Notes de la FRS

Garantir l’ambition d’une relation franco-allemande de défense plus étroite

La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale présentée le 11 octobre 2017 a rappelé l’ambition de la France à l’égard de son partenaire allemand. Elle invite à une « coopération plus étroite avec l’Allemagne ». Rebondissant sur les travaux de rénovation de la politique de défense allemande initiés depuis 2014, ce document précise également les attentes françaises vis-à-vis de Berlin : « Cette évolution de l’Allemagne doit être soutenue et accompagnée au plus près par la France. Ceci nécessite des investissements industriels et financiers conséquents, condition d’un partenariat équilibré et à la hauteur des défis actuels »Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, Paris, octobre 2017, pp. 61-62..

Ce discours français prolonge les déclarations de chaque Conseil franco-allemand de défense et de sécurité (CFADS) et fait écho à nombre d’autres papiers d’orientation nationaux, tels que les Livres blancs qui se sont succédés depuis 1994. Les conditions de mise en œuvre d’une telle volonté sont néanmoins éludées.

Une telle approche n’est pas exempte de risques. Elle peut alimenter les soupçons d’être une mesure d’affichage politique supplémentaire dans le récit d’une relation bilatérale régulièrement jugée inefficace face aux défis rencontrésCitons par exemple : Alain Lavere, « La Brigade franco-allemande » in Défense nationale, avril 1989, pp. 184-186 ; Nicolas Beytout, « Un couple franco-allemand loin du rêve » in L’Opinion, 18 février 2014. Detlef Puhl, La France, l’Allemagne et l’Europe de la Défense – Réponse à J.P. Maulny, Friedrich-Ebert-Stiftung Paris, Paris, octobre 2016.. Elle ne permet pas non plus de remédier à la fluctuation dans la réalisation des déclarations d’intention, qui aboutit, à intervalles réguliers, à des incantations à relancer le tandemExemples choisis : Olivier de France, Jean-Pierre Maulny, Hilmar Linnenkamp, Marcel Dickow, Relancer la défense franco-allemande, IRIS, Paris, 28 mars 2015. Claudia Major, Christian Mölling, « Europas Verteidigung braucht deutsch-französische Führung » in Die Zeit, Hambourg, 12 juillet 2017.. Elle n’apporte, en effet, pas de réponse aux problèmes récurrents de la convergence politique et de la confiance entre partenaires, exacerbés sur les questions militairesCitons par exemple : Dominique David, « Entre raisons et sentiments : peut-on coopérer en matière de défense ? » in Hans Stark, Martin Koopmann, Joachim Schild, Les relations franco-allemandes dans une Europe unifiée. Réalisations et défis, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2012, pp.83-101. Bastien Irondelle, Ronja Kempin, « La coopération franco-allemande à l’épreuve » in Revue de la Défense nationale, Paris, avril 2008, pp. 29-36. Rainer Arnold, « Ausverkauf deutscher Panzer an Frankreich verhindern » in Die Zeit, Hambourg, 8 juillet 2015. Alice Pannier, Olivier Schmitt, « Institutionalised cooperation and policy convergence in European defence: lessons from the relations between France, Germany and the UK » in European Security, Routledge, Londres, 2014, volume 23, n° 3, pp. 270–289..

Par ailleurs, le contexte ne joue, a priori, pas en faveur d’une prompte mise en œuvre de l’orientation française. L’élaboration de la prochaine Loi de programmation militaire française et la difficulté à former un nouveau gouvernement outre-Rhin sont susceptibles de conduire à des postures de repli. Mais, la période actuelle peut également être envisagée comme un intermède propice à une réflexion qui amènerait à s’interroger sur les voies et moyens de résorber le décalage entre intention et réalisation et de garantir l’aboutissement des projets évoqués dans la déclaration bilatérale du 13 juillet 2017Présidence de la République, Conseil des ministres franco-allemand ; Paris, 13 juillet 2017, http://www.elysee.fr/assets/Uploads/Conseil-des-ministres-franco-allemand2.pdf (consultée le 19 juillet 2017).

Il ne s’agit pas de réinventer une grammaire franco-allemande, mais d’apprendre à mieux gérer les aspérités entre la France et l’Allemagne et, par là même, de renforcer la convergence des deux outils de défense. Pour ce faire, plusieurs éléments d’étude peuvent être considérés : le discours pratiqué, les acteurs impliqués dans le processus et la substance de la relation des deux pays en matière de défense.

