La place de la dissuasion dans la "Vision stratégique" du CEMAT

En poste depuis juillet 2019, le chef d’état-major de l’armée de Terre (CEMAT) le général Thierry Burkhard a dévoilé mercredi 17 juin 2020 sa vision stratégique pour les dix futures années. Le nouveau CEMAT avait ordonné la préparation d’un nouveau plan stratégique dès la fin de l’été 2019, basé sur le modèle « Au contact » dont il héritait de son prédécesseur et qu’il affirme endosser pleinement depuis sa prise de poste. Intitulé « Supériorité opérationnelle 2030 », ce nouveau document de vingt pages se présente comme un schéma très illustré en trois parties : une « appréciation de la situation » campe les menaces contemporaines ; « l’armée de Terre dont la France a besoin » indique l’ambition et formule quatre objectifs stratégiques ; « 12 projets » sont présentés pour les atteindre et « cadencer » l’action de l’armée de Terre au cours des dix prochaines années.

Le terme même de « dissuasion » ne figure pas dans le document mais le concept l’inspire et y est fait référence indirectement, ce que confirment d’autres sources telles que les auditions du CEMAT devant la commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale d’octobre 2019 et de mai 2020Voir comptes-rendus N°4 et N°47, Commission de la défense et des forces armées, audition du général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre, mercredi 2 octobre 2019 et mercredi 6 mai 2020, Assemblée nationale..  D’abord, l’évaluation des menaces fait état d’un « contexte stratégique dans lequel s’inscrit l’armée de Terre en 2020 (…) avant tout marqué par l’incertitude. » Dans ce contexte, le cadre conceptuel qui confère le plus logiquement un rôle à la dissuasion est réaffirmé : « le retour d’un conflit majeur est désormais une hypothèse crédible », alors que « le cycle de conflictualité dominé par la contre-insurrection s’achève »Nathalie Guibert « Défense : La France se prépare à « endurcir l’armée de terre », Le Monde, 18 juin 2020., qui avait principalement marqué les années 2000 et le début de la décennie 2010 (Afghanistan, Irak). Désormais, « l’armée attend de nouveaux affrontements, « symétriques, Etat contre Etat »Ibid. Nous soulignons..

L’armée de Terre et la dissuasion nucléaire

Le premier des nouveaux devoirs de l’armée de Terre selon le document est de « mieux contribuer aux cinq grandes fonctions stratégiques de la défense nationale. » Pour mémoire, ces fonctions sont la connaissance et l’anticipation, la prévention, la dissuasion, la protection et l’intervention« Fonctions stratégiques », ministère des Armées.. Au sens propre donc, le CEMAT demande que l’armée de Terre contribue désormais davantage à la dissuasion, qui, dans l’approche française relève des forces nucléaires. Les modalités de cette contribution future ne sont pas détaillées dans le document ; il sera important de le préciser de manière officielle à l’avenir mais à l’évidence, la fonction auxiliaire qui est celle de l’armée de Terre depuis le début des années 1990 doit évoluer, selon le général Burkhard.

« Mon ambition est que la France dispose d'une armée de Terre durcie, prête à faire face aux chocs les plus rudes jusqu'à l'affrontement majeur »

