Un an après l’élection de Trump : réflexions sur les procédures d’utilisation des armes nucléaires américaines

Sous l’ère Nixon-Kissinger, la « théorie du fou » (madman theory), visant à faire croire à l’irrationalité du Président et à sa capacité à déclencher à tout moment un conflit nucléaire, a été utilisée pour faire pression sur des adversaires tels que la Chine et l’URSS. Mais, couplée au comportement erratique de Richard Nixon au cœur de l’affaire du Watergate, elle a également suscité des craintes en interne sur l’opportunité de confier la responsabilité d’initier un conflit nucléaire à la seule personne du Président américain. Ainsi, en 1976, le Sénat avait organisé un débat sur cette question. Quarante-et-un ans plus tard, une nouvelle audition s’est tenue au Congrès portant sur l’autorité présidentielle à faire usage de la force nucléaireAuthority to Order the Use of Nuclear Weapons (Immediately following Business Meeting), Hearing, United States Senate Committee on Foreign Relations, 14 novembre 2017..

Plusieurs facteurs ont été à l’origine de cette séance. Tout d’abord, des sénateurs se sont fait l’écho d’une partie de l’opinion publique mondiale en s’inquiétant de la personnalité du Président Trump et de son aptitude à faire preuve de retenue et de jugement. Ainsi, un sénateur démocrate du Connecticut n’a pas hésité à indiquer que le Président « is so unstable, is so volatile, has a decision-making process that is so quixotic, that he might order a nuclear weapon strike that is wildly out of step with U.S. national security interests ».

Ces interrogations spécifiques sur le Président actuel se sont ajoutés aux doutes plus pérennes qu’entretiennent des personnalités telles que le Sénateur Ed Markey (D-MA), qui a longtemps réclamé la tenue d’une telle audition et a introduit avec le Représentant Ted Lieu (D-CA) cette année une proposition de loi interdisant au Président de lancer une attaque nucléaire en premier sans déclaration de guerre votée par le Congrès. La période actuelle, marquée par les tensions de l’été sur la péninsule coréenne, et les échanges très virulents entre Donald Trump et Kim Jung-un, a entretenu les craintes de législateurs inquiets d’une éventuelle escalade menant à une guerre nucléaireJonathan Martin et Mark Landler, « Bob Corker Says Trump’s Recklessness Threatens ‘World War III’ », The New York Times, 8 octobre 2017.. Enfin, il est à noter que la séance a été mise en place par le Président du Comité des Affaires Etrangères Bob Corker (R-TN), un adversaire politique personnel de Donald Trump qui était sans doute motivé par l’opportunité de soulever des doutes sur les aptitudes du chef de l’Etat à exercer les missions qui lui sont confiées.

L’audition du 14 novembre 2017 a permis de comparer les perspectives de trois témoins: l’ancien commandant de Stratcom, le Général Robert Kehler, le professeur Peter Feaver, spécialiste des questions de commandement et de contrôle (C2), et Brian McKeon, ancien sous-secrétaire à la politique de Défense sous l’administration Obama.

Les thématiques abordées lors de cette audition ont été de trois ordres. La principale interrogation concerne la procédure et l’existence éventuelle de garde-fous permettant d’arrêter un ordre de tir présidentiel. Sur ce sujet, on constate une méconnaissance des procédures par le grand public américain, souvent étonné d’apprendre que le Président est seul décisionnaire. Des visions erronées circulent, par exemple sur la nécessité de requérir l’accord d’un « deuxième homme » avant toute frappe, peut-être liées à l’abondance d’œuvres de fiction fantaisistes en la matière. En l’espèce, les Sénateurs ont été préoccupés par la possibilité – ou non, de désobéir à un ordre présidentiel d’engagement des forces nucléaires. Le général Kehler, dont la fonction était d’exécuter de tels ordres, a répondu aux questions non sans un certain malaise, et a confirmé que :

  • Le Président est le seul à prendre la décision finale, et que la chaîne de commandement est dans l’obligation de lui obéir
  • Néanmoins, un militaire n’a pas le droit d’exécuter des actions illégales (anticonstitutionnelles ou contraires au droit des conflits armés)Cette notion, qui a été également développée par le Général Hyten, actuel commandant des forces stratégiques en novembre, s’applique bien sûr à l’ensemble des forces armées, quel que soit l’ordre donné et la nature de l’arme. « U.S. nuclear general says would resist 'illegal' Trump strike order », Reuters, 18 novembre 2017..
  • Confronté à un ordre illégal, il aurait eu le devoir de faire changer le Président d’avis, voire de désobéir, sachant que le Président garde le dernier mot puisqu’il peut renvoyer les commandants jusqu’à ce que ses ordres soient exécutés« The Senate Questions the President’s Power to Launch Nukes », The New York Times, 15 novembre 2017..

