Vecteurs hypersonique et armes nucléaires : évolution ou révolution ?

Le 14 juin 2020, le Président Poutine défend l’avance prise par la Russie en matière d’armes hypersoniques et estime que lorsque d’autres puissances auront développé de telles capacités, la Russie saura s’en défendreMaria Kiselyova, « Putin says Russia will be able to counter hypersonic weapons », Reuters, 14 juin 2020.. Ces déclarations viennent alimenter le débat sur le caractère invulnérable des véhicules hypersoniques et leur apport en matière de dissuasion nucléaire. En effet, au vu des nombreux articles dans la presse grand public, mais également des déclarations politiques, sur la létalité de ces systèmes d’armes, qui se caractérisent par une vitesse supérieure à Mach 5 et une manœuvrabilité sur quasiment l’ensemble du vol, plusieurs analyses ont été publiées cherchant à relativiser leur menace.

Ainsi, des comparaisons sont régulièrement réalisées sur la vitesse des systèmes, permettant de rappeler qu’à ce jour, la vélocité des armes hypersoniques restent bien en-deçà de celle des ICBM et SLBMTed Nicholas et Rita Rossi, U.S. Missile Data Book, vol. 1, 36th ed., Huntington Beach, CA: Data Research Associates, 2012.. L’intérêt de la vélocité en matière de dissuasion est notamment de réduire le temps disponible pour la mise en œuvre d’une défense ou d’une riposte par l’adversaire. Les vecteurs hypersoniques présentent l’avantage d’avoir une trajectoire beaucoup plus directe que les missiles balistiques et donc de réduire la distance parcourue. Mais même en tenant compte de ce facteur, le temps de réaction permis grâce à des satellites d’alerte à la détection d’une attaque réalisée par un vecteur hypersonique, estimé à 16 minutes, ne serait pas inférieur à celui disponible en cas d’attaque par un IRBM ou un SLBM dans nombres de casJames Acton, Silver Bullet? Asking the Right Questions about Conventional Prompt Global Strike, Washington, DC: Carnegie Endowment for Peace, 2013.. Certains estiment donc que même s’il permettait de réduire le temps de préparation disponible de quelques minutes, cela ne représenterait pas un bouleversement majeur puisque les temps de réaction actuellement estimés pour des attaques balistiques ne donnent déjà que quelques minutes pour qu’un chef d’Etat orchestre une stratégie de défense ou de riposte. Pour ce qui est de la dissuasion nucléaire stratégique, leur apport en matière de vélocité ne serait donc pas crucialNathan Terry et Paige Price Cone, « Hypersonic Technology: An Evolution in Nuclear Weapons?  », Strategic Studies Quarterly, été 2020..

Un deuxième élément régulièrement mis en avant pour ce qui est des systèmes hypersoniques concerne la portée. Dans ce domaine, les systèmes hypersoniques ne révolutionnent cependant pas les SLBM et ICBM déjà en mesure d’effectuer des frappes continentales. Les missiles de croisière hypersoniques pourraient avoir une portée équivalente à certains missiles balistiques stratégiques tout en offrant une capacité d’emport en masse théoriquement plus importante pour un encombrement donné. Mais ces technologies restent très peu maîtrisées à ce jour. La précision des missiles de croisière hypersonique, comme des planeurs, pourrait être supérieure aux systèmes balistiques actuellement déployées. Elle pourrait être comparable à celle des missiles de croisière subsoniques ou supersoniques, tout en assurant une vélocité et une portée bien supérieure. Pour autant, ce gain en termes de précision joue un rôle beaucoup plus important pour ce qui est d’une utilisation conventionnelle que d’une frappe nucléaire, mis à part peut-être pour des frappes de très faibles puissancesIbid..

