Tir accidentel de Brahmos, procédures de contrôle et pré-notifications : quels enseignements ?

En avril 2022, la presse indienne a rapporté avoir achevé l’enquête portant sur un tir accidentel de missile de croisière Brahmos intervenu le 9 mars 2022« IAF inquiry blames more than one official for BrahMos accidental firing, swift, severe punishment to be awarded », The Print, 10 avril 2022.. À cette occasion, lors d’une procédure de maintenance et d’inspection de routine, un missile avait été tiré avant d’atterrir dans la région de Mian Channu, au Pendjab pakistanais. Lancé selon Islamabad à proximité de Sirsa, dans l’HaryanaDes sources indiennes ont indiqué ultérieurement que le missile avait en réalité été lancé de la base aérienne d’Ambala, 175 km au nord de Sirsa., le missile aurait parcouru environ 124 km. D’après des sources pakistanaises, le missile aurait initialement eu une trajectoire sud-ouest avant de bifurquer à 90° et de franchir la frontière au nord du RajasthanNaveed Siddiqui, « FO summons Indian envoy, registers strong protest over unprovoked violation of airspace », Dawn, 11 mars 2022.. Aucune victime n’a été déplorée mais des dégradations matérielles ont été signalées. Dans ce contexte, les autorités pakistanaises, mais également des experts du pays, ont signalé leur indignation et ont réclamé des explications de la part du gouvernement indien. La création d’une commission d’enquête commune indo-pakistanaise a notamment été proposée« Pakistan seeks joint probe into Indian missile fiasco »Express Tribune, 12 mars 2022..

D’après l’agence de presse ANI, l’enquête menée par l’armée de l’Air indienne a conclu que l’incident était « totalement évitable » et lié au comportement coupable de plusieurs responsables. Plusieurs procédures de base auraient été violées. En conséquence, au moins quatre individus devraient être visés par des sanctions lourdes. Néanmoins, il semblerait que l’armée de l’Air cherche également à évaluer dans quelle mesure des changements dans les procédures en vigueur sont nécessaires pour éviter que ce type d’incident ne se reproduise« IAF inquiry blames more than one official for BrahMos accidental firing, swift, severe punishment to be awarded », op. cit..

Sur la défensive au niveau national et international, et alors que l’armée indienne a déploré plusieurs incidents dans les années récentesZia Mian et M.V. Ramana, « India’s Inadvertent Missile Launch Underscores the Risk of Accidental Nuclear Warfare », Scientific American, 8 avril 2022., le ministre de la Défense a cherché à défendre la fiabilité du système BrahMos et le professionnalisme des forces armées indiennes« Watch: "Missile System very reliable" says Rajnath Singh on inadvertent firing into Pakistan », The Economic Times, 15 mars 2022., notamment devant le Parlement. Un essai du système dans un format de frappe antinavire a d’ailleurs été réalisé avec publicité quelques jours plus tard« BrahMos missile test-fired from Navy warship, creates hole in abandoned ship – WATCH », Times Now, 20 avril 2022..

Il convient de rappeler que rien ne permet d’affirmer que le BrahMos dispose d’une capacité nucléaireMatt Korda, « Flying under the Radar: A Missile Accident in South Asia », Strategic Security, FAS, 4 avril 2022.. S’il est important de saluer la retenue pakistanaise, il est donc important de noter que l’appréciation des faits aurait sans doute été différente en cas de lancement d’un missile reconnu comme appartenant aux forces stratégiques indiennes. En effet, les services d’analyses pakistanais auraient pu rapidement identifier la nature du projectile et son caractère conventionnelAjai Shukla, « BrahMos cruise missile cannot be mistaken for a nuclear-tipped missile », Business Standard, 15 mars 2022.. À ce titre, la presse indienne a noté que les missiles à capacité nucléaire possédaient la capacité de s’autodétruire, contrairement aux BrahMos« Missile firing: IAF inquiry on, but Pak seeks joint probe », Times of India, 13 mars 2022..

Néanmoins, cet incident pose plusieurs questions. Tout d’abord, la réaction officielle indienne a été assez tardive, avec la première remarque officielle datant du 11 mars 2022 et déplorant une erreur techniqueÀ noter que la thèse de l’incident technique ayant rapidement été remplacée par cette de l’erreur humaine, des questions ont été posées sur l’intérêt pour les autorités indiennes à défendre la fiabilité du BrahMos dont un contrat d’exportation important vient d’être signé avec les Philippines. L’Inde a d’ailleurs été interrogée par le gouvernement philippin à ce sujet et s’est montrée rassurante. Voir Dinakar Peri, « BrahMos deal with Philippines will move ahead on bilateral basis: envoy », The Hindu, 5 avril 2022.. En conséquences, l’Air Force’s Air Defence Operations Centre pakistanais a suspendu tous les vols militaires et civils pour une durée de six heures et placé ses bases frontalières en état d’alerte avancéeManan Bhatt, « The curious case of a misfired missile », DNA, 14 mars 2022.. L’absence de réaction rapide publique à ce type d’incident peut être problématique dans la mesure où elle peut donner lieu à de nombreuses interprétations, et en particulier celles d’un tir volontaire. De plus, des questions ont été posées sur la communication privée entre les deux gouvernements suite au tir, et sur la capacité à utiliser les mesures de confiance précédemment établies en particulier sur la communication d’urgence (hotline) et sur la violation de l’espace aérien. Islamabad indique aujourd’hui que ces canaux n’ont pas été utilisés.

Or s’il est important de noter que le missile n’était manifestement pas pré-réglé pour toucher une cible critique au Pakistan, et si on peut donc en conclure que des procédures de sécurité permettent de dé-cibler le système en temps de paix, l’impact a néanmoins eu lieu sur une zone peuplée et aurait pu facilement blesser ou tuer des citoyens pakistanais, voire toucher un avion de ligne, avec des conséquences imprévisiblesMatt Korda, op. cit.. Encore une fois, il faut envisager avec prudence toute comparaison avec les systèmes stratégiques, pour lesquels les procédures d’emploi sont assurément différentes et pour lesquels les risques de tirs accidentels sont vraisemblablement beaucoup plus faibles. Néanmoins, l’insistance des deux côtés de la frontière pour disposer de systèmes pouvant être tirés rapidement pourrait accentuer certains risques de cette nature.

Dans ce contexte, les systèmes de pré-notification des missiles, en particulier, semblent particulièrement pertinents. Un accord de pré-notification des essais de missile a été signé en 2005, reconduit en 2011