Projets clés du relevé de conclusion du dernier CFADS (domaine défense)

  • Opérationnaliser la Coopération structurée permanente
  • Soutenir le Fonds européen de défense et le Programme européen de développement industriel
  • Renforcer conjointement les capacités militaires (domaine terrestre, patrouille maritime, Eurodrone, avions de combat, hélicoptères, missiles tactiques air-sol, imagerie satellitaire, surveillance militaire de l’espace, sécurité de Galileo, cyber)
  • Travailler sur des priorités communes dans le cadre de la nouvelle action préparatoire européenne et du futur Programme européen de recherche et de défense ; mettre au point une stratégie commune en matière de technologie numérique à double usage devant déboucher sur une feuille de route industrielle
  • Travailler sur une coordination des politiques de contrôle des exportations de capacités militaires
  • Améliorer la coopération opérationnelle (coopération avec le G5 Sahel, création d’une unité commune C130J)

Savoir reconnaître les aspérités

La relation bilatérale de défense est marquée par des rituels, une routine de dialogue et des symboles. Chaque Sommet franco-allemand, rebaptisé en 2003 Conseil des ministres franco-allemand, constitue le décor du CFADS, où se déroulent, par ordre d’apparition, le Comité du CFADS (Ministres des Affaires étrangères et de la Défense) et le Conseil du CFADS (Président de la République et Chancelier fédéral). Cet événement se tient à un rythme annuel et sa convocation est une figure imposée à chaque changement de gouvernement de part et d’autre du Rhin. Il est lui-même précédé par des réunions de préparation entre ministères de la Défense, avec, selon le groupe de travail mobilisé, la participation de la Direction politique des Affaires étrangères. A cela s’ajoutent les consultations moins solennelles dans la capitale du partenaire ou en marge des réunions ministérielles ou Sommets des chefs d’Etat et de gouvernement dans les enceintes multilatérales. Leur fréquence dépend essentiellement du besoin d’arbitrage politique sur les dossiers d’intérêt commun et de la personnalité des ministres, en particulier de leur préoccupation européenne et de leur sentiment d’obligation à rencontrer régulièrement leur homologue.

Chaque CFADS donne lieu à une déclaration ou à un relevé de conclusions. Cet exercice discursif est, en l’espèce, le principal vecteur de communication externe des gouvernements. Il ne donne à voir qu’un seul mode d’interaction entre les deux pays sur les questions de défense : s’il a renoncé au pathos, il continue de proclamer la convergence. Il cristallise ainsi toute l’ambiguïté de la relation puisqu’il gomme la notion de dialogue entre deux systèmes distincts de défense, délaisse les débats et écarts, et révèle les routines conversationnelles et, en creux, les silences acceptés.

En nourrissant l’illusion d’une dynamique de coopération sans cesse renouvelée, les pouvoirs politiques français et allemands ont contribué à donner une image sublimée de cette relation. Cette dernière serait non seulement intouchable dans la hiérarchie des relations bilatérales, mais en plus à toute épreuveValérie Rosoux, « La réconciliation franco-allemande : crédibilité et exemplarité d’un « couple à toute épreuve » ? » in Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 2007, n° 100, pp. 23-36.. Une telle posture traduit la persistance de la dimension affective de ce bilatéralisme, jugé nécessairement visible, ambitieux, constant et exemplaire. Dans un même temps, le langage du franco-allemand a nié les aspérités de chacun, ne permettant pas de comprendre les raisons du décalage entre intention et réalisation. Au contraire, il a contribué à amplifier la profondeur de certaines dissensions et à déconsidérer la parole commune en conduisant de nombreux observateurs à assimiler les non-réalisations et divergences à l’expression d’une crise du tandem. Dès lors, il paraît opportun de délaisser le

storytelling et remettre sur la table à la fois les contraintes et difficultés de la relation afin de renforcer la crédibilité du discours et mieux faire face à l’hétérogénéité des deux pays.

