Notes de la FRS

La refonte industrielle du secteur européen des lancements spatiaux

Le mardi 2 décembre 2014, à Luxembourg, les ministres en charge de l’espace des 20 États membres de l’Agence spatiale européenne (ESA) se sont accordés pour consacrer 8 milliards d’euros pendant dix ans à la filière spatiale européenne. Au sein de cette enveloppe, les Européens consacreront 4 milliards d’euros au développement d’un nouveau lanceur, Ariane 6, avec en prime la construction d’un nouveau pas de tir au Centre spatial guyanais de Kourou, l’évolution du petit lanceur Vega (Vega-C) et le développement d’un moteur commun à Vega-C et Ariane 6. À ces 4 milliards, il faut ajouter encore environ 300 millions de contributions pour l’exploitation des lanceurs.

Cette décision marque symboliquement l’issue d’un processus difficile officiellement engagé depuis le conseil ministériel de l’Agence de 2012 à Naples, et qui révélait les fissures d’un modèle européen politique et industriel à bout de souffle. Au-delà de l’accord politique qui vient d’être trouvé pour le financement d’un nouveau lanceur, c’est un nouveau modèle de gouvernance industrielle qui est proposé pour garantir la poursuite d’une activité dont l’organisation a été de plus en plus mise en cause ces dernières années.

Un modèle politique en transition

Traditionnellement, la nécessité du maintien d’un soutien financier permanent à l’exploitation du lanceur Ariane-5 a toujours été l’un des principaux sujets de controverse au sein de la politique spatiale européenne. En 2005 déjà, les Etats membres s’étaient résolus, à l’issue de débats difficiles, à financer environ 200 millions d’euros par an pendant cinq ans pour soutenir le lanceur. En contrepartie, Ariane-5 devait devenir compétitive et voir son exploitation autofinancée à l’issue de cette période. Malgré le maintien d’une place prééminente des lanceurs Ariane sur le marché du lancement, les demandes constantes de financements supplémentaires pour équilibrer les comptes d’Arianespace, la société chargée de la commercialisation des lanceurs européens, sont devenues inacceptables pour un nombre grandissant d’Etats membres, et les a conduit à mettre en cause l’organisation générale du secteur des lancements en Europe. Pêle-mêle, l’adéquation du lanceur avec l’évolution du marché (la fameuse stratégie du lancement double qui permettait le lancement simultané de deux satellites géostationnaires) ; l’organisation de la filière industrielle ou le déséquilibre du poids des Etats dans les décisions de programmes (la France étant vue comme le bénéficiaire principal de ces surinvestissements européens) ont été présentés par nombre d’Etats comme des problèmes de fond qui ne pouvaient plus être ignorés. Dans ce contexte, la décision prise à Naples en 2012 de réfléchir à un nouveau lanceur Ariane 6 pour faire face à une concurrence internationale accrue ne pouvait alors qu’accentuer les tensions.

Le soutien à Arianespace a cristallisé l’affrontement politique

Le fonctionnement et le rôle d’Arianespace, la structure privée chargée de la commercialisation des lanceurs Ariane, Soyouz et Vega ont pris une grande place dans les débats. Soupçonnée d’opacité sur l’utilisation des fonds investis pour le soutien à l’exploitation, Arianespace a cristallisé ces dernières années les critiques en provenance des partenaires européens de la France. Ces critiques ont été d’autant plus fortes que la société était supposée avoir bénéficié des conséquences d’une première réorganisation de la maîtrise d’œuvre de la production d’Ariane-5, qui avait été une condition mise par l’ESA au soutien à l’exploitation après l’échec de fin 2002. Cette première étape avait amené à concevoir Arianespace comme une agence d’exploitation assurant la maîtrise d’œuvre de la production d’Ariane, sa commercialisation et les opérations de lancement. Elle était alors dotée d’une direction industrielle qui devait piloter l’activité de production, au sein de laquelle des responsables de différents Etats membres étaient intégrés. Par ailleurs, le rôle d’autorité de conception d’Ariane-5, jusque-là assuré en grande partie par les ingénieurs de la direction des lanceurs du CNES (l’agence spatiale française), était transféré au groupe européen EADS pour la production d’Ariane-5ECA et pour les nouveaux développements.

En réalité, cette réorganisation s’est traduite par une quasi-disparition de la direction industrielle d’Arianespace dont l’activité s’est concentrée essentiellement sur la commercialisation et les opérations de lancement. Elle a ainsi conduit au renforcement du poids de l’industrie en s’accompagnant d’ailleurs d’un transfert d’un nombre important d’ingénieurs de la direction des lanceurs du CNES chez le nouveau maître d’œuvre industriel. Incidemment, les responsabilités opérationnelles de management d’Arianespace allaient se trouver concentrées sur des personnels français, la société y perdant in fine en grande partie son identité d’agence d’exploitation européenne et concentrant les critiques sur la mainmise supposée de la France et du CNES sur les lanceurs. Certes, le deuxième actionnaire d’Arianespace était une société fortement intégrée au niveau européen, EADS, qui détenait 32.53% des parts (après le CNES avec 34.68%). Mais, même si la part française d’EADS n’est que de 16% (le reste étant détenu par les sociétés allemandes, espagnoles et néerlandaises du groupe), la société restait vue par les partenaires comme française, renforçant ce sentiment d’hégémonie de la France dans le secteur du lancement.

