Notes de la FRS

Les drones sur le champ de bataille : quelles leçons tirer de leur emploi par les forces ukrainiennes ?

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, semble à son tour confirmer la rupture opérationnelle induite par l’emploi de systèmes autonomes aériens sur le champ de bataille. Entre 2019 et 2020, les effets tactiques et psychologiques des drones ont été observés à plusieurs reprises sur les théâtres syrien, libyen et du Haut-Karabakh. Les systèmes de reconnaissance et armés, majoritairement militaires, ont démontré qu’ils pouvaient constituer une aviation légère de substitution face à un adversaire conventionnel. Cela, néanmoins, dans un cadre opérationnel bien précis. En effet, la mise en oeuvre de concepts opérationnels d’emploi adaptés, l’existence de dispositifs de défense robustes face à des dispositifs adverses insuffisants ont contribué aux succès militaires des systèmes sans pilote. Ainsi, leur association à des systèmes de guerre électronique et antiaériens a permis aux drones, relativement vulnérables au brouillage et aux systèmes sol-air, d’infliger des pertes importantes aux forces de Bachar Al-Assad, du maréchal Haftar et à l’armée de l’Artsakh, malgré le soutien de la Russie. Les forces ukrainiennes ont également bénéficié de la désorganisation, du manque de moyens et de préparation des forces adverses. Au début du conflit ukrainien, leur efficacité face à l’agresseur russe a soulevé de nombreuses interrogations, notamment après les retours d’expériences sur les théâtres syrien et du Haut-Karabakh. Cependant, il semblerait une nouvelle fois que les drones aient déjoué les pronostics pessimistes d’analystes qui doutaient de leurs performances face à l’armée russe. Ainsi, cet article ambitionne-t-il de retracer l’emploi des systèmes autonomes aériens par les forces ukrainiennes en prenant pour point de départ le conflit dans le Donbass. Puis, il s’agira de mettre en perspective leur emploi dans la confrontation actuelle avec les forces russes. 

Le conflit dans le Donbass : un précédent pour les forces ukrainiennes 

À l’été 2014, les forces ukrainiennes sont confrontées à une progression rapide des forces séparatistes pro-russes dans le Donbass et en Crimée. Privées d’un appui aérien rapproché et de capacités de renseignement, les troupes au sol sont dépourvues d’une compréhension globale du champ de bataille. 

Les affrontements ont révélé certaines lacunes et faiblesses de l’armée ukrainienne. Cette dernière est affaiblie par des décennies de corruption. Ses capacités aériennes ont été fortement réduites par les systèmes antiaériens russes déployés par les forces séparatistes. En effet, un nombre significatif d’avions de combat et d’hélicoptères ont été abattus avant le premier cessez-le-feu de septembre 2014. Selon le témoignage d’un membre des opérations spéciales, les convois de ravitaillement ukrainiens tombent fréquemment dans des embuscades, faute de moyens de reconnaissance et d’équipements adéquates. 

Les carences opérationnelles russes 

La résistance ukrainienne n’explique pas à elle seule le déroulé des évènements lors des premières semaines de combat. Les échecs militaires russes doivent être analysés à l’aune des facteurs propres au conflit et aux circonstances entourant l’invasion. Mickael Kofman illustre ainsi, à travers le concept de « tyrannie de la distance », comment la spécificité géographique ukrainienne a ralenti l’acheminement de larges convois russesBonnie Berkowitz et Artur Galocha, « Why Russia’s military is bogged down by logistics in Ukraine », The Washington Post, 30 mars 2022 et Jeffrey Edmonds, « Start with the political: explaining Russia’s bungled invasion of Ukraine », War on the Rocks, 28 avril 2022. . Moscou a également commis des erreurs d’appréciation de situation (solidité du pouvoir ukrainien) et, de fait, de préparation des forces au début de l’offensive. Cela s’est notamment traduit par un engagement incomplet de la flotte aérienne russe et un sou-tien logistique insuffisant. À titre d’exemple, la poussée initiale, trop en profondeur dans le territoire ukrainien, n’a pas été accompagnée d’un maillage logistique régulier, limitant l’approvisionnement des troupes. Les difficultés résultent aussi des défaillances structurelles inhérentes à l’armée russe. Parmi les failles capacitaires, on peut citer l’insuffisance de l’arme du train, qui a eu pour effet d’entraver les manoeuvres en profondeur et l’inefficacité de la suppression des défenses aériennes. Ces facteurs ont contribué à une usure accélérée et à la démoralisation d’une partie des forces russesPatrick Mcdonnell, « Russia lost the battle for Kyiv with its hasty assault on a Ukrainian airport », Los Angeles Times, 10 avril 2022. Ruslan Leviev, Kirill Mikhailov, « What weaknesses did the Russian army show in Ukraine », Istories Media, 13 avril 2022. [Какие слабости показала российская армия в Украине] et Philippe Gros et Vincent Tourret, « Guerre en Ukraine : l’armée russe est-elle sur le point d'atteindre le « point culminant » de son offensive ? », Note de la FRS n°08/2022, 15 mars 2022. 

