède la même structure que celle prévoyant une sanction négative (châtiment) et est donc également juridique. Il convient alors seulement d’accepter que la capacité à recourir à la contrainte, qui définit, pour Kelsen, le droit par rapport à d’autres types d’ordres sociaux, intervient non au niveau de la sanction elle-même mais au secours de celle-ci, c’est-à-dire en dernier recours. Autrement dit, une sanction positive (comme les sanctions négatives les plus courantes, telles que l’infliction d’une amende) repose in fine sur un ensemble de sanctions négatives qui mobilisent la contrainte si nécessaire (dans le cas où la récompense n’est pas donnée, par exemple). Bobbio démontre ainsi l’enfermement de Kelsen, et des juristes généralement, dans une conception uniquement répressive du droit (fonction répressive du droit), ignorant la possibilité d’utiliser celui-ci comme un outil de conduite (et non de contrôle) sociale (fonction promotionnelle du droit).

L’objet de cette thèse est donc de tester l’hypothèse de Bobbio sur l’existence des deux fonctions du droit dans le champ de l’intégration des politiques d’acquisition d’armement, démontrant ainsi la grande richesse et plasticité du droit comme instrument de gouvernement. La notion de fonction du droit de Bobbio se montre, en effet, d’une grande richesse pour décrire le rôle du droit de l’UE dans le phénomène intégratif. Il apparaît que chacune des fonctions du droit découvertes par Bobbio peut être associée à une forme distincte d’intégration : à la fonction répressive du droit correspond l’intégration classique des acquisitions d’armement dans le cadre du Marché intérieur et à sa fonction promotionnelle correspond une intégration de ces politiques dans le sens d’un certain type de consolidation de la demande, celui d’un accroissement des coopérations intergouvernementales. Réalisation d’un marché européen des équipements de défense (MEED) avec ouverture des marchés publics d’armement à la concurrence et consolidation – au moins relative – de la demande d’armement sont, en effet, les deux principaux types d’initiatives observées aujourd’hui qui permettent de parler d’une certaine intégration des politiques d’acquisition d’armement dans le cadre de l’UE.

Fonction répressive du droit et création d’un Marché intérieur des équipements de défense

Il apparaît que le droit de l’Union a un rôle moteur dans le processus d’intégration tel qu’il se déploie dans le cadre du Marché intérieur. Au centre de la dynamique intégrative de celui-ci, il y a la fameuse méthode communautaire, qui n’a jamais fait l’objet d’une définition juridique (c’est-à-dire du point de vue du juriste) et dont les définitions proposées par les sciences politiques, et qui reposent sur des éléments majoritairement institutionnels, sont très peu satisfaisantes, notamment du fait de leur instabilité. Or, une approche juridique de la méthode communautaire amène à considérer que ce qui distingue celle-ci d’autres modes de gouvernance, telles que la méthode intergouvernementale ou la méthode ouverte de coordination, est précisément le recours au droit de l’Union et à sa capacité à mobiliser la contrainte en dernier recours. Elément distinctif du principal vecteur de l’intégration dans le cadre du Marché intérieur, la fonction répressive du droit se trouve donc au centre même de la dynamique intégrative.

Cette hypothèse sur la définition de la méthode communautaire se trouve confirmée par l’observation de l’intégration des acquisitions publiques d’armement dans le cadre du Marché intérieur, c’est-à-dire de leur soumission progressive au droit européen des marchés publics. Cette application du cadre juridique du Marché intérieur aux marchés publics d’armement ne va pas de soi et longtemps la commande publique de défense, et le secteur de l’armement plus généralement, sont restés à la marge du droit européen et du cadre du Marché intérieur. Pièce centrale du dispositif de cette exclusion, l’article 346 TFUE (1) (b) ou « exception défense principale » (par rapport aux articles 346 TFUE (1) (a) et 347 TFUE, qui apparaissent comme d’une importance moindre) prévoit les conditions dans lesquelles le droit de l’UE (y compris le droit primaire) peut ne pas venir s’appliquer dans le secteur de l’armement. Une lecture même superficielle de cet article suffit à voir qu’il ne s’agit pas d’une exclusion générale du secteur de l’armement du champ des Traités, mais d’un dispositif juridique exceptionnel et dérogatoire. C’est pourtant une interprétation très ‘libérale’ qui semble diriger la pratique des Etats membres jusque dans les années 1990, et ce dans le silence des institutions de l’UE. De fait, la fonction répressive du droit de l’Union européenne, quoique latente, n’est alors jamais réalisée.

