Sommaire du n°16 :
Depuis 2014 et le regain de tensions géopolitiques sur le flanc Est de l'Europe, la capacité de survie des Etats baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) face à une invasion russe n'a cessé d'interrogerLe degré de résistance estimé évoluant au fil des périodes, d’une incapacité à lutter selon les scénarios de 2016 de la Rand Corporation qui prédisaient une chute de Tallin et Riga en 60 heures en cas d’invasion russe (David A. Shlapak and Michael W. Johnson, Reinforcing deterrence on NATO’s eas-tern flank : wargaming the defense of the Baltics, 2016, 16 pages), jusqu’à une sécurité relative du fait de la guerre en Ukraine qui a instauré une distinction claire entre les membres de l’OTAN et les autres susceptibles d’une invasion russe, de même qu’une relativisation de la puissance militaire russe qui peine à obtenir des gains décisifs (Thibault Fouillet, Coup d’oeil à l’Est : les implications stratégiques de la guerre en Ukraine pour les États baltes et la Pologne, Notes de la Fondation pour la Recherche Stratégique, mars 2022, 9 pages). . Focalisé majoritairement sur le rapport de force entre l'OTAN et la Russie, ce débat, ravivé avec le conflit en Ukraine, obère le plus souvent la capacité militaire des pays baltes. Or, bien que disposant de moyens limités en termes d’effectifs et de matériels, les capacités opérationnelles de ces pays ne sont pas négligeables.
En tant que petites puissances quasi-exclusivement terrestresLes doctrines des trois Etats baltes sont unanimes et énoncent la centralité de leurs capacités futures et la focale de leurs programmes de modernisation sur les « land warfare capabilities ». Cette dimension étant en particulier détaillée dans le point 32.1 du document National Security Strategy du ministère de la Défense de la Lituanie., les Etats baltes ont amorcé depuis 2014 un saut capacitaire et doctrinal en réponse à la menace conventionnelle russe. Ils entendent par ce biais niveler les capacités ennemies pour relativiser la puissance adverse.
Pour en mesurer la portée et tirer un bilan opérationnel des capacités de ces Etats dans le cadre d’un affrontement de haute intensité, deux études préalables s’avèrent nécessaires : la caractérisation de la doctrine militaire des Etats
baltes fixant les objectifs et attendus opérationnels, la revue de la remontée en puissance de chaque Etat pour en apprécier la maturité et définir les capacités en dotation dans les prochaines années.
Une doctrine militaire aboutie
Bien qu’issue de petites puissances insérées dans une alliance forte de sécurité, la doctrine militaire des Etats baltes n’est pas une pâle copie des documents otaniens et emporte la définition d’une vision proprePuisque les documents doctrinaux de ces Etats emportent de très nombreuses similarités, leur vision stratégique sera présentée de manière globale afin d’éviter les redondances. .
« Total defense » et « Comprehensive security approach » : une défense en quatre piliers
La doctrine militaire des Etats baltes appréhende la sécurité nationale et l’intégrité territoriale par le prisme de 4 piliers cumulatifs. Ces piliers sont, en outre, pensés dans une logique réversible, c’est-à-dire qu’ils sont aussi bien adaptés au temps de paix pour dissuader l’ennemi d’attaquer, qu’au temps de guerre pour défaire l’ennemi en haute intensité.
Les quatre piliers de la doctrine militaire des Etats baltesLe schéma est le fruit d’une compilation des sources suivantes : Ministère de la Défense de Lettonie, Comprehensive National Defence in Latvia, 2018, page 2 ; Ministère de la Défense d’Estonie, Concept de défense nationale, 2020, pp. 22 à 36 ; Ministère de la Défense de la république de Lituanie, Military strategy of the republic of Lithuania, 2016, pp. 7-8.