Dès lors, les forces spéciales sont sollicitées pour des missions périlleuses d’exfiltration des pilotes tombés derrière les lignes ennemiesNolan Peterson, « The Drone War Over Ukraine’s Trenches Foretells The Future Of Air Combat », Coffee or Die Magazine, 27 octobre 2020. . Ces évènements font prendre conscience aux forces ukrainiennes du besoin essentiel de disposer de systèmes de reconnaissance. La guerre de tranchée qui s’établit par la suite conduit les combattants ukrainiens à constituer et à intégrer des petites flottes de drones afin de pallier aux déficiences de renseignement. À cette époque, de nombreuses initiatives civiles voient le jour. Celle d’Ivan Dovgal, responsable du laboratoire de robotique de la Kyiv IT Academy, a contribué à changer la donne. En mai 2014, il a initié un programme de transformation de drones commerciaux tout en formant des unités militaires ukrainiennes. C’est ainsi que les petits drones à voilure tournante (VTOL de type quadrirotor), Phantom et Mavic Air 2, de l’entreprise chinoise SZ DJI Technology (ou DJI), font leur apparition dans le ciel ukrainien. 

La création de l’unité de reconnaissance aérienne Aerorozvidka s’inscrit dans la même logique. À l’origine, cette nouvelle unité rassemble des spécialistes informatiques bénévoles et des amateurs qui conçoivent leurs propres drones de surveillance. Ces compétences vont se diffuser au sein des unités ukrainiennes. Plusieurs brigades mécanisées et d’infanterie (58e, 59e, 92e, 128e etc.) relayent sur les réseaux sociaux l’emploi de drones dans le cadre de missions de reconnaissance et/ou de frappes. La constitution de capacités de reconnaissance à moindre coût et l’expérience acquise par ces unités contribuent au succès des opérations de guérilla menées par les forces ukrainiennes aujourd’huiJulian Borger, « The drone operators who halted Russian convoy headed for Kyiv », The Guardian, 28 mars 2022. 

Février 2022 : l’invasion des forces russes 

Huit années séparent les affrontements contre les forces séparatistes pro-russes dans le Donbass et en Crimée de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Depuis la guerre de 2014, les capacités des forces ukrainiennes ont été nettement consolidées, leur permettant actuellement de tenir tête à la Russie. La résistance ukrainienne peut être expliquée à l’aune de trois changements majeurs : la réforme de l’armée de 2016, le soutien financier et matériel fourni par les pays occidentaux, le changement de la pensée militaire qui se traduit sur le champ de bataille par une plus grande souplesse décisionnelle et l’émergence d’une culture nationale du volontariat militaireSous la présidence de Petro Poroshenko des réformes de fond ont été menées afin d’améliorer le commandement et le contrôle, la planification, les opérations, la médecine et la logistique et le développement d’une force armée professionnelle. Liam Collins, « In 2014, the ‘decrepit’ Ukrainian army hit the refresh button. Eight years later, it’s paying off », The Conversation, 8 mars 2022.. L’art du renseignement, qui avait fait défaut initialement aux forces ukrainiennes, est aujourd’hui devenu un atout majeur face aux forces russes. Depuis le début des affrontements, le Centre d'opérations aériennes combinées de l’OTAN (CAOC) fournit, par l’intermédiaire des États membres, du renseignement aux forces ukrainiennesEnviron 100 aéronefs de l’OTAN sont déployés chaque jour dans le cadre de la présence accrue de l’Alliance dans l’Est de l’Europe depuis le début du conflit. La flotte comprend des avions et drones opérés par les Etats membres de l’Alliance. Henry Foy, « Military briefing: Nato’s ‘eyes in the sky’ keep watch as Ukraine war rages », The Financial Times, 6 avril 2022.. Elles reçoivent également un soutien capacitaire via la livraison d’armements et l’entraînement de l’armée ukrainienne à l’extérieur des frontières du pays. En outre, l’évolution majeure tient à l’intégration des drones dans le dispositif de forces. 