Considérée dès lors comme souffrant d’une présence française trop marquée via le CNES, premier actionnaire d’Arianespace, la société s’est vue accusée de renchérir globalement les coûts du secteur au niveau européen.

Or, la simple analyse des masses financières en jeu montre que l’essentiel se joue au niveau de la production des lanceurs, les frais de commercialisation ne représentant qu’une fraction relativement faible des coûts. Les deux années qui viennent de s’écouler ont montré la grande complexité d’un secteur dispersé géographiquement et marqué par une dilution des responsabilités entre l’ESA, les agences spatiales nationales (au premier rang desquelles le CNES) et l’industrie. Le principe particulier à l’ESA des règles de retour géographique a également été mis en question, dans la mesure où ces règles ont conduit à une multitude de niveaux contractuels et de sites, qui peuvent être propriété de l’industrie ou même des agences nationales. Enfin, la spécificité des équipements des lanceurs et l’étroitesse du marché ont finalement laissé très peu de place à la création de sources multiples permettant d’instaurer une véritable concurrence, laissant dans la plupart des cas le maître d’œuvre sans pouvoir de négociation. En l’occurrence, si les Etats partagent aujourd’hui pleinement l’objectif d’améliorer les performances d’Arianespace, nul n’ignore aujourd’hui la dimension industrielle et politique plus large de l’affrontement des Etats.

Un environnement concurrentiel en évolution

L’évolution du marché mondial des services de lancement ces dernières années a constitué un autre élément alimentant les discours de crise récents. D’un point de vue strictement chiffré, la somme de toutes les capacités de lancement, existantes dans le monde ou potentiellement disponibles pour le marché commercial, conduit à conclure à une surcapacité très importante. Ce constat a été régulièrement invoqué par certains pour poser la question de la nécessité pour l’Europe d’investir dans un lanceur spatial en propre. Cependant, l’Europe jouit d’une position en pointe dans le domaine commercial (avec environ la moitié des lancements commerciaux mondiaux opérés annuellement par Arianespace) ce qui a toujours relativisé la portée de l’argument. Les pays européens sont d’autant plus mal à l’aise quand ils émettent ces critiques qu’ils répètent à l’envi, et de façon quelque peu contradictoire, l’importance de la dimension stratégique de l’accès à l’espace pour l’Europe. Mais il est vrai que cet acte de foi ne s’est traduit dans les faits par très peu de commandes publiques contrairement à ce qui existe aux Etats-Unis, en Russie ou même en Chine. Ainsi, sur les 92 tirs réalisés en 2014 dans le monde, 32 l’ont été par la Russie, 23 par les Etats-Unis, 16 par la Chine, tandis que l’Europe assurait la majeure partie des tirs commerciaux, soit 11 lancements seulement. S’il faut souligner la performance d’Arianespace, il faut aussi admettre que ses concurrents ne jouent pas avec les mêmes règles. La plus grande majorité de l’activité de lancements s’opère dans des cadres gouvernementaux et reste à ce titre réservée aux lanceurs nationaux respectifs, hors de tout contexte concurrentiel. L’Europe fait ici plutôt figure d’exception…

Aujourd’hui, la situation se tend encore plus pour elle, dans la mesure où même les plus grandes nations spatiales souhaitent désormais amortir leurs investissements publics en favorisant la vente de lanceurs privés sur le marché commercial dont chacun espère l’expansion. Cette tendance s’affirme de plus en plus avec la modernisation des flottes de lanceurs qui sont maintenant directement conçues pour se positionner sur ce marché. Cette stratégie est celle des Etats-Unis, de la Russie, voire de la Chine désormais. Ce dernier cas est particulièrement intéressant dans la mesure où il fait même apparaître une nouvelle forme de concurrence. Seul Etat soumis à un embargo total de la part des Etats-Unis pour le lancement de satellites occidentaux, sous prétexte de risque de dissémination de technologies pouvant améliorer les missiles balistiques chinois, la Chine a depuis fait un effort considérable de développement de sa production de lanceurs, qui se montrent désormais fiables et bon marché. Elle utilise aujourd’hui ses nouvelles compétences pour faire des offres globales (satellite, lancement, assurance, financement et formation, voire contre paiement en nature) à de nombreux pays du Sud peu sujets aux pressions américaines. Les lanceurs chinois captent ainsi environ 15% du marché. Il faut évidemment mentionner le cas spécifique de la société américaine Space-X qui se présente comme révolutionnant la manière de produire des lanceurs et qui est maintenant érigée en paradigme par de nombreux acteurs et observateurs. Dirigée par un milliardaire de l’Internet, Elon Musk, la nouvelle société a su tirer parti de conditions institutionnelles devenues favorables aux Etats-Unis pour développer un lanceur de capacité moyenne en réutilisant des technologies mises au point dans les années 80. Prônant une organisation entièrement nouvelle, très intégrée, Elon Musk s’affiche aujourd’hui comme le champion des lancements spatiaux à bas coût.