Dépasser l’hétérogénéité des processus décisionnels nationaux et miser sur les démarches inclusives

Les règles de participation au développement de la relation bilatérale de défense sont également marquées par une grande constance. Depuis 1988, celle-ci reste l’affaire des états-majors, directions de l’armement, directions politiques des Affaires étrangères, ministres de la Défense et des Affaires étrangères et, tantôt en forces d’impulsion politique, tantôt en instances d’arbitrage de dernier ressort, Élysée et Chancellerie fédérale. Ponctuellement, l’expertise et la capacité de médiation des chancelleries et missions militaires des ambassades bilatérales et celles des représentations permanentes auprès de l’UE et de l’OTAN sont sollicitées. Les tentatives d’associer étroitement les industriels allemands à certaines discussions d’intérêt pour eux ont, elles, échoué (la dernière en date étant le Groupe de haut-niveau sur les affaires industrielles lancé en 2008). Et rien ne permet, à ce stade, de garantir que ceux-ci, relativement autonomes par rapport au champ politique, accepteront de revenir autour de la table des ministères et d’y rester pour évoquer l’avenir industriel et, éventuellement, esquisser une stratégie commune. Ce sera d’ailleurs tout l’enjeu des travaux qui doivent être prochainement lancés dans la sphère ministérielle sur ce sujet.

Mais un des nœuds du problème réside dans l’absence des parlementaires, en particulier allemands, des discussions bilatérales. La coopération franco-allemande de défense est rarement mise à l’agenda des parlementaires nationaux et les relations entre ces derniers demeurent, sur les questions de défense, embryonnaires. La révision constitutionnelle de 2008, qui a modifié les dispositions de l’article 35 de la constitution française, n’a pas foncièrement bouleversé cette donne. Si les élus se rencontrent plus fréquemment depuis l’audition de M. de Maizière par les Commissions de la défense des Chambres basse et haute françaises en juillet 2012, ils exercent en réalité un pouvoir principalement indirect de contrôle sur le dossier, via l’approbation des budgets nationaux de défense ou encore, selon des fonctionnements différents entre les chambres, via les rapports d’information et questions. A cet égard, il faut aussi relever que cette dernière possibilité est peu exploitée, ainsi que peut le révéler une collecte des questions orales, écrites, rapports, en France, et Kleine ou Groβe Anfrage, en Allemagne. Le seul moment où ils peuvent intervenir directement est en cas d’approbation d’un accord franco-allemand, comme ce fut le cas en 2012 lors de la ratification de l'accord relatif à la Brigade franco-allemande du 10 décembre 2010 ; ce qui reste marginal.

Cette soustraction au regard parlementaire est problématique à plusieurs titres. Elle démontre la faible capacité d’adaptation des institutions, en premier lieu des administrations centrales, qui excluent de la sorte des acteurs devenus importants, voire essentiels, des politiques de défense des deux paysDans le cas de l’Allemagne, citons : Karin Lynn Johnston, Germany, Afghanistan, and The Process of Decision Making in German Foreign Policy : Constructing a Framework for Analysis, thèse de doctorat, Université du Maryland, 2011. Walter WAGNER, Anna Herranz-Surralles, Juliet Kaarbo, Frank Ostermann, Politicization, Party Politics and Military Missions: Deployment Votes in France, Germany, Spain, and the United Kingdom, WZB Berlin Social Science Center, International Politics and Law, Global Governance, Berlin, 2017.. Elle incite à réclamer des explications quant à la sincérité des engagements politiques pris. Elle atteste, en effet, du peu de volontarisme de ces mêmes structures à faire évoluer la situation, alors même que le contrôle parlementaireBastien Irondelle, Olivier Rozenberg, Catherine Hoeffler, Jean Joana, Olivier Chopin, Christian Olsson, Évolution du contrôle parlementaire des forces armées en Europe , IRSEM, Études de l’IRSEM, Paris, n°22, 2012., et notamment celui exercé par le Bundestag sur l’engagement opérationnel de la Bundeswehr avec le ParlamentsvorbehaltAndreas L. Paulus, Henrik Jacobs, « Neuere Entwicklungen bei der Parlamentsbeteiligung für den Auslandseinsatz der Bundeswehr » in Die Friedens-Warte, Berliner Wissenschafts-Verlag, Berlin, vol. 87, n°2/3, pp. 23-67., est invoqué comme une des épines majeures de la relation. Ce dernier serait, en effet, l’un des symptômes de l’incompatibilité des cultures stratégiques française et allemandeDeutscher Bundestag: Eingangsstatement Jean-Claude Mallet, Berater des französischen Verteidigungsministers in der 3. Sitzung der Kommission Auslandseinsätze der Bundeswehr - nicht öffentliche Sitzung am 26.Juni 2014; Anlage 15 zu BT-Drucksache 18/5000, Berlin, 16 juin 2015, pp. 2-3. Deutscher Bundestag: Statement des Sachverständigen Dominique David Französisches Institut für internationale Beziehungen (Institut français de relations internationales – IFRI) in der 5. Sitzung der Kommission Auslandseinsätze der Bundeswehr – zur teilöffentlichen Sitzung am 11. September 2014; Anlage 17 zu BT-Drucksache 18/5000, Berlin, 16 juin 2015, p. 4-5., et de l’impossibilité du couple franco-allemand de réagir dans un laps de temps adéquat aux crises auxquelles les deux pays doivent faire face.