Source : OTAN, « NATO’s military presence in the east of the alliance »
Ainsi, conscients de leurs lacunes qualitatives (manque de matériels lourds et de forces aériennes et navales) et quantitatives (ressources humaines limitées) face à la Russie, les Etats baltes conçoivent leur défense fondamentale comme assurée dans le cadre de la sécurité collective. La posture de déploiement avancée de l’OTAN dans le cadre de l’Enhanced Forward Presence est à ce titre déterminante puisque le groupement tactique présent dans chaque Etat permet un accroissement significatif des capacités nationales pour résister durant les premières phases de l’invasion, tout en faisant oeuvre de dissuasion, en rappelant la détermination de l’Alliance atlantique à assurer la défense de ses membres (l’augmentation du nombre de personnels présents suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie confirmant cette logique).
Le même constat est opéré par les Etats baltes à propos de l’alliance américaine perçue comme déterminante dans la crédibilité d’une défense collective en cas d’agressionL’alliance américaine est ainsi perçue comme la garantie fondamentale de sécurité et même le principal allié stratégique pour la Lettonie. Voir Ministère de la Défense d’Estonie, Concept de défense nationale, 2020, p. 35.. La demande de garantie, exprimée de longue date par les Etats baltes, est assez cruciale pour la dissocier de la présence OTAN et ainsi la formaliser avec la conclusion d'accords bilatéraux de défenseDepartment of state United States of America, Defense cooperation : agreement between the United States of America and Lithuania, signed at Vilnius, 17 janvier 2017, 58 pages., eux-mêmes renforcés par la présence effective de troupes américaines sur le sol national (une unité en rotation dans le cas de la Lituanie)US Department of Defense, « U.S., Lithuania Sign Agreement to Further Military Interoperability », 13 décembre 2021, defense.gov..
En outre, en cas de conflit, les alliances permettent de compenser les manques capacitaires pour l’action de haute intensité que sont les opérations aériennes et navales. En effet, dans le cas d’une guerre majeure, les forces otaniennes ne sont pas envisagées dans une logique simplement dissuasive, mais bien comme les éléments de la décision militaire par le biais d’une contre-offensive repoussant l’ennemi et libérant les territoires occupés. Les forces nationales baltes ne sont pensées que pour réaliser une manoeuvre retardatrice.
La coopération régionale, second pilier doctrinal, est pour sa part entendue comme le prolongement de cette dynamique permettant de manifester la résolution des alliés à réaliser une défense commune tout en augmentant la difficulté de l’envahisseur qui se trouvera de fait en guerre contre l’ensemble des Etats engagés, multipliant les forces disponibles et les territoires que l’ennemi devra contrôlerEvitant ainsi l’isolement militaire plus propice aux invasions comme le cas de l’Ukraine l’a tristement démontré..
La doctrine nationale est, quant à elle, articulée sur les concepts de « comprehensive security approach » et de « total defense »Ministère de la Défense de la république de Lituanie, Military strategy of the republic of Lithuania, 2016, p. 6., troisième et quatrième piliers doctrinaux, plaçant à égale importance les forces conventionnelles et la résilience nationale. Cette dernière est incarnée par la résistance de la population à l’occupation et par l’autonomie stratégique afin de maintenir les structures économiques et énergétiques critiques. Reprise adaptée de la guerre totale, il s’agit, par le biais de ces concepts, de préparer et mobiliser en cas de conflit l’ensemble des ressources de la nation à la défense, tant dans une logique dissuasive pour décourager une invasion qui ne permettrait pas une conquête aisée, que pour rendre le contrôle du territoire difficile par une résistance durable fortement consommatrice de moyens.
Au plan militaire, une stratégie nationale cumulative
Cette doctrine de sécurité permet aux Etats baltes de définir une stratégie militaire pour les forces nationales modernisées. Celle-ci repose sur des opérations duales :
- des actions hybrides (limitées) couplées avec une défense ferme opérée par les forces territoriales qui multiplient les poches de résistance ;
- des opérations conventionnelles de retardement et d’attrition fondées sur la mobilité et les feux dans la profondeurMinistère de la défense d’Estonie, Concept de défense nationale, op. cit., p.11..
Ainsi, l’objectif est-il de perturber la manoeuvre adverse et de lui causer un maximum d’attrition. Pour ce faire, une double manoeuvre défensive est engagée, la première ferme centrée sur les zones urbaines et mise en oeuvre par les forces territoriales, la seconde en profondeur opérée par les forces conventionnelles. En appui de cette manoeuvre, une guerre populaire est conduite, mêlant résistance active et résistance passive pour rendre le coût de l’occupation trop élevé et réaliser une attrition supplémentaire.