Les drones commerciaux et transformés : des systèmes de reconnaissance low-cost efficaces 

La particularité du conflit ukrainien, en comparaison des autres théâtres syrien, libyen et du Haut-Karabakh, réside dans l’utilisation massive de drones commerciaux. Leur emploi a permis une documentation importante du conflit ukrainien, rarement égalée à ce jourFaine Greenwood, « Ukraine War Is Being Watched From the Sky », Foreign Policy, 2 avril 2022. . Ainsi, de nombreuses images et vidéos, accessibles en sources ouvertes, témoignent de la mise en oeuvre de drones à des fins de renseignement, d’évaluation des dommages, d’appui/guidage des feux d’artillerie et de frappes contre les positions adverses. 

Parmi les principaux drones identifiés en sources ouvertes se trouve notamment le modèle quadrirotor DJI Mavic 3. Ce dernier est employé fréquemment par les forces ukrainiennes. Le vice-Premier ministre ukrainien et chef du ministère de la Transformation numérique, Mykhailo Fedorov, a déclaré en mars 2022 que l’Ukraine aurait fait l’acquisition de 2 372 drones de ce modèleThomas Brewster, « Chinese Drones Come With Political Baggage But Ukraine Buys Thousands Anyway », Forbes, 31 mars 2022.. Ces systèmes ont été financés par la fondation Come Back Alive, comme ce fut, et est encore le cas, d’autres matériels militaires. Le 24 mars, la 58e brigade d’infanterie motorisée recevait ainsi une cargaison de matériels, dont des drones de contact DJI Mavic 3, offerts par la fondationFacebook, 58e brigade d’infanterie motorisée, 24 mars 2022 #DJI Mavic 3.

Ces systèmes de drones permettent aux forces ukrainiennes de traquer les convois russes et, une fois ces derniers repérés, de relayer les images et les coordonnées GPS aux unités d’artillerie. Il semblerait que certains systèmes ont été transformés par des unités spécialisées afin de transporter et de larguer des charges. Ainsi, l’unité Aerorozvidka fabriquerait ses propres drones armés, dotés de munitions anti-chars/RPGSean Hollister, « DJI Drones, Ukraine, And Russia — What We Know About Aeroscope », The Verge, 23 mars 2022. Twitter, @CalibreObscura, 15 avril 2022, #R-18, @UAWeapons, 15 avril 2022, #RPGmunitions, @UkrWarReport, 9 avril 2022, #munition, @dronesdeguerra, #13 avril 2022, #R-18. . Le drone tactique à voilure tournante R-18 (de type octocoptère) est l’un des joyaux de l’unité, eu égard à ses capacités : rayon d’action de 4 km, endurance de 40 min. et charge utile pouvant atteindre jusqu’à 5 kg. Leurs caractéristiques techniques (faible vitesse, vol basse altitude etc.) et l’embarquement de caméras thermiques ont facilité leur emploi de nuit et contribué à dissimuler leur présence face aux systèmes de défense aérienne traditionnels. Par ailleurs, il semblerait que les combattants aient adapté le tempo des opérations à l’activité des systèmes de guerre électronique russesCharlie Parker, « Specialist Ukrainian drone unit picks off invading Russian forces as they sleep », The Times, 18 mars 2022. 

L’unité Aerorozvidka 

L’unité a été fondée en 2014 par des diplômés en informatique, en réponse à l’annexion de la Crimée et à l’insurrection dans le Donbass. Elle fut ensuite intégrée aux forces armées ukrainiennes. Elle compte aujourd’hui 50 équipes de pilotes de drones expérimentés. De plus, l’unité est scindée en deux, avec une équipe en charge du renseignement et une autre de la cybersécurité. L’équipe Delta mène la collecte de renseignement (capteurs sur le champ de bataille, drones de reconnaissance, interceptions de fréquences radios, renseignement humain, notamment) et l’identification des cibles à haute valeur. Le renseignement ainsi recueilli est transmis aux unités ukrainiennes, leur permettant de disposer d’une « carte numérique » en temps réel des mouvements ennemis et, le cas échéant, de mener des frappesAlia Shoaib, « Inside the elite Ukrainian drone unit founded by volunteer IT experts: 'We are all soldiers now.' », Insider, 9 avril 2022. 

Aussi, l’unité Aerorozvidka aurait conduit quelques 300 missions de reconnaissance par jour, contre une douzaine de sorties pour les quelques avions ukrainiens. Les capacités aériennes ont été utilisées avec parcimonie par crainte de voir les avions pris pour cible par les systèmes antiaériens russes. L’omniprésence de ces systèmes autonomes dans le ciel ukrainien a vraisemblablement généré une usure accélérée et un effet psychologique sur les forces russes. Parmi les faits d’armes revendiqués, Aerorozvidka aurait mené l’opération ayant permis d’arrêter la colonne mécanisée russe de 65 km de long en chemin pour Kiev. Dans les faits, si des tirs d’artillerie appuyés par des drones ont pu ralentir et désorganiser l’avancée du convoi, il semblerait que les forces en question aient également décidé de rester en retrait pour ne pas tomber davantage sous les feux ukrainiens. 