Une plus forte inclusion des parlementaires dans l’ensemble du processus viserait, au contraire, à élargir la compréhension des politiques de défense nationales et des options choisies par l’exécutif en matière de franco-allemand. Inclure les élus améliorerait la prévisibilité de l’attitude du partenaire ainsi que la confiance mutuelle, et garantirait une plus grande fluidité dans la prise de décision, notamment en cas de lancement d’opérations. Ceci permettrait aussi d’introduire une logique de contrainte et d’évaluation pour garantir l’application des déclarations politiques, juger de leur mise en œuvre et ainsi laisser véritablement éclater la « force des compromis »Claudia Major, Christian Mölling, Ibid. franco-allemands. Par effet de ricochet, une telle inclusion pourrait favoriser une adhésion profonde et consciente des classes politiques et des sociétés à la dynamique franco-allemande de défense. De la sorte disposerait-on également d’un levier supplémentaire pour élever l’intérêt des électeurs français et allemands pour les questions militaires.

Par ailleurs, si l’approche top-down et centralisée, qui tient notamment à la position du Chef de l’Etat et à la notion de responsabilité collective du gouvernement, est souvent privilégiée par la partie française, elle se heurte en Allemagne aux processus décisionnels basés sur la collégialité du gouvernement, le RessortprinzipCe principe allemand d’autonomie et de responsabilité ministérielle garantit à chaque ministère une protection des compétences dans son domaine. Voir : Volker Busse, Hans Hofmann, (sous la direction de), Bundeskanzleramt und Bundesregierung. Aufgaben, Organisation, Arbeitsweise ; Bundeszentrale für politische Bildung, Bonn, 2017. et une routine bureaucratique fragmentée et recherchant le consensusCette dernière accorde une place majeure au chef de bureau (Referatsleiter) qui détient le lead (Federführung) sur un sujet donné et est chargé, avec l’aide de ses collaborateurs, de consolider la position du ministère via la cosignature d’autres bureaux impliqués (Mitzeichnung). Voir également : Thomas Jaeger, kai Oppermann, « Bürokratie- und organisationstheoretische Analysen der Sicherheitspolitik : Vom 11. September zum Irakkrieg » in Alexander SIiedschlag (sous la direction de), Methoden der sicherheitspolitischen Analyse. Eine Einführung, VS Verlag, Wiesbaden, 2006, pp. 105-134.. Dans ce contexte, il importe de réévaluer les modalités de coopération entre administrations pour ne pas chercher à court-circuiter les modes de communication et de travail de l’autre. Dans cette même logique d’efficacité de la prise de décision et de réduction de la conflictualité, il conviendrait de considérer une participation plus régulière et directe des ministères concernés par les affaires financières, économiques, technologiques et scientifiques dans la formulation de certains projets.

Elargir l’agenda de discussion et repolitiser la discussion

Comme évoqué précédemment, la question de la convergence entre la France et l’Allemagne revient de manière récurrente. Ce fait doit interpeller et appeler à agir non seulement sur la constellation des acteurs associés à la prise de décision (cf. supra), mais aussi sur la construction du problème à résoudre en franco-allemand. Or, en la matière, la contradiction est manifeste. Alors que les deux pays se sont contractuellement accordés pour converger dans l’ensemble des domaines conventionnels de la défense (cf. traité de l’Elysée et protocole additionnel), deux conditions majeures de la convergence ne semblent pas réunies : le questionnement quant à l’effet final recherché et la transparence à l’égard du partenaire. Ceci annule partiellement la performativité du discours officiel.