Données structurantes de l’effort de défense des Etats BaltesLes données du tableau sont issues de la compilation des sources suivantes : Ministère de la Défense de la république de Lituanie, LITHUANIAN DEFENCE SYSTEM: Facts and figures 2020, p. 7 ; Ministère de la Défense d’Estonie, « Defenders of the state », riigikaitseareng.ee, 2022 ; Ministère de la Défense de la Lettonie, The National Armed Forces, 2021, 1 page ; International Institute for Strategic Studies (IISS), The military balance 2022, février 2022, pages 122 et 124.
En somme, l’on retrouve un modèle très proche des opérations conduites par l’Ukraine dans la guerre en cours, dont l’action opérationnelle offre une traduction concrète de la stratégie envisagée par les Etats baltes (bien qu’à une échelle supérieure du fait de nombreuses brigades d’infanterie mécanisée et de brigades blindées). Les forces territoriales sont ainsi dédiées majoritairement à la défense des villes et de garde des points clés ; tandis que les forces conventionnelles agissent de manière décentraliséePhilippe Gros, Vincent Tourret, Guerre en Ukraine : l’armée russe est-elle sur point d’atteindre le « point culminant » de son offensive ?, Note de la Fondation pour la Recherche Stratégique, mars 2022, 21 pages. pour une défensive fondée sur la manoeuvre avec des contre-attaques limitées exploitant les frappes dans la profondeur et menant des actions hybrides sur les arrières pour perturber la manoeuvre ennemi et menacer ses communications et lignes logistiques. La conception doctrinale est exprimée dans les deux cas, Ukraine et pays baltes, dans une logique du faible au fort, où une posture défensive en haute intensité mêlant forces conventionnelles et forces de défense territoriale est privilégiéeLa similarité des doctrines et de la vision stratégique qui en découle n’est pas simplement due à un défi commun mais dérive également d’un partage d’informations et de concepts réalisé dans le cadre de la formation des forces ukrainiennes par la Lituanie et la Pologne depuis 2014, et formalisée par la mise en oeuvre d’une brigade commune la LITPOLUKRBRIG (LITPOLUKRBRIG, « The Grand Hetman Kostiantyn Ostorgski Lithuanian-Polish-Ukrainian Brigade », litpolukrbrig.mil.pl, 2022). .
Entraînant un effort de remontée en puissance cohérent
La doctrine militaire des pays baltes, recentrée vers la conduite d’une guerre majeure face à la Russie depuis 2014, explique en grande partie l’effort capacitaire entrepris au plan terrestre afin de disposer de moyens adaptés aux ambitions décrites. En premier lieu, cet effort a été marqué par l’augmentation continue des budgets de défense, prérequis à tout investissement capacitaire, et ce, dans l’objectif d’atteindre le critère OTAN des 2% du PIB consacrés à la défense (atteint en 2018 pour la Lituanie et la Lettonie, dès 2016 pour l’EstonieMinistère de la Défense d’Estonie, « Defence expenditures », riigikaitseareng.ee, 2022. ). De même, conformément à la doctrine établie, le développement des capacités terrestres a été dimensionné en fonction de ressources humaines limitées et du manque de moyens lourds. Toutefois, la disparité des priorités d’investissement et des moyens initialement disponibles impose un traitement séparé pour mieux comprendre l’effort entrepris par chaque Etat balte.