Aujourd‘hui, l’emploi de drones commerciaux est remis en question. Début mars, l’utilisation massive de drones de l’industriel SZ DJI Technology avait suscité de vives inquiétudes en Ukraine du fait du pays exportateur, la Chine, notamment suite aux rumeurs relatives à la collecte et à la divulgation de données par l’entreprise. Le vice-Premier ministre ukrainien avait interpellé le fondateur de DJI, Frank Wang, concernant le cryptage des données et le disfonctionnement du système de détection de drones DJI Aeroscope, utilisé par les combattants ukrainiens. Dans les faits et malgré un démenti de l’entreprise, il semblerait que les données puissent être facilement décodées grâce à un logiciel approprié. En revanche, le disfonctionnement du système Aeroscope ne résulterait pas de l’entreprise mais serait vraisemblablement lié à une mauvaise utilisation du système. Face aux risques sécuritaires, les forces ukrainiennes ont appelé à limiter l’emploi des drones commerciaux. De son côté, fin avril 2022, le constructeur chinois a annoncé la suspension de ses activités en Russie et en UkraineKonrad Iturbe, « Here’s what drones in Ukraine can and cannot do », Medium, 1 mai 2021 et « DJI Reassesses Sales Compliance Efforts In Light Of Current Hostilities », DJI, 26 avril 2022.

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Dans un contexte désormais défavorable au chinois DJI, les entreprises américaines avancent leurs pions. AeroVironment a ainsi donné 100 drones de reconnaissance Quantix (quadrirotor ; décollage vertical, vol horizontal) au ministère de la Défense ukrainien et aux forces territoriales. Dernièrement, quelques dizaines de systèmes de drones ont été donnés et plusieurs centaines d’autres vendus par BRINC Drones et Silicon Valley’s Skydio à des organisations non-gouvernementales oeuvrant en soutien à l’Ukraine« Aerovironment donates over 100 Quantix recon unmanned aircraft systems to the ministry of defence of Ukraine and Territorial forces», AeroVironment, 19 avril 2022 et Heather Somerville, « Ukraine Sounds Alarm on Chinese Drones, Opening Skies to U.S. Startups », The Wall Street Journal, 22 avril 2022. . Ces livraisons viennent compléter celles effectuées précédemment par le gouvernement américain. 

Les capacités de renseignement ukrainiennes ne reposent pas seulement sur l’utilisation de drones commerciaux. Depuis 2014, les forces armées ont développé une industrie locale de fabrication de drones tactiques. Parmi les systèmes déployés sur le terrain se trouve l’A1-SM Furia, produit par le droniste ukrainien Athlon Avia. Le Furia dispose d’une endurance de 3h. et d’un rayon d’action de 50 km. Ce drone à voilure fixe a été largement utilisé au cours d’opérations dans l'est de l'Ukraine pour effectuer des missions de reconnaissance aérienne et d’ajustement de tirs d’artillerie« A1-CM Furia », Athlon Avia. [Consulté le 7 avril 2022]. . Parmi les trois cas d’A1-SM Furia recensés, l’un d’eux aurait été abattu vraisemblablement par un système de guerre électronique russe à Nizhyn (Oblast de Chernihiv)Twitter, @AuroraIntel, 7 mars 2022 #Furia et @war_noir, 29 mars 2022, #Furia. Youtube, Battlefield_101, 31 mars 2022 #Furia., comme semble l’indiquer l’état de la batterie. 

Les forces ukrainiennes utiliseraient également le drone tactique UJ-22, selon des données disponibles en sources ouvertes. L’UJ-22 est produit par l’entreprise ukrainienne SPE UKRJET. Il a été conçu pour effectuer des missions de reconnaissance. Il est doté d’un rayon d’action de 100 km et d’une endurance de 7h« UJ-22 Airborne UAS », UKR Jet. [Consulté le 7 avril 2022]. , soit des capacités supérieures au drone précédemment cité. Fin mars 2022, le ministère de la Défense russe a communiqué sur la destruction d’un UJ-22 à l’aide d’un système sol-air Pantsir« Минобороны показало кадры уничтожения украинского беспилотника UJ-22 Airborne », IZ, 30 mars 2022. [The Ministry of Defense showed footage of the destruction of the Ukrainian drone UJ-22 Airborne]. . Si cette information n’a pu être vérifiée, elle témoigne de la guerre de communication que se livrent les deux parties prenantes. 