Premièrement, la confusion est entretenue sur le projet européen, auquel l’image du couple franco-allemand est étroitement associée. En matière de défense, on doit à la relation Paris-Bonn/Berlin de nombreuses propositions pour développer et façonner l’actuelle Politique européenne de sécurité et de défense commune (PSDC)Delphine Deschaux-Beaume, De l’Eurocorps à une armée européenne ? Pour une sociologie historique de la politique européenne de sécurité et de défense (1991-2007), Thèse de doctorat, Université Pierre Mendès-France – Grenoble II, Grenoble, 2008., surtout en termes institutionnel et capacitaire. Cette dimension européenne de la relation franco-allemande de défense a permis, après la fin de la Guerre froide, de redonner corps au protocole additionnel de 1988, partiellement frappé d’obsolescence dès novembre 1989. Elle est, aujourd’hui encore, structurante, mais n’en est pas moins ambiguë.

Le franco-allemand contribue à poser les briques de la défense européenne, tout en continuant de sauter une étape majeure de la construction du problème à traiter : une réflexion politique approfondie sur la finalité de cette entreprise. Cette situation explique le flou entourant plusieurs initiatives (utilisation des groupements tactiques, fonctionnement et objectifs de la Coopération structurée permanente, rôle de l’Agence européenne de défense, etc.). Elle tient principalement au silence entretenu sur deux aspects : une résistance de fond à l’européanisation dans certaines branches des ministères de la Défense français et allemand, qui engendre des oscillations plus ou moins fortes entre conceptions minimaliste (= intergouvernemental) et maximaliste (= intégrationniste) en fonction des rapports de force internes, et la persistance de préférences nationales divergentes quant aux cadres d’action des armées. De la sorte, elle évacue un échange approfondi sur la conception de la souveraineté nationale, l’exercice de l’autonomie stratégique, la prise en compte des intérêts nationaux dans l’élaboration de la politique de défense et la notion d’efficacité militaire.

Cette ambivalence est accentuée par un déficit de dialogue bilatéral sur les questions otaniennes. Huit ans après le sommet de Strasbourg - Kehl et le retour de la France dans les structures militaires intégrées de l’OTAN, les dossiers de l’Alliance atlantique ne sont discutés qu’à la marge dans un contexte franco-allemand. Le sujet de la coopération OTAN-UE fait ici figure d’exception. Au sein de l’Alliance, la France privilégie un dialogue en P3 (France—Royaume-Uni—Etats-Unis),

jugé plus susceptible de « faire bouger les lignes », tout en maintenant une hiérarchie dont les Etats dotés constitueraient le haut de la pyramide.

L’Allemagne évite, quant à elle, le partenaire français, vu comme désargenté et récalcitrant à se soumettre aux décisions agréées de longue date, en particulier en matière de financement en commun. Elle n’en cherche pas moins à avoir l’oreille des Etats-Unis, tout en consolidant sa pratique d’influence vis-à-vis des pays d’Europe centrale et nordique. Or, l’OTAN constitue assurément l’autre face de la défense européenne, en particulier pour l’AllemagneJohannes Varwick, « NATO » in (Un-) Ordnung. Wie transatlantische Sicherheit neu verhandelt wird ; Bundeszentrale für politische Bildung, Bonn, 2017, pp. 167-177..