La Lituanie : un schéma capacitaire cohérent bien que limité
L'effort capacitaire lituanien n'a pas attendu l'annexion de la Crimée puisqu'il repose, dès le début des années 2000, sur une modernisation destinée à correspondre aux normes OTAN en vue de l’adhésion, effective en 2004. Toutefois, il s’agit d’une évolution capacitaire lente adaptée à des menaces diffuses, telles que le terrorisme, conduisant à des engagements limités (Afghanistan, Irak)Ministry of national defense of the republic of Lithuania, The world 2030: updated and expanded edition, 2013, p. 37. Dans ce document la Russie n’est même pas citée dans la hiérarchie des menaces actuelles et futures, le top 3 étant constitué de : (1) Terrorisme, (2) Déstabilisation de l’ordre mondial, (3) Arcs de crise : Moyen-Orient et Afrique. . 2014 apparaît à ce titre comme un déclencheur, le retour d’une guerre majeure probable imposant un changement drastique et rapide à l’origine d’une véritable politique de remontée en puissanceEn quelques mois, le changement stratégique est radical puisque la hiérarchie des menaces actuelles et futures est intégralement modifiée (Ministry of defense, Guidelines of the ministry of national defense for 2014-2019, Vilnius, 2014, pp. 3-6), le top 3 étant constitué de : (1) Menace conventionnelle avec ennemi désigné : la Russie, (2) Menaces Hybrides, (3) Arcs de crise : Europe et Moyen-Orient. . Si les ambitions restent modestes, du fait de moyens limités, il s’agit de basculer vers une force terrestre moderne et numérisée. Pour ce faire, le remplacement des systèmes mécanisés issus de l’époque soviétique est décidé, de même que l’acquisition des moyens de l’action armée de haute intensité par la détention d’une réelle capacité de feux dans la profondeur et de mobilité tactique. Cette volonté explique la multiplication des achats sur étagère de systèmes lourds, notamment le PzH 2000 pour l’artillerie de longue portée auprès de l’Allemagne, et les hélicoptères UH-60M pour l’appui terrestre auprès des Etats-Unis« Lithuania signs for up to six UH-60M Helicopters », Flight global, 17 novembre 2020. . Dans la même optique, la modernisation des capacités d’infanterie est actée avec l’achat de 88 véhicules de combat d’infanterie Boxer auprès de l’AllemagneHélène Masson, Europe des véhicules blindés Les maîtres d’oeuvre industriels européens face aux stratégies nationales d’acquisition : entre concurrence et partenariat, Fondation pour la Recherche Stratégique, Recherches & documents, février 2022, p.125. en 2016, puis de 200 véhicules légers de transport de troupes JLTV en 2019 (et 200 en option, selon l’accord conclu avec les Etats-Unis), pour une mise en oeuvre en 2024.
L’enjeu de cette modernisation « à marche forcée » des capacités terrestres lituaniennes est de disposer entre 2024 et 2026 de deux brigades terrestres complètes aptes au combat selon les normes OTAN.
La première d’entre elle, baptisée Iron Wolf, formée de soldats professionnels, a été modernisée et consolidée pour devenir une force d’infanterie mécanisée. Elément de manoeuvre des forces lituaniennes, elle disposera de l’ensemble des matériels nouvellement acquis, en particulier les feux dans la profondeur et des systèmes défensifs modernes anti-chars et anti-aériensLithuanian armed forces, « Weaponry and technology », kariuomene.lt, 2022. .
La seconde brigade, basée sur les volontaires et les forces de défense territoriale, est bâtie sur un modèle d’infanterie légère motorisée et sera chargée de la défense des points stratégiques, en particulier urbains, et d’opérations de sabotage permettant de contrarier la manoeuvre ennemie et de rendre l’occupation des territoires délicate.
En Lettonie, une remontée en puissance plus délicate
La Lettonie, loin de minorer la menace russe depuis 2014 ou d’avoir différé son évolution capacitaire, a planifié son effort de remontée en puissance sur une durée plus longue que ses voisins, du fait de contraintes initiales supérieures (ressources humaines et matériels lourds en dotation les plus faibles). Ainsi, la modernisation lettone est celle qui est pensée sur le plus long horizon opérationnel avec une échéance à 2027.