Si les armes hypersoniques n’apparaissent pas comme un élément révolutionnaire en termes de capacité offensive, certains estiment que la combinaison de leurs caractéristiques leur permet de disposer d’un avantage décisif pour échapper aux défenses antimissiles adverses. C’est d’ailleurs la première justification du programme russe de planeur hypersonique, alors que Moscou dénonce régulièrement les développements américains en matière de défense antimissile« Russia’s Hypersonic Weapons Make U.S. Missile Defense Meaningless – Putin », Interfax-AVN, 13 février 2020.. Sur ce point, les avis sont relativement unanimes pour reconnaître la capacité de survie très élevée des systèmes notamment permises par la vélocité et la capacité de manœuvreRachel Cohen, « Hypersonic Weapons: Strategic Asset or Tactical Tool?  », Air Force Magazine, 7 mai 2019 ; Loren B. Thompson, « Defense Against Hypersonic Attack Is Becoming The Biggest Military Challenge Of The Trump Era », Forbes, 30 juillet 2019 ; Amanda Macias, « Russia and China are ‘aggressively Developing’ Hypersonic Weapons — Here’s What They are and Why the US Can’t Defend against Them », CNBC, 21 mars 2018.. Néanmoins, plusieurs auteurs insistent sur les difficultés actuelles pour intercepter des missiles balistiques stratégiques, qui semblent encore très peu vulnérables aux capacités antimissiles projetéesIvan Oelrich, « Cool your jets: Some perspective on the hyping of hypersonic weapons », Bulletin of the Atomic Scientists, vol. 76, n°1, printemps 2020.. D’autres notent que si les technologies sont connues pour intercepter les missiles balistiques et les missiles de croisière, il sera un jour possible d’intercepter les systèmes hypersoniques selon les lois de la dialectique offense/défenseNathan Terry et Paige Price Cone, op. cit. ; James Acton, « China’s Ballyhooed New Hypersonic Missile Isn’t Exactly a Game-Changer », Washington Post, 4 octobre 2019.. Certains, enfin, insistent sur la possible vulnérabilité à des défenses construites autour de systèmes à énergie dirigée, dont la capacité effective d’interception sera bien supérieure aux vecteurs hypersoniques les plus rapidesHeather Venable et Clarence Abercrombie, « Muting the Hype over Hypersonics: The Offense-Defense Balance in Historical Perspective », War on the Rocks, 28 mai 2019.. Cette vulnérabilité est exacerbée sur les planeurs hypersoniques qui ne peuvent accroître leur manœuvrabilité qu’au détriment de la portée et/ou de la vitesseIvan Oelrich, op. cit..

Les systèmes d’armes hypersoniques combinent des caractéristiques extrêmes, et notamment l’utilisation de moteurs de type statoréacteur et de matériaux capables de résister à des températures très élevées. Concevoir et faire fonctionner de telles armes représente à bien des égards une prouesse technique, en particulier pour les missiles de croisière hypersoniques. Pour autant, beaucoup d’auteurs préfèrent qualifier les armes hypersoniques d’évolution dans le perfectionnement des missiles entrepris depuis la fin de la seconde guerre mondiale, plutôt que de révolutionVoir par exemple : Margot van Loon, Dr. Larry Wortzel et Dr. Mark B. Schneider, « Hypersonic Weapons, Defense Technology Program Brief », American Foreign Policy Council, n°18, mai 2019 ; Ivan Oelrich, op. cit.. Ce constat est renforcé lorsque les armes sont envisagées dans une fonction de vecteur nucléaire, car leurs avantages au regard d’ICBM ou SLBM classiques sont limités. Alors que le risque de ne pas pouvoir discerner la nature nucléaire ou conventionnelle d’un véhicule hypersonique est régulièrement rappeléVoir notamment les travaux de James Acton., ce danger tout comme cette absence d’avantage stratégique identifié explique sans doute pourquoi la littérature, en particulier américaine, se centre avant tout sur les avantages de ces technologies pour des missions conventionnelles plutôt que pour le renforcement des capacités de dissuasion nucléaire.

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Vecteurs hypersonique et armes nucléaires : évolution ou révolution ?

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°77, juin 2020



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