Pour mémoire, l’armée de Terre fut partie intégrante de la force de frappe d’abord dans le cadre de l’intégration de la France à l’OTANAccords de Paris, 23 octobre 1954. (mise en œuvre du Plan d’assistance mutuelle de 1957Acquisition auprès des Etats-Unis d’environ trente roquettes de première génération « Honest John » d’une puissance allant jusqu’à 20 kt et tirées depuis un camion rampe tous chemins.), puis à partir de 1973, le 3e régiment d’artillerie étant alors équipé du missile Pluton développé depuis 1963, qui en équipa quatre autres par la suite. Le système d’arme Pluton fut ainsi la première génération d’arme permettant de mettre en œuvre la doctrine française d’ultime avertissement au sein des forces terrestresCette mission était par ailleurs assurée par les appareils des Forces aériennes tactiques (FATac) de l’armée de l’air.. Il était composé d’un châssis AMX 30 et d’un missile d’une portée de 120 km. Au cours des années 1980, ce sont trente missiles Pluton qui furent déployés dans cinq régiments d’artillerie, alors qu’était lancé le développement du missile Hadès après l’autorisation politique de 1982. Les derniers Pluton furent retirés en 1993, remplacés par les Hadès dont six premières unités furent livrées en 1991. Missile d’une portée de 480 km capable de délivrer des frappes de quelques kilotonnes, le Hadès était porté par un véhicule de transport semi-remorque. En 1989, près de 9000 personnels de l’armée de Terre équipaient les forces nucléaires préstratégiques, sur un total d’environ 26.000 hommes, soit plus du tiersDavid Delporte, « Entre réalité et prospective : L'armée de terre française en janvier 1989 », Armée Française 1989, avril 2019.. Le retrait de la composante terrestre de la force de frappe, annoncé par le président Chirac en 1996 et concrétisant l’évolution du modèle de dissuasion nucléaire vers la « suffisance », fut effectif en 1997 (démantèlement du dernier Hadès). L’histoire de la composante terrestre de la force de frappe est au cœur de l’évolution doctrinale de la dissuasion nucléaire française, qu’il s’agisse de l’ultime avertissement, de la doctrine d’emploi des forces non stratégiques (dites « tactiques » avant l’arrivée au pouvoir du président Mitterrand, « préstratégiques » ensuite), de l’articulation entre décision politique et décision tactique, ou de l’évolution présidentielle de la conception comme de l’exercice de la dissuasion préstratégique (posture de « veille technique et opérationnelle », en particulier). Rappelons enfin que la fin des Hadès fut l’objet d’un débat soutenu au début des années 1990, dans lequel fut proposée une évolution de leur mission, notamment dans un cadre européen, hypothèse finalement écartée. Si la fin de la mission nucléaire de l’armée de Terre est effective depuis le retrait du système d’armes Hadès, les forces terrestres continuent depuis 1997 de participer à l’exercice de la dissuasion nucléaire en contribuant à la protection des moyens de la dissuasion.

Renforcer la dissuasion

Au-delà de la place de l’armée de Terre dans le dispositif de dissuasion nucléaire national stricto sensu, le nouveau schéma stratégique pour les forces conventionnelles terrestres revendique en tant que telle une portée dissuasive qui ne dit pas son nom. Dans sa première audition devant la commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale en octobre 2019, le nouveau CEMAT avait prévenu en introduisant l’ébauche de sa réflexion : « J’ai (…) le sentiment que si nous sommes bien préparés, cela pourrait faire reculer ou détourner la menace et nous éviter de devoir engager un conflit majeur. » En rappelant que des forces bien entraînées et équipées, aguerries, dissuaderont toujours un adversaire insuffisamment préparé de s’en prendre aux intérêts de sécurité du pays, le CEMAT indiquait déjà un principe de découragement des forces adverses qui est bien l’une des fonctions revendiquées de « Supériorité opérationnelle 2030 » face à « l’incertitude » qui caractérise le contexte stratégique contemporain.

Cette caractéristique par nature délicate à évaluer précisément (« j’ai le sentiment ») est l’une des formes de la dissuasion à deux titres : enrayer la montée aux extrêmes, influencer la perception ennemie s’agissant de la vulnérabilité des forces dans l’hypothèse d’un conflit majeur. Naturellement, le concept de « dissuasion conventionnelle » ne correspond ni aux moyens ni à la doctrine de la France, mais le CEMAT rappelle que les forces conventionnelles épaulent les forces nucléaires, notamment pour empêcher la création rapide d’un fait accompli, ou pour tester au plus tôt la détermination de l’adversaire. En complément de la vision stratégique ambitieuse du nouveau CEMAT, il sera utile de documenter ces volets parce qu’en filigrane, « Supériorité opérationnelle 2030 » invite à une réflexion approfondie sur la dissuasion dans un souci de complémentarité et dans un contexte de dualité accrue des systèmes et des technologies.

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La place de la dissuasion dans la "Vision stratégique" du CEMAT

Benjamin Hautecouverture

Bulletin n°77, juin 2020



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