D’autres drones de fabrication ukrainienne, tel le Leleka-100 du droniste Ukrspecsystems, sont également employés dans le cadre d’opérations de reconnaissance. Selon le site de l’entreprise, le Leleka-100 serait l’un des systèmes autonomes les plus répandus au sein de l’armée ukrainienne. Il disposerait d’une endurance de 2h30 et d’un rayon d’action de 45 km« Leleka-100-electric-uav », UKR Spec Systems. [Consulté le 13 avril 2022]. . Outre la conduite de missions de reconnaissance, les unités ukrainiennes ont recours à des systèmes sans pilote de conception soviétique pour débusquer les défenses sol-air russes. Récemment, un TU-143, utilisé comme leurre, aurait été abattu par les forces russes dans les environs de KharhivTwitter, @UAWeapons, 12 avril 2022, #Tu-143. . Pour mémoire, cette même stratégie avait été employée par l’armée azérie lors du conflit du Haut-Karabakh. A cette date, il s’agissait également de vieux aéronefs soviétiques (AN-2). Les développements militaires observés durant le conflit ukrainien démontrent une volonté de monter en puissance dans ce domaine technologique tout en faisant preuve d’adaptabilité dans les concepts opérationnels d’emploi. 

Starlink : un rayon d’action augmenté et sécurisé 

L’efficacité de ces drones repose également sur la livraison d’antennes Starlink offertes par Elon Musk. Celles-ci ont permis de consolider le segment liaison entre le pilote, le système et l’unité d’artillerie, et d’étendre le rayon d’action du système. Dans ce cadre, la société SpaceX a mis à jour son logiciel contre des tentatives russes de brouillage de ses satellites, permettant de protéger les communications tactiques des unités ukrainiennes. Grâce à Starlink et aux modifications apportées par les unités ukrainiennes, de « simples » drones commerciaux sont en mesure d’effectuer une variété de missions dévolues originellement à des drones de catégorie supérieure (tactiques, MALE, HALE etc.). La combinaison des capacités feux de l’artillerie et des drones a un effet multiplicateur de force car elle permet une plus grande précision et efficacité des frappes. Dès lors, la prolifération de ces systèmes implique une réflexion sur les capacités anti-drones devant être développées par les arméesParker, op.cit., The Times, 18 mars 2022 ; Thomas Estimbre, « Comment Starlink aide les drones de l’armée ukrainienne face aux Russes », Journal du Geek, 26 mars 2022 ; « Ukraine is using Elon Musk's Starlink for drone strikes », DW, 27 mars 2022. 

L’ultime épreuve du feu pour le Bayraktar TB-2 

En mars 2019, l’Ukraine s’est dotée de capacités additionnelles de reconnaissance et de frappe en achetant ses premiers drones tactiques / MALE à voilure fixe Bayraktar TB-2 du constructeur turc Baykar. Ses performances sont considérablement supérieures en comparaison des autres systèmes mis en oeuvre par les forces ukrainiennes, avec un rayon d’action de 300 km, une endurance de 27 h. et une capacité d’emport de 150 kg. Le gouvernement ukrainien aurait acheté 20 systèmes en 2019, puis 16 supplémentaires en janvier 2022 (livrés en mars)« Ukraine's defence imports from Turkey jumped 30-fold in Q1 - Turkish data », Reuters, 6 avril 2022. . Ces derniers, associés aux drones de contact et tactiques précédemment cités, ont permis de compenser le rapport de force, initialement défavorable aux ukrainiens. Bien avant l’invasion de février 2022, les TB-2 étaient devenus une source de préoccupation pour les forces séparatistes malgré le déploiement de systèmes sol-air russes SA-8 et SA-13 et de guerre électronique Krasukha-2 et Repellent-1Oryx, « Performance Check: Bayraktar TB2s In Ukraine », Oryxspioenkop, 29 décembre 2022. 