Rejetant l’application du cadre du Marché intérieur aux acquisitions d’armement, les Etats européens ont pourtant essayé, à de nombreuses reprises, de créer un Marché Européen des Equipements de Défense (MEED) et d’ouvrir leurs marchés publics d’armement à la concurrence entre eux, et ce dans différents fora : Groupe Européen Indépendant de Programmes (GEIP), Groupe Armement de l’Europe Occidentale (GAEO), Code de Conduite de l’Agence européenne de Défense (AED). Ces différentes initiatives reprennent dans les grandes lignes les règles du Marché intérieur (hormis certains cas, parfois loin d’être anecdotiques, comme l’absence d’interdiction des offsets ou de mécanismes de retour industriel). Outre le format (le nombre de participants à ces initiatives est en effet variable), c’est l’absence de possibilité de recourir à un cadre juridique, donc contraignant, qui différencient ces initiatives d’une intégration au sein du Marché intérieur, permettant ainsi de construire l’hypothèse raisonnable que c’est bien la juridicité de ce dernier que les Etats rejettent.

A partir des années 1990, à cette inapplication totale du cadre du Marché intérieur se substitue une application progressive de celui-ci. C’est la réalisation de la fonction répressive de

l’ « exception défense principale », et l’application correcte de celle-ci, qui permet l’intégration des acquisitions d’armement au cadre du Marché intérieur. L’élément majeur de ce progrès de l’intégration est le changement d’attitude des institutions de l’UE, et de la Commission en particulier, à l’encontre des pratiques des Etats membres. La multiplication des contentieux devant la Cour de Justice des Communautés Européennes (aujourd’hui Cour de Justice de l’UE) permet le développement d’une jurisprudence qui accroît la précision à la fois du champ d’application de l’article 346 TFUE (1) (b) (rejetant explicitement de celui-ci les mesures concernant les biens dits à double usage, par exemple) et les conditions de son invocation, selon le principe – classique en droit de l’Union – d’interprétation restrictive des exceptions. On observe ainsi une certaine banalisation de l’« exception défense principale », dans la mesure où les conditions de son invocation se rapprochent progressivement de celle des autres exceptions aux libertés fondamentales, avec l’application par la Cour du double test – classique en droit du marché intérieur – de nécessité et de proportionnalité.

La réalisation de la fonction répressive de l’« exception défense principale » a pour conséquence l’application progressive du cadre du Marché intérieur aux acquisitions d’armement. Celle-ci ne se fait, pour autant, pas de manière brutale ou aveugle. Confrontée à l’inéluctabilité de cette application, l’Union européenne a développé un cadre spécifique (directive 2009/81/CE), permettant d’adapter le droit de l’UE aux spécificités des acquisitions d’armement. La fonction répressive du droit de l’Union apparaît alors comme le vecteur de développement d’un cadre juridique spécifique aux marchés d’armement, donc comme le vecteur de l’intégration de ceux-ci au cadre du marché intérieur.

Au-delà de ce rôle moteur de la dynamique intégrative, la fonction répressive du droit joue un second rôle dans l’intégration, et notamment dans celle des politiques d’acquisition d’armement au sein du Marché intérieur. Dans une conception statique de l’intégration, c’est-à-dire en considérant l’intégration comme le résultat du processus intégratif, la fonction répressive du droit apparaît comme un levier d’ajustement puissant du niveau d’intégration atteint, et ce de deux façons : d’une part, par la modulation de son intensité et, d’autre part, par l’utilisation des marges laissées par le droit primaire pour aménager des règles dérogatoires spécifiques, protégeant certaines prérogatives des Etats membres. Ainsi, l’intensité des obligations en matière de mise en concurrence est quelque peu atténuée pour les marchés publics de défense et de sécurité, dans le cadre de la directive 2009/81/CE : par exemple, les conditions de recours à des procédures plus restrictives, telles que la procédure négociée, sont assouplies.