L’ambiguïté européenne du franco-allemand se trouve renforcée par les choix de coopération européenne faits par Berlin et Paris : l’un et l’autre ont, en parallèle, cherché à multiplier et densifier leurs autres coopérations bilatérales ou « minilatérales ». Dans le cas français, on pense au partenariat franco-britanniqueSur le sujet, se reporter aux travaux d’Alice Pannier. ou, plus récemment, aux propositions faites à la Belgique autour de l’avion RafaleMichel Cabirol, « Face au F-35, le Rafale de Dassault jouera crânement sa chance en Belgique », in La Tribune, 7 septembre 2017.. L’Allemagne, qui a pu montrer par le passé des réticences à une intégration dans le cadre de l’UE, a choisi de s’engager dans cette voie avec les armées de son environnement régional proche, selon des modalités (taille et intensité) différenciées en fonction des pays, dans le contexte du concept de nation-cadre (FNC) ou de l’initiative TACET (Transatlantic Capability Enhancement and Training)L’Allemagne assure le lead de 14 projets de cette initiative.. Les deux coopérations les plus emblématiques sont certainement avec la Norvège et avec les Pays-Bas. Si la première est basée sur le programme de sous-marins 212CD, la seconde a gagné en ampleur dans les domaines terrestreIntégration de la 11ème brigade aéroportée néerlandaise à la division Schnelle Kräfte en 2014, intégration de la 43ème brigade mécanisée néerlandaise à la 1ère division blindée allemande, mise sur pied d’une unité blindée mixte qui devrait être opérationnelle d’ici à 2019, de défense aérienne (projet ApolloNicholas Fiorensa, « Germany and the Netherlands go Dutch on ground air based defence » in Janes, 15 août 2017.) et maritimeDomaines de la défense antimissile de théâtre, de la lutte anti-mines et de l’amphibie. Sur ce dernier point, une unité allemande d’infanterie de marine devrait être prochainement intégrée dans la Marine néerlandaise et avoir accès au JLSS Karel Dorman. Ceci doit être le prélude à une coopération plus poussée sur la base d’un Joint Logistic and Command Ship opéré en commun, à horizon de la décennie 2030. Plus généralement sur la coopération germano-néerlandaise, se reporter à Floris Van Der Beek, « Choosing Partners for Bilateral Defense Cooperation in Europe », mémoire de master, Université de Leiden, juin 2016.. Ces deux partenariats pourraient encore s’étoffer si l’Allemagne décidait d’acquérir le F-35 dans le cadre d’un éventuel remplacement des avions à double capacité et dans le cas d’une vente de sous-marins aux Pays-Bas.

L’envergure qu’ont prise ces coopérations ad hoc, et qui peut relativiser l’importance de la relation franco-allemande de défense, affecte la dynamique opérationnelle, capacitaire et industrielle franco-allemande : les contraintes financières et humaines créent des effets d’évitement et la France et l’Allemagne se retrouvent régulièrement en concurrence pour courtiser d’autres partenaires européens. Au-delà, l’absence de dialogue sur la gestion de la cohérence de leurs partenariats affecte, quant à elle, la crédibilité du dessein européen affiché par le couple franco-allemand.

Le refus de rentrer dans un débat idéologique sur la défense européenne ainsi que le tournant pragmatique qui a justifié le développement de nombreuses coopérations ad hoc autour de la France et de l’Allemagne constituent un terreau fertile pour les ressentiments entre les deux pays. Dans la mesure où ils s’ajoutent à la liste des silences (nucléaire militaire, affaires industrielles), ils trahissent de nouveau un manque de confiance mutuelle et une relative superficialité des échanges. Ce lourd constat commande une discussion franche sur le pourquoi de la relation, qui ne fera pas l’économie d’un débat d’idées repolitisé.

Réinvestir dans l’avenir

« Celui qui fait confiance anticipe l’avenir »Niklas Luhmann, La confiance. Un mécanisme de réduction de la complexité sociale , Economica, Collection Études sociologiques, Paris, 2006., écrivait le sociologue allemand Niklas Luhmann. Dans le cas franco-allemand, deux axes d’effort peuvent être identifiés : une meilleure socialisation des personnels et la relance d’une politique de recherche et d’innovation commune.

La France et l’Allemagne disposent d’une longue tradition d’échange de personnels et d’unités, de cursus conjoints de formation initiale d’officiers, d’exercices communs auxquels s’ajoutent les habitudes de travail acquises au sein de l’OTAN ou de l’UE et en opérations. Pourtant, cette situation s’est détériorée.

D’une part, la Brigade franco-allemande n’est pas le creuset espéré de la coopération bilatérale. D’autre part, les perspectives restreintes d’un engagement opérationnel commun, les réorientations dans la hiérarchie des partenariats et les contraintes financières ont limité la tenue des exercices et manœuvres. Pour des raisons similaires et du fait de la difficulté croissante à trouver des germanophones en France et des francophones en Allemagne, le réseau des attachés militaires et des officiers de liaison et d’échange s’est sensiblement contracté, notamment dans le domaine de l’armement. Formations techniques longues (contrôle aérien avancé à Nancy et Tigre au Luc et à Fassberg) mises à part, les échanges franco-allemands en matière de formation initiale ou dans l’enseignement militaire supérieur  concernent un nombre restreint de personnelsVoir notamment Francis Hillmeyer, Jean-Michel Villaume, Rapport d’information sur la formation des militaires , Assemblée nationale, n° 2554, 5 février 2015, pp. 44-45. et peinent à attirer, les places disponibles n’étant pas toujours toutes pourvues. La place accordée aux militaires du rang et aux sous-officiers dans le dispositif est également faible. Cette situation ne permet pas, dès lors, de résorber la fragmentation des systèmes de croyances nationaux.