Dès 2019, les systèmes russes avaient déjà montré leurs limites face aux TB-2. Leurs vulnérabilités avaient été de nouveau mises en évidence sur les théâtres syrien, libyen et du Haut-Karabakh. L’emploi du TB-2 a été particulièrement documenté au début des opérations en février 2022. Selon une analyse publiée dans The Political Room, 48 % des pertes infligées par les drones turcs auraient été enregistrées durant les cinq premiers jours du conflitYago Rodriguez, « The use of Bayraktar drones in the Ukraine conflict », The Political Room, 4 avril 2022. . Les principales cibles du TB-2 ont été les camions et les véhicules de transport, puis les systèmes sol-air adverses russes (Buk et Tor) ainsi que les véhicules blindés de combatOryx, « Defending Ukraine - Listing Russian Army Equipment Destroyed By Bayraktar TB2s », Oryxspioenkop, 27 février 2022. . Le taux de destruction quotidien serait passé de 7 véhicules entre le 24 et 28 février 2022 à 0.9 entre le 1er et 15 mars 2022. L’emploi des TB-2, plus fréquent et médiatisé au début des opérations, pourrait résulter de la volonté des forces ukrainiennes de capitaliser sur l’effet de surprise au début du conflit et sur l’effet psychologique induit par le drone. À l’inverse, le faible nombre de frappes enregistré au mois de mars pourrait provenir d’un changement de stratégie de communication de la part des forces ukrainiennes afin d’éviter que les TB-2 deviennent une cible de prédilection pour les forces russes. Des sources médias ont ainsi relayé, mais sans que l’information puisse être confirmée, que des primes seraient accordées en fonction des cibles ukrainiennes abattues. Pour un drone turc, cette prime aurait été fixée à 50 000 roubles, soit 560 euros. Une autre explication résiderait dans la perte d’un grand nombre de systèmes sous les feux russes et/ou par la pénurie de munitions à guidage laser MAM, dont sont armés les drones. On peut également émettre l’hypothèse que les forces ukrainiennes aient décidé d’utiliser ponctuellement les TB-2 restants pour mener des frappes ou servir de relais à l’artillerie contre des cibles à haute valeur ajoutée. Les récents cas d’emploi tendent à confirmer cette dernière hypothèse. 

Parmi les quelques cas d’utilisation de TB-2 répertoriés, nous pouvons citer l’attaque contre la base de Kherson où étaient stationnés des hélicoptères russes, en mars 2022. Les forces ukrainiennes auraient utilisé le TB-2 dans ce cas précis à des fins de reconnaissance, de correction de tir et d’évaluation de dommagesRodriguez, op. cit., The political Room, 4 avril 2022. . Le 13 avril, il aurait servi de leurre lors de l’attaque visant le croiseur Moskva. Des missiles antinavire RK-360 MT Neptune auraient frappé le croiseur tandis que ses défenses étaient braquées sur le drone. Selon des sources ukrainiennes, il fallait pour garantir le succès de l’opération duper les radars du navire. La vitesse du missile aurait certainement alerté les systèmes de défense. Le TB-2 aurait ainsi permis de focaliser l’attention des défenses, de collecter des informations précises sur la localisation de la cible et de réduire l’emploi des radars du missile pendant une partie du vol et donc sa détection éventuelleTelegram @Bmpd, 14 avril 2022, #Moskva cruiser et « The ingenious drone distraction maneuver that allowed Ukraine to sink Moskva and humiliate Russia », Infobae, 21 avril 2022.. Le 25 avril, des sources journalistiques ont suggéré que l’incendie de deux dépôts de carburant situés dans la ville russe de Bryansk était dû à des frappes de TB-2Thomas Burgel, « Un drone ukrainien a-t-il réussi le coup du siècle, 100 kilomètres derrière les lignes ennemies? », Korii, 26 avril 2022 et Ragip Soylu, « Ukrainian TB2 Bayraktar drone 'bombed oil depots deep inside Russia'? », Middle East Eye, 27 avril 2022. . Une telle action, si elle venait à être confirmée, témoignerait des capacités opérationnelles des forces ukrainiennes, compte tenu de la distance parcourue (plus de 100 kilomètres dans le territoire russe). Enfin, le 30 avril des TB-2 auraient mené des frappes contre des systèmes sol-air (dont un canon antiaérien ZU-23-2 et un SA-13) sur l’île du Serpent, puis contre des patrouilleurs côtiers de type Raptor dans les environs de l’île, le 2 maiFacebook, Navy of the Armed Forces of Ukraine, 3 mai 2022. . À ce jour, un minimum de six drones TB-2 aurait été abattu, selon les données récoltées par le blog Oryx« Attack On Europe: Documenting Ukrainian Equipment Losses During The 2022 Russian Invasion Of Ukraine », Oryxs-pioenkop, 24 février 2022.. On précisera que la destruction de TB-2 fait l’objet de nombreuses tentatives russes de désinformation sur les réseaux sociaux. 

Dernièrement, il semblerait que les forces ukrainiennes aient réceptionné le mini-drone tactique Bayraktar Mini, dédié aux missions de surveillance et de reconnaissanceTwitter, @dronesdeguerra, 8 avril 2022, #mini Bayraktar et @RALee85, 9 avril 2022, #mini Bayraktar.. Il est doté d’un rayon d’action de 30 km et d’une endurance de 2h. Ses capacités en font un atout majeur pour les unités d’artillerie. Le Bayraktar Mini permettrait d’augmenter la précision du renseignement et, par conséquence, l’efficacité des frappes conduitesJoost Oliemans et Stijn Mitzer, « New Bayraktar UAVs Spotted In Ukraine », Oryxspioenkop, 8 avril 2022. 