Plus important, le développement de mécanismes spécifiques en matière de sécurité d’approvisionnement (concernant l’ouverture des marchés européens à la concurrence internationale ou l’européanisation des chaînes de valeur des industries d’armement) permet de sanctuariser certaines prérogatives en faveur des États membres, pour le cas spécifique des acquisitions d’armement. Pour autant, l’atténuation ou l’aménagement de la fonction répressive du droit de l’Union ne peut être faite dans une interprétation contra legem, c’est-à-dire dans un sens contraire aux règles des Traités. Ainsi, les obligations de compensation (ou offsets) – que nous proposons de définir comme toute condition à l’attribution d’un contrat public d’acquisition de biens, de services ou de travaux ne répondant pas à un objectif légitime de politique public et ne correspondant pas à la rémunération d’un risque assumé par l’Etat acquéreur – constituent, la plupart du temps, des entraves très claires aux règles fondamentales du Marché intérieur (libertés fondamentales) et font l’objet d’une interdiction claire, qui ne peut faire l’objet d’aménagement ou d’atténuation. Force est néanmoins de constater que la fonction répressive de cette interdiction est loin d’être encore réalisée aujourd’hui.

La fonction répressive du droit de l’Union apparaît donc comme un déterminant important (dont il serait intéressant de quantifier l’importance par rapport à d’autres déterminants plus précisément) de l’intégration des politiques d’acquisition d’armement au sein du Marché intérieur. Pour autant, force est de constater que cette approche d’une intégration somme toute classique ne permet pas d’appréhender la totalité du phénomène observé dans ce domaine.

 

Fonction promotionnelle du droit et consolidation des demandes européennes d’armement

La question de la forme de l’intégration et du rôle du droit dans celle-ci se pose de manière très différente lorsqu’on observe les initiatives déployées dans l’objectif de consolider la demande publique d’armement. En effet, alors que nous étions face au sujet de la fonction répressive du droit, face à un phénomène bien établi, nous sommes ici face à des initiatives émergentes, embryonnaires et pas toujours cohérentes. Alors que dans le cas de l’ouverture des marchés publics à la concurrence européenne, le recours à la fonction répressive du droit de l’Union comme vecteur d’intégration s’inscrivait comme réponse de dernier recours suite à l’échec de nombreuses tentatives dans des cadres non-contraignants, le recours à la fonction promotionnelle du droit pour permettre la consolidation de la demande semble émerger dans un contexte, si ce n’est de rejet persistant, à tout le moins de défiance des Etats membres vis-à-vis de la contrainte.

L’affirmation de l’objectif de consolidation de la demande à un niveau supranational est particulièrement importante étant donné le contexte de contraction de la demande, bien sûr conjoncturelle depuis le début de la crise de la zone euro et l’adoption de politiques dites de consolidation fiscale partout en Europe mais également structurelle depuis le milieu des années 1980. Les effets existants ou potentiels de ces baisses et coupes budgétaires, en termes capacitaires (notamment industriels) et d’autonomie stratégique, sont largement connus. De la même façon que la réalisation d’un marché européen des équipements de défense a pu faire l’objet de multiples tentatives dans des cadres institutionnels plus ou moins ad hoc, la consolidation de la demande fait l’objet de multiples coopérations intergouvernementales dans des formats divers, et ce en particulier depuis le début de la crise de la zone euro : une étude réalisée pour le compte du Parlement européen en 2011Christian Mölling et Sophie-Charlotte Brune, The impact of the financial crisis on European defence, Étude réalisée pour la sous-commission Sécurité & Défense, PE 433830 & PE 433831, Parlement européen : Bruxelles, 2011., dénombrait ainsi pas moins de 70 initiatives de coopération (parmi lesquelles, la coopération franco-britannique dans le cadre des Accords de Lancaster House, celle germano-néerlandaise dans le cadre d’une déclaration d’intention, l’accord de coopération dans le domaine des matériels de défense de NORDEFCO ou le renforcement des activités du groupe de Visegrad). Toutefois, les résultats de celles-ci sont relativement mitigés et la question de leur rationalisation se pose. La multiplicité des fora de coopération démontre bien que la question, pourtant essentielle, du niveau auquel doit s’opérer cette consolidation (européen ou transatlantique) n’est pas aujourd’hui tranchée. La multiplication des initiatives au sein du cadre institutionnel de l’UE semble offrir à celle-ci un avantage certain dans la concurrence qui existe avec l’OTAN, mais il serait bien aventureux de conclure quant à l’existence d’un choix acté en faveur d’un scénario uniquement continental.