En vue d’inverser cette tendance, tout en continuant d’agir sur les dispositions des personnels, la mise en œuvre d’une nouvelle stratégie d’apprentissage de l’autre semble incontournable. Dans ce contexte, il apparaît opportun de prendre à bras le corps la problématique de la compétence linguistique. Pour renforcer la compétence culturelle, notamment celle des personnels détectés à haut potentiel, des séjours d’immersion de longue durée dans le pays du partenaire pourraient être envisagés. L’enjeu général est de créer un environnement social permettant aux personnels de s’approprier l’ambition politique formulée, de faire progressivement évoluer les cadres cognitifs et d’accroître les relations interpersonnelles.

Enfin, dans cette même optique de préparation de l’avenir, il convient de revenir sur la proposition d’un collectif – essentiellement français – de chefs d’entreprise, scientifiques et anciens militaires en faveur de la création d’une Joint European Disruptive Initiative (JEDI), basée sur le modèle américain de la DARPACollectif : « Lançons une initiative européenne pour favoriser les innovations de rupture » in Le Monde, 19 octobre 2017, p. 7.. Cette idée soulève une problématique majeure de la relation franco-allemande de défense : la marginalité des aspects scientifiques et technologiques, qui apparaît contradictoire avec l’esprit d’une démarche capacitaire et industrielle commune ou,  à tout le moins, convergente.

En parallèle du travail fait à l’UE et en amont des projets évoqués dans la déclaration du 13 juillet 2017, il s’agit de consolider l’acquis bilatéral qui repose, entre autres, sur l’Institut franco-allemand de recherche de Saint-Louis (ISL). Sur la base des réflexions conduites par le passé pour une européanisation de l’ISL, il pourrait être judicieux d’améliorer les synergies de la R&T de défense française et allemande en mettant en réseau les instituts de recherche de défense nationaux et en faisant émerger, dans ce cadre, des pôles d’excellence. De par sa position dans les écosystèmes nationaux et sa connaissance des besoins français et allemands, l’ISL serait le mieux à même de jouer là un rôle de facilitateur, de médiateur et d’animateur du réseau. Il pourrait ainsi, par la même occasion, démontrer l’étendue de sa plus-valueEn dépit de son champ d’expertise et de son savoir-faire, l’ISL souffre d’un déficit de reconnaissance au sein du ministère fédéral de la Défense et de l’Office fédéral des équipements, des technologies de l’information et du soutien en service de la Bundeswehr (BAAINBw), où il est considéré comme un « institut français avec cofinancement allemand ».. Une telle initiative permettrait de décloisonner les équipes de recherche et d’éviter une duplication des efforts. Par ailleurs, s’il ne faut pas minimiser les questions de propriété intellectuelle, il faut aussi se garder de les exagérer en adaptant les réglementations nationales aux objectifs politiques.

Pour alimenter cette démarche et sans se heurter dès le début aux enjeux de souveraineté, la France et l’Allemagne pourraient entreprendre un travail conjoint de prospective technologique de défense à horizon 30 ans, qui serait un préalable à une définition commune des priorités de recherche et à une stratégie franco-allemande de soutien à l’innovation. Ce dernier point impliquerait aussi d’inciter, en bilatéral, les jeunes chercheurs, en particulier allemands, à s’intéresser aux problématiques de défense et duales.

La déclaration franco-allemande du 13 juillet 2017 et la Revue stratégique sont ambitieuses. Pour assurer la concrétisation de ces projets, la France et l’Allemagne devront éviter les écueils d’un discours décalé avec la réalité et d’un processus trop exclusif. Elles devront également miser sur une plus grande intégration politique, fonctionnelle et sociale. Plusieurs moyens s’offrent à elles. Parmi ceux-ci, citons l’adoption d’un langage de vérité, la révision des modalités de discussion, la mise en place d’un débat politique qui sorte de l’agenda standard de rencontres et la rénovation de la stratégie d’apprentissage mutuel.