Ainsi, les drones de fabrication turque, opérés par l’armée ukrainienne, ont joué un rôle déterminant en perturbant les convois logistiques et en neutralisant les défenses aériennes adverses. Les exemples cités plus haut illustrent leur capacité à mener des frappes d’envergure contre des cibles à haute valeur. Les TB-2 sont partie intégrante de la stratégie de communication employée par le pouvoir ukrainien afin de décrédibiliser les forces russes. De fait, ils sont perçus par les forces armées comme un symbole de la résistance ukrainienne. Cela, d’autant plus que la diffusion de vidéos de frappes de TB-2 démontre la vulnérabilité des systèmes de défense traditionnels et les failles opérationnelles des forces russes. 

L’envoi de munitions maraudeuses américaines et européennes 

Par ailleurs, l’armée ukrainienne a pu compter sur des dons des Etats-Unis et d’Etats européens. Début avril 2022, l’envoi de munitions maraudeuses tactiques américaines Switchblade a été confirmée dans le cadre de « l’Initiative d'assistance à la sécurité de l'Ukraine »Les capacités fournies dans le cadre de l’initiative incluent, outre les drones, des systèmes pour la lutte anti-drones, des systèmes de communication sécurisés, des services commerciaux d’imagerie satellitaire notamment, pour un montant de 300 M$. Cette aide s’ajoute aux 1,6 Mds$ octroyés par les États-Unis depuis le début de l’offensive russe. « Defense Department Announces $300 Million in Additional Assistance for Ukraine », US Department of State, 1 avril 2022. . Selon le Pentagone, 100 unités produites par AeroVironment ont été expédiées à destination de l’Ukraine. Dans ce cadre, un petit groupe de soldats ukrainiens aurait été entraîné à l’emploi de ces systèmes par des spécialistes américains« US sent first 100 Switchblade drones to Ukraine — Pentagon spokesman », TASS, 6 avril 2022 et « US says it delivered ‘a significant amount’ of Switchblade loitering munitions to Ukraine », TASS, 12 avril 2022.. Dans un premier temps, deux types de munitions maraudeuses auraient été livrées : 90 unités du modèle Switchblade 300 et 10 unités de la seconde génération Switchblade 600. Le modèle 300 a été conçu pour cibler des personnels au sol et des véhicules légers tandis que le Switchblade 600 ciblerait des véhicules blindés et des chars. Ils auraient respectivement un rayon d’action de 10 et 39 km et une endurance de 15 et 40 min. D’après un autre communiqué de l’Initiative d'assistance à la sécurité de l'Ukraine, la première livraison américaine intègre également le petit drone tactique à voilure fixe RQ-20 Puma« Fact Sheet: U.S. Security Assistance to Ukraine », U.S. Department of Defense, 7 avril 2022.  d’AeroVironment. Il a vocation à renforcer les capacités de reconnaissance et d’identification de cible du Switchblade. Selon le journaliste et consultant David Hambling, l’association Puma-Switchblade serait particulièrement efficace pour neutraliser les lance-roquettes multiples russes et éliminer des cibles à haute valeurDavid Hambling, « Ukraine Gets A Deadly Hunter-Killer Drone Team: U.S. Switchblades And Pumas Join The War (Updated) », Forbes, 5 avril 2022 et Antony Capaccio, « U.S. Drones for Ukraine Will Include Latest Tank Killers », Bloomberg, 5 avril 2022. . Au total, au mois d’avril 2022, l’administration Biden aura livré, entre autres, 700 munitions maraudeuses Switchblade, des munitions à guidage laser compatibles avec les TB-2 ainsi que 121 drones munitions maraudeuses Phoenix Ghost de l’entreprise américaine Aevex AerospaceDan Lamothe et Karoun Demirjian, « Pentagon looks to vastly expand weapons for Ukraine », The Washington Post, 12 avril 2022, Twitter, @CavasShips, 13 avril 2022, #Switch-blade, David Hambling, « New Weapons From U.S. Could Rearm Ukraine’s Bayraktar Drones », Forbes, 6 avril 2022 et « Fact Sheet on U.S. Security Assistance for Ukraine », US Department of Defense, 10 mai 2022.. Très peu d’informations sont disponibles en sources ouvertes concernant ce dernier système. Néanmoins, il semblerait que le Phoenix Ghost possède des capacités similaires au SwitchbladeTara Coop, « Kyiv Asked for a New Kamikaze Drone to Fight Russia. The Air Force Delivered Phoenix Ghost », Defense One, 10 avril 2022 et Jacqueline Feldscher, « Biden Announces Third $800M Weapons Package To Ukraine To Help Donbas Fight », Defense One, 21 avril 2022. . Il serait en mesure de décoller verticalement et serait doté d’une endurance de plus de 6 h. et fonctionnerait de nuit grâce à des capteurs infrarougesLee Hudson et Paul Mcleary, « Mystery drone: How the Air Force fast-tracked a new weapon for Ukraine », Politico, 21 avril 2022 et Gary Robbins, « The Phoenix Ghost, a secretive ‘suicide drone’ developed in California, is headed to Ukraine », The Stripes, 30 avril 2020. . Cela le rendrait particulièrement efficace contre des cibles terrestres blindées non-protégées. 