Elle est fondée sur une stratégie d’acquisition couplant achat sur étagère de systèmes lourds, en particulier l’artillerie, et production conjointe de 200 véhicules blindés d’infanterie avec la Finlande (projet CAVS) à l’horizon 2023-2024Pour plus de détails se référer au document : Hélène Masson, Europe des véhicules blindés Les maîtres d’oeuvre industriels européens face aux stratégies nationales d’acquisition : entre concurrence et partenariat, op. cit., pp. 125-127. , le tout pour la mise en oeuvre de deux brigades sur un modèle identique à la Lituanie :
- une brigade d’infanterie disposant d’une mobilité et d’une interconnexion accrue ainsi que d’une capacité étendue de feux dans la profondeurMinistère de la Défense de Lettonie, « Mechanized Infantry Brigade of the Land Forces' project », mod.gov.lv, 2022. . La mise en oeuvre de ces feux est fondée sur l'acquisition d'un complexe de désignation de cibles par drones ISR permettant une couverture aérienne à moindre coûtMinistère de la Défense de Lettonie, « Indirect fire support system development project », mod.gov.lv, 2022. (et efficace même en l'absence de maîtrise de l'espace aérien) et sur des moyens d'artillerie canon modernisésMinistère de la défense de Lettonie, « Unmanned areial vehicle », mod.gov.lv, 2022. . Si, à l’heure actuelle, le type de systèmes de drones n’est pas précisé, la capacité artillerie, elle, est orientée vers le système américain M109A50e dans le cadre d’un contrat d’acquisition de matériels d’occasion auprès de l’Autriche47 seraient actuellement en fonction, avec pour objectif à terme de doubler le parc total. Voir International Institute for Strategic Studies (IISS), The military balance 2022, op. cit., p.123. .
- une bridage légère d’appui composée de forces territoriales et dédiée au contrôle des espaces clés, notamment des villes, et aux actions limitées de guerre hybride technologique dans l’objectif de désorganiser la manoeuvre adverse et de ralentir le rythme de son offensiveMinistère de la Défense de Lettonie, « Light infantry subdivision battlegroup project », mod.gov.lv, 2022. .
L’Estonie, modèle de montée en gamme progressive
Inscrite dans une approche similaire à ses deux voisins, l’Estonie se distingue toutefois par la rapidité de sa remontée en puissance, pensée dès le début des années 2010 et accélérée depuis 2018, date de l’entrée en service des premiers matériels modernisés. L’armée estonienne est construite sur un modèle dual d’une armée régulière de manoeuvre, soutenue par un socle étendu de volontaires chargés de la résilience de l’Etat sous toutes ses formes : aide logistique, forces territoriales, résilience civile, résilience économique, etc.Ministère de la Défense d’Estonie, « Defenders of the state », riigikaitseareng.ee, 2022.
La modernisation terrestre est ainsi centrée sur une évolution quantitative constante depuis 2012, date de lancement des premiers programmes, pour passer d’un bataillon mécanisé à une brigade complète, et qualitative par l’acquisition de plateformes lourdes.
L’atteinte de la maturité capacitaire dès 2022 (la plus rapide des trois Etats baltes), par la mise en oeuvre d’une brigade mécanisée complète dotée d’appuis d’artillerie en nombre, permet de disposer de deux bataillons d’infanterie mécanisée appuyés (particularité estonienne non-négligeableLa capacité opérationnelle ainsi obtenue est supérieure à ses voisins par la mise en oeuvre d’une force blindée autonome et d’une artillerie dans la profondeur dans un volume plus important. ) par un bataillon d’infanterie blindée (chars légers et véhicules de combat d’infanterie lourd) et par un bataillon d’artillerie lourde (dont le coeur est formée par les obusiers sud-coréens K9-Thunder d’une portée maximale de 30 km). Les capacités défensives sont également renforcées suite à l’acquisition en masse de missiles antichars américains Javelin et de moyens anti-aériens (bien que l’horizon d’acquisition soit plus lointain).
La 1ère brigade ainsi constituéeRepublic of Estonia, Defense forces, « 1st Infantry Brigade », mil.ee, 2022. , dédiée à la manoeuvre de haute intensité pour assurer la défense du pays, sera épaulée par une brigade légère d’infanterie motorisée (2ème brigade) faisant office de réserves et d’appui. L’Estonie est également en pointe dans le développement des capacités cyber, à un niveau unique au plan régional voire européen, et entend appuyer la manoeuvre terrestre par des actions cyber-défensives pour garantir la capacité des forces nationales, et cyber-offensives pour réduire la capacité d’action ennemie, usant de ce domaine comme un appui à part entièreRepublic of Estonia : Defense forces, « Cyber Command », mil.ee, 2022. .