La centralité de la réorganisation industrielle

C’est précisément en se saisissant de l’irruption de cette nouvelle concurrence, que nombre de pays européens ont souhaité une réorganisation du secteur pour améliorer encore sa compétitivité. Au-delà des débats circonstanciels sur l’organisation générale du secteur, deux questions sont apparues primordiales : la simplification technologique du lanceur pour diminuer le coût de lancement et la simplification de la chaîne industrielle pour diminuer le coût de production des lanceurs.

Sur le premier point, l’idée d’un nouveau lanceur Ariane-6 privilégiant la propulsion solide (dite PPH) a été proposée par le CNES avec à la clé des économies supposées importantes tant pour la production à la chaîne de moteurs identiques, que pour une exploitation simplifiée. Cette option a immédiatement suscité l’opposition de l’Allemagne qui, privée d’industrie en pointe dans le domaine de la propulsion solide, se sentait écartée du jeu. Les équilibres industriels délicats, notamment chez Airbus Defence and Space (ex EADS), s’en trouvaient également bouleversés, au point de ne pas trouver non plus chez les industriels d’ardents défenseurs de cette solution. Une proposition alternative dite PHH, portée par l’industrie, a permis de mieux répondre aux besoins industriels allemands et a donc constitué la base de l’accord de décembre dernier entre les gouvernements.

La question de la simplification de la chaîne industrielle de production du lanceur, privée du même coup de la simplification qu’offrait le recours à la propulsion solide, a elle trouvé une solution apparente dans une autre initiative industrielle, celle du rapprochement des entreprises Airbus et SAFRAN, les deux acteurs majeurs de la propulsion spatiale en Europe. Ce rapprochement a été prévu en deux étapes. La première consiste dans la mise en place depuis le 1er janvier 2015 d’une Joint Venture entre Airbus Defence & Space et SAFRAN, à 50/50 (Airbus SAFRAN Launchers) qui doit permettre aux deux entreprises de gérer en commun les programmes en cours. Une deuxième étape, prévue pour intervenir dès avant la fin 2015, doit conduire à la création d’une nouvelle société qui intégrera les départements « études et production» des deux sociétés et qui fera office d’interface unique avec les partenaires clients. Au-delà de cette refonte de la fonction production, c’est aussi l’activité de commercialisation qui se trouve également réorganisée avec le rachat par cette nouvelle société des actions détenues par le CNES dans Arianespace. Ainsi, le nouvel acteur industriel dominera environ 70 % de l’actionnariat d’Arianespace. Il s’agissait ici à la fois de rapprocher Arianespace du « produit » (en faisant pièce ainsi aux critiques qui visaient le manque d’influence d’Arianespace sur l’industrie) et de placer l’industrie plus au contact du marché (en montrant ainsi qu’elle est prête à prendre une part de risques supplémentaires, condition sine qua non pour certains d’une meilleure compétitivité globale du secteur).

Une nouvelle structure qui reste à éprouver

La décision de décembre 2014 préserve donc les intérêts industriels des grands pays leaders – l’Allemagne, la France et l’Italie – et ménage aussi les intérêts institutionnels et privés, en favorisant la réorganisation de l’industrie et celle d’Arianespace, au nom d’une plus grande efficacité d’ensemble. Elle pérennise au passage le compromis historique entre la France et l’Allemagne en échangeant le soutien allemand pour un nouveau lanceur contre l’assurance d’une participation française substantielle au programme de coopération avec les Etats-Unis où l’Allemagne joue cette fois les premiers rôles.

Il reste à savoir si les promesses d’une véritable réduction des coûts seront au rendez-vous pour un lanceur futur dont les transformations apparaissent moins radicales que celles qui avaient été initialement prévues par le CNES. Il s’est d’abord agi ici de faire des compromis politiques acceptables et l’efficacité économique de la nouvelle structure sera dès lors un facteur essentiel de succès. Parallèlement, la promesse faite aux industriels de garantir 4 lancements institutionnels par an, et qu’ils ont placée comme condition à la réorganisation du secteur, devra être tenue pour couvrir une partie de leur « risque marché », sous peine de devoir trouver de nouveaux financements publics européens pour soutenir l’exploitation. Sur ce point, l’industrie comme les Etats européens devront jouer la transparence, les uns en montrant des chiffres réalistes, les autres en faisant preuve d’un minimum de solidarité européenne.