A la différence du cas de la création d’un Marché intérieur des équipements de défense toutefois, la possibilité de recourir à la fonction répressive du droit n’est ici pas ouverte dans le cadre des arrangements institutionnels et juridiques de l’Union. L’enjeu de la consolidation de la demande, quoique central dans la réalisation d’un Marché intérieur des armements, échappe à son mode de gouvernance (la méthode communautaire) et à la fonction répressive du droit. En effet, la compétence de l’Union pour réaliser cette consolidation apparaît tout d’abord comme restreinte : elle est limitée à de la coordination en matière de génération capacitaire et à la promotion de moyens permettant de satisfaire des besoins opérationnels (article 42 (3) TUE). Notons que la future Coopération Structurée Permanente, (CSP) qui devrait être lancée par le Conseil d’ici à la fin de l’année 2017, devrait offrir une compétence renforcée de l’Union en la matière. La compétence de l’Union est, par ailleurs, exclusive de tout recours au droit. Les articles 24 (1) et 31 (1) TUE disposent tous deux que, dans le cadre de la Politique Etrangère et de Sécurité Commune (PESC), « l’adoption d’actes législatifs est exclue ». Qui plus est, le rôle de la CJUE dans ce champ est réduit à portion congrue, celle-ci n’étant, à titre principiel, « pas compétente en ce qui concerne [l]es dispositions » relevant de la PESC (article 24 (1) TUE). Le recours au cadre de la CSP ne devrait pas changer cet état de fait, la PESC et donc la PSDC relevant bien davantage du champ politique que du champ juridique. Le recours au droit, dans sa conception traditionnelle répressive, n’est d’ailleurs pas nécessairement souhaitable, dans la mesure où elle n’est guère adaptée à l’objectif poursuivi. Il ne fait, en effet, guère de sens de chercher à « contraindre » les Etats à coopérer.

La fonction promotionnelle semble apparaître comme une alternative à l’absence de disponibilité de la contrainte. Qui plus est, elle est mieux adaptée pour « provoquer » un comportement défini comme socialement désirable. Elle ne peut toutefois intervenir que dans des champs de compétence autres que celui de la PESC (fiscalité, recherche, marché intérieur, etc.). Nous avons fait le choix d’étudier quatre mécanismes qui relèvent, selon nous, de la fonction promotionnelle du droit et récompensent la coopération intergouvernementale en matière de consolidation de la demande. Nous en proposons une typologie, construite en fonction de la forme de la récompense qu’ils promettent. Deux de ces mécanismes proposent des récompenses absolues (qui consistent dans l’octroi d’un avantage). D’une part, le programme de soutien à la surveillance de l’espace et au suivi des objets en orbite (‘Programme SST’) prévoit la mobilisation de fonds européen en faveur d’Etats qui coopéreraient pour mettre en réseau leurs capacités terrestres et spatiales dans ce domaine stratégique, et s’engageraient à les mettre à disposition de l’UE et de ses Etats membres. D’autre part et en l’absence à l’époque d’un texte législatif ou même d’un projet, il apparaît que, sous certaines hypothèses (mobilisation d’outils de programmation conjointe, etc.), l’Action préparatoire pourrait satisfaire à la définition de la fonction promotionnelle du droit. Le choix qui a finalement été fait de mettre en œuvre un programme de soutien direct aux entreprises ne permet pas à celle-ci d’être considérée comme une norme récompensant la coopération entre États membres. La possibilité de recourir à ce type de mécanisme n’est toutefois pas à écarter dans le cadre du volet R&D du futur Fonds Européen de Défense. Deux autres mécanismes prévoient des récompenses relatives (qui consistent dans le retrait d’un désavantage). Tout d’abord, l’exemption de TVA pour les projets et programmes de l’Agence européenne de Défense récompense la coopération menée dans ce cadre. Par ailleurs, l’article 13 (c) de la directive 2009/81/CE prévoit que les marchés passés dans le cadre de certains programmes en coopération sont exemptés de l’application de la directive, c’est-à-dire jouissent d’un allègement administratif certain. Dans tous les cas, la fonction promotionnelle du droit donne à celui-ci un rôle de vecteur de l’intégration, mais distinct de celui mis en lumière dans le domaine du Marché intérieur : plutôt que de contraindre, il s’agit ici d’inciter, de provoquer.