Les forces ukrainiennes disposeraient également de munitions maraudeuses Warmate acquises en 2017 auprès du fournisseur polonais WB Group. Depuis le début du conflit, il semblerait que la Pologne ait également livré de nouveaux systèmesTwitter, @UAWeapons, 24 avril 2022, #Warmate. . Les capacités du Warmate (rayon d’action de 30 km, endurance de 70 min. et charge utile d’1 kg) le destinent à cibler des véhicules, des systèmes radar et antiaériensOleg Danylov, « The Warmate UAV – a Polish alternative to the Switchblades kamikaze drone already in Ukraine », Mezha Blog, 25 avril 2022.. De plus, il semblerait que des systèmes TB-2, ainsi que des munitions en provenance de Turquie, transitent sur le territoire polonais avant d’être acheminés en Ukraine. Enfin, début mai 2022, dans le cadre d’une aide militaire de 375 M$, le Royaume-Uni a annoncé l’envoi de systèmes de drone tactique VTOL T150, du constructeur Malloy Aeronautics. Ces derniers sont en mesure de transporter des cargaisons de munitions, d’équipements et de vivres jusqu’à 68 kg, dans un rayon d’action de 70 km et avec une endurance de 36 minSoraya Ebrahimi, « What are the Malloy drones the UK is sending to Ukraine? », The National News, 3 mai 2022.. Ces nouvelles livraisons permettront aux forces ukrainiennes de déployer, de jour comme de nuit, de petites unités afin de maintenir leurs opérations défensives et offensives dans l’est du pays. 

La rupture majeure que représente l’emploi de drones de contact et tactiques ne repose pas tant sur les performances de quelques modèles, tel le TB2, mais sur leur utilisation par les forces ukrainiennes. Ces plateformes qu’elles soient commerciales ou militaires doivent leurs succès opérationnels à leur intégration au sein d’autres capacités de feux et de défense ainsi qu’aux concepts d’emploi. Ainsi, il a été observé que de « simples » drones commerciaux pouvaient s’avérer une menace pour des forces russes mal protégées en effectuant des missions de reconnaissance, d’acquisition et de désignation de cibles et de frappes à moindre coût. 

Pour conclure, les premières leçons à tirer de l’emploi des drones dans le conflit ukrainien sont de plusieurs ordres. Tout d’abord, ils ont démontré les bénéfices que constituent l’association de multiples et différents types de systèmes (commerciaux et militaires / tactiques et MALE) afin d’obtenir une vue d’ensemble du champ de bataille et de conduire des frappes d’usure et de haute-valeur. Il a été constaté de nouveau au cours du conflit ukrainien que l'efficacité des systèmes autonomes aériens ne reposait pas seulement sur leurs capacités intrinsèques mais aussi sur la mise en place d’un dispositif robuste de guerre électronique et de défense sol-air. Les partenaires étrangers, en premier lieu les États-Unis, ayant fourni la majorité de ces systèmes, la question de l'approvisionnement apparait être un enjeu compte tenu de la consommation élevée de munitions et de missiles. Or, le groupe américain Lockheed Martin pourrait voir sa montée en cadence de production de missiles Javelin contrariée par des difficultés d’approvisionnement en micro-puces et semi-conducteursThomas Newdick, « Production Of In-Demand Javelin Missiles Set To Almost Double », The Drive, 9 mai 2022.. Par ailleurs, le recours massif à des drones commerciaux pour effectuer des missions initialement dévolues à des drones militaires doit entraîner une réflexion sur les risques sécuritaires pour les pilotes de ces systèmes. Aussi, il implique le développement de systèmes de lutte anti-drones adaptés afin de niveler les coûts actuels des systèmes de défense et qui répondrait à l’évolution d’emploi des drones. Enfin, leur utilisation massive pendant le conflit sera vraisemblablement reproduite à d’autres échelles par des acteurs étatiques et non-étatiques. L’analyse des concepts d’emploi des systèmes autonomes aériens en Ukraine s’impose pour préparer nos forces armées. 

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