La remontée en puissance capacitaire des Etats baltes, bien qu’énonçant une évolution disparate en fonction des réalités capacitaires et des moyens de chaque Etat, et impliquant des échéances plus ou moins longues, présente avant tout une modernisation progressive et cohérente. Fondée sur un modèle similaire, elle vise à déployer une bridage d’infanterie mécanisée aux normes OTAN adaptée à la manoeuvre en haute intensité. Elle sera appuyée par une brigade légère de défense territoriale.
Une capacité opérationnelle limitée mais non-négligeable
Si les possibilités opérationnelles terrestres des Etats baltes apparaissent limitées en volume, comme dans de nombreux champs capacitaires indispensables dans une guerre majeure contre la Russie (défense aérienne, appui aérien, capacités numérisées, forces blindées), elle ne sont pas négligeables et représentent une remontée en puissance cohérente.
A titre d’exemple, la comparaison des moyens de feux offensifs et défensifs de l’Estonie entre 2015 et 2022 est symptomatique du chemin accompli et donc du succès de la remonté en puissance opérée.
L’on passe ainsi :
- d’une artillerie de faible portée (14 km en 2015, portée à 24 km pour quelques systèmes en 2018) à un bataillon complet délivrant des feux dans la profondeur jusqu’à une distance de 30 km.
- d’une capacité de défense antichars parcellaire et limitée à 2,5 km à un doublement de la portée des systèmes individuels désormais disponibles en masse, et l’acquisition de moyens antichars blindés permettant de nouvelles actions tactiques et un renforcement net des moyens défensifs.
En sus de ces progrès dans les moyens, la capacité terrestre des pays baltes est fondée sur une doctrine aboutie permettant des possibilités tactiques notables pour une petite puissance. Elle décline ainsi un schéma complet, du stratégique au tactique, et avant tout modélisé en adéquation avec les ressources disponibles.
Ces capacités tactiques et opérationnelles reposent sur un modèle d’opérations distribuées fondées sur une décentralisation forte du C2, visant la constitution de multitudes de poches de résistance conventionnelle centrées sur la mobilité et les feux dans la profondeurIbid., p.14. . L’utilisation de la topographieFacilité par l’action sur le territoire national parfaitement connu, intégralement couvert par les moyens de renseignement, et permettant de disposer de relais logistiques et points fortifiés prévus en avance. permet d’augmenter la survivabilité tout en contrariant la manoeuvre adverse qui devra diluer ses forces et opérer une action sur l’ensemble du territoire puisque la bataille décisive lui sera refusée. La couverture du pays face à divers axes de l’offensive ennemie est également garantie par le refus de fronts continus. En appui de cette action de retardement tous azimuts, des actions offensives limitées mais multiples seront menées afin de rendre le contrôle total des territoires occupés complexe, et ainsi venir perturber la manoeuvre ennemie par des attaques sur ses lignes de communication et logistiques.
La masse relative, ainsi produite par une présence sur l’ensemble du territoire, est fondée sur un entraînement des forces aux actions décentralisées hybrides de niveau groupe de combat pour les forces territoriales et de niveau compagnie pour la manoeuvre conventionnelleIbid., p. 18. , et ce, dès le temps de paix. Pour ce faire, l’appui sur un ISR (Intelligence/Renseignement, Surveillance, Reconnaissance) modernisé et
massifié, notamment par l’emploi de drones tactiques, apparaît indispensable ainsi qu’une capacité à délivrer des feux dans la profondeur, deux enjeux de la modernisation des forces à court terme (2024-2027)Ministère de la Défense de Lettonie, Concept de défense nationale, 2020, 48 pages. . Enfin, la tenue des points clés, notamment les villes, sera réalisée par une défensive ferme des forces territoriales utilisant les particularités des zones urbaines comme égalisateur de puissance, libérant les forces conventionnelles pour la manoeuvre et complétant leurs actions par la mobilisation de la résistance passive comme active dans les territoires occupés.