L’existence même de ces mécanismes suffit à valider l’hypothèse de Bobbio sur l’existence d’une fonction promotionnelle du droit et de normes juridiques récompensant des comportements définis comme socialement désirables, ce qui n’est pas sans conséquence pour la théorie du droit et la science juridique. Mais, au-delà de ces considérations méthodologiques, ces mécanismes de récompense témoignent de l’existence d’une forme distincte d’intégration qui est actuellement à l’œuvre dans le domaine des politiques d’acquisition d’armement, et dans lequel l’Union est un cadre légitime et favorable à la coopération en matière d’armement. Le caractère embryonnaire de ces mécanismes et leur caractère parfois imparfait (en particulier, quant à la relation d’imputation – c’est-à-dire d’automaticité – entre la constatation du comportement recherché et la récompense) doivent nous amener à une réflexion sur le caractère encore peu structuré, intuitive, de telles approches du droit. Conscients de cet état de fait et de la participation de la littérature scientifique (la fameuse ‘doctrine’) à la structuration de la pratique juridique, nous avons décidé de consacrer notre dernier chapitre à la recherche prospective d’une « bonne récompense » en faveur de la coopération participant à une consolidation de la demande. Une telle approche doit nécessairement s’inscrire dans une démarche a minima interdisciplinaire, car ce sont les sciences politiques et économiques qui sont à même d’aider le juriste à déterminer la bonne récompense, c’est-à-dire celle la plus efficace. Il apparaît ainsi, à l’issue de revues de littérature en sciences politiques et économiques, que la récompense la plus efficace est probablement de nature économico-budgétaire. Il nous semble, dès lors, que tout en respectant l’économie politique du Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC), il est possible aujourd’hui de tirer parti des flexibilités de celui-ci pour récompenser les investissements en coopération. Plus largement, l’inclusion des questions ayant trait aux investissements d’armement dans les débats sur l’investissement au sein de l’Union permettrait qu’ils bénéficient de potentiels futurs dispositifs protecteurs pour les investissements (sur le modèle de la règle d’or britannique, par exemple).

Conclusion

En conclusion, il est permis, à la lueur des récents développements au niveau européen, en particulier de la publication d’une proposition de Règlement « établissant le programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense visant à soutenir la compétitivité et la capacité d’innovation de l’industrie de la défense de l’UE », de s’interroger sur l’importance de la fonction promotionnelle du droit dans l’intégration spécifique à l’œuvre dans le champ des politiques d’acquisition d’armement. En effet, le choix de recourir à la mise en concurrence pour sélectionner les problèmes financés (article 14 du projet de règlement) prive – au moins partiellement – ce mécanisme de toute relation d’imputation entre la récompense prévue (assistance financière, selon l’article 4) et le comportement défini comme socialement désirable (article 6.2).

Pour autant, ce type de mécanismes procède bien de la même philosophie d’économie politique, cherchant à provoquer l’action désirable plutôt que de seulement empêcher l’action indésirable. Il semble que dans le sein de celle-ci puissent coexister de nombreuses formes de mécanismes juridiques relevant des deux fonctions du droit (récompenses, bien sûr, mais également recours à la concurrence et libéralités) dans une approche qu’il convient de structurer. Il est néanmoins certain que l’action publique promotionnelle continuera à offrir un champ de recherche particulièrement fécond, en particulier au niveau européen.