La conversation avec les Sénateurs a beaucoup mis en scène des scénarios plus ou moins réalistes pour essayer de déceler d’éventuelles failles dans les procédures. Les trois experts auditionnés ont néanmoins essayé de démontrer que :

  • L’utilisation d’armes nucléaires serait probablement requise dans le cadre de plans pré-réalisés par les Etats-majors et validés par des juristes, notamment s’il s’agissait de frappes de représailles. Dans la vaste majorité des cas, ce sont les militaires qui contacteraient le Président avec des propositions de frappes, leur obéissance aux ordres donnés seraient donc quasiment garantie.
  • Le cas inverse – le Président décidant d’initier un conflit nucléaire – est un cas assez théorique. Il est peu plausible qu’un Président prenne cette décision de manière isolée. Si tel était le cas, il n’y aurait pas de garde-fou officiel, le commandant des forces stratégiques restant le seul à pouvoir pour un temps, contrarier ou ralentir sa mise en œuvrePeter Feaver, « President Trump and the Risks of Nuclear War », Foreign Policy, 17 novembre 2017. À noter que le Président pourrait court-circuiter le commandant des forces stratégiques en donnant ses ordres aux militaires en charge des armes directement depuis le Pentagone. Marjorie Cohn, « The Duty To Disobey A Nuclear Launch Order », Huffington Post, 27 novembre 2017..

La deuxième grande question posée – brièvement – lors de cette session concerne la constitutionnalité des arrangements actuels entre pouvoirs exécutif et législatif. Il s’agit en particulier de savoir si le Président pourrait mener une première frappe nucléaire dans le cadre de ses pouvoirs de commandant en chef sans autorisation du Congrès. La session n’a pas permis de trancher cette question, l’articulation des pouvoirs sur l’utilisation des forces armées étant un des points les moins consensuels sur l’interprétation de la ConstitutionLegislation Limiting the President’s Power to Use Nuclear Weapons: Separation of Powers Implication, Memorandum, Congressional Research Service, 3 novembre 2017.. La proposition de loi Markey-Lieu ne fait cependant pas consensus, certains estimant qu’elle nuirait à la mise en œuvre de la dissuasionA Bill to Prohibit the Conduct of a First-use Nuclear Strike Absent a Declaration of War by Congress, introduced by Ed Markey, 24 janvier 2017..

La séance s’est conclue par une réflexion sur les possibles interventions législatives permettant de sécuriser les procédures actuelles. Aucun témoin n’a soutenu l’idée de les modifier, même si Peter Feaver a appelé à la recapitalisation des équipements physiques de C2 permettant de maximiser le temps de réaction et de décision en cas d’attaque et de sécuriser les transmissions.

La conclusion de cette audition est en phase avec les opinions de plusieurs spécialistes s’étant exprimés sur le sujet, et qui jugent que les procédures offrent un compromis acceptable entre sécurité et crédibilité, tout en plaçant le pouvoir décisionnel auprès du représentant élu de la nation, une exigence en démocratieJeffrey Lewis et Aaron Stein, « The Donald and the Nuclear V: The Senate Strikes Back », Arms Control Wonk Podcast, 21 novembre 2017.. Les représentants des forces armées ne peuvent être considérés comme un contre-pouvoir ou un garde-fou officiel, même s’ils peuvent être amenés à jouer ce rôle dans des circonstances extrêmes. En effet, leur rôle et leur culture est avant tout d’obéir au pouvoir civilBruce Blair, « Presidents have too much power over U.S. nukes. Especially President Trump. », The Washington Post, 18 août 2017., et mis-à-part dans des cas d’école, il serait difficile dans une situation opérationnelle de trancher de manière certaine sur la légalité d’une frappeSusan Hennessy et Benjamin Wittes, « Can Anyone Stop Trump If He Decides to Start a Nuclear War? », Foreign Policy, 24 août 2017.. Dans tous les cas, substituer à l’autorité suprême du Président celle d’un officier de l’armée et donc officialiser la désobéissance militaire au plus haut niveau, ne semble pas compatible avec les exigences démocratiquesRichard Betts et Matthew Waxman, « Safeguarding Nuclear Launch Procedures: A Proposal », Lawfare Blog, 19 novembre 2017..

Les insatisfactions et craintes qui peuvent être exprimées aujourd’hui ne sont donc pas nécessairement liées aux conditions légales de l’exercice de l’autorité présidentielle, mais à des problématiques annexes, sur lesquels des divergences de sensibilités demeurent :

  • La doctrine de dissuasion, qui préserve la possibilité de représailles lors de l’attaque, avec un temps de décision estimé à 8 minutes, n’offrant pas le temps nécessaire à la réflexion pour un ordre aux conséquences aussi vastes
  • La fiabilité des équipements, notamment ceux chargés de détecter une attaque sur le sol américain, et qui auraient été à l’origine de plusieurs fausses alertesDan de Luce, « Congress Questions Trump’s Exclusive Hold on the Nuclear Football », Foreign Policy, 14 novembre 2017..
  • Les doutes sur les compétences du Président actuel, question conjoncturelle, mais dont la mise en cause ne peut être écartée dans un système démocratique.

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Un an après l’élection de Trump : réflexions sur les procédures d’utilisation des armes nucléaires américaines

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°49, décembre 2017



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