In fine, bien que limitées et reposant sur le soutien des alliances (notamment la contre-offensive de l’OTAN), les capacités opérationnelles des Etats baltes présentent des potentiels tactiques et opérationnels réels, adaptés à leur objectif de guerre de retardement et d'attrition, et d'autant plus crédibles que les succès ukrainiens face aux forces russes sont fondés sur un modèle similaire d'action du faible au fort en haute intensité.
Lexique terminologiqueLes définitions utilisées pour caractériser la vision stratégique et opérationnelle des Etats baltes sont réalisées selon la conception militaire, reposant en grande partie sur le glossaire OTAN dont les termes peuvent différer de leur usage commun (source : OTAN, Glossaire OTAN des termes et définitions, 2010, 451 pages). Il s’agit toutefois du seul vocabulaire approprié pour rendre compte précisément des intentions d’une doctrine militaire, en particulier dans la définition des attendus opérationnels.
Attrition : volume de dégâts matériels et humains causés à une unité ennemie dans un volume de temps donné et par le biais d’effets donnés. Cette définition se distingue de l’usage (devenu) commun du terme qui la confond avec de l’usure ou les pertes subies. L’attrition est liée à un effet produit. Il s’agit du résultat obtenu par le biais d’actions offensives ou défensives sur l’adversaire, tandis que les pertes ou l’usure sont une notion plus large englobant tous les types de déperdition de moyens comme les pannes, les maladies, etc. qui peuvent être indifférentes à l’action des forces amies. Défense ferme : défense fixe opérée par des forces qui entendent tenir une portion précise du terrain sans esprit de recul. Défense en profondeur (défense élastique) : action défensive usant de positions préparées successives dans la profondeur, destinées à absorber et à affaiblir graduellement l’attaque ennemie, rendant son avance coûteuse et ralentissant le rythme de la progression. Actions hybrides : opérations tactiques ne reposant pas sur une manoeuvre conventionnelle mais sur des moyens dérivés, comme le sabotage ou encore les embuscades, pour causer de l’attrition à l’adversaire par d’autres biais que les opérations offensives et défensives classiques. Dans le cas des Etats baltes, il s’agit pour des petits groupes de combattants de mener des opérations commandos ou de déstabilisation sur les arrières de l’ennemi pour désorganiser son système et perturber sa logistique. Résistance passive : désobéissance civile, grèves et blocages sans le recours à la violence pour compliquer le contrôle et l’exploitation d’une zone par l’occupant sans rentrer dans une logique conflictuelle (exposant à des représailles armées). Résistance active : lutte armée de partisans dans les territoires occupés. Feux dans la profondeur : dénommés en réalités tirs d’appui dans la profondeur, ils concernent tous les tirs qui visent à produire des effets au-delà de la zone de contact (ligne de front). Les objectifs prioritaires de ces tirs concernent la destruction des moyens logistiques, de commandement et les réserves adverses. Cette définition bien plus restrictive que l’usage commune de l’expression « feux dans la profondeur », entend lever la confusion souvent opérée dans son utilisation. La profondeur d’un feu ne dépend pas de sa distance dans une conception opérationnelle, mais des effets produits ou à produire. Ainsi, un missile frappant des unités ennemies en contact avec les nôtres à 150 km de sa position n’est pas un feu dans la profondeur mais un tir d’appui direct. A l’inverse, une frappe d’artillerie opérée contre un centre logistique à l’arrière de la ligne de front à une distance de 20 km est un tir d’appui dans la profondeur. En termes militaires, et dans une vision opérationnelle, ne sont donc des feux dans la profondeur que les tirs d’appui dans la profondeur, qui se distinguent ensuite en fonction des objectifs visés pour savoir s’ils sont d’ordre tactique, opératif, ou stratégique. Front (ligne de contact) : ligne de rencontre des forces à un instant t, permettant de distinguer la zone de contact (sur la ligne de front) des arrières. Le front peut alors, selon les caractéristiques opérationnelles, être continu, c’est-à-dire sans interruption géographique dans toute la zone d’opération (cf. front de l’ouest entre fin 1914 et 1918), ou non-continu, c’est-à-dire éclaté entre diverses lignes de fronts du fait d’axes de progression clairement séparés (cas souvent rencontré dans les offensives et défensives dans la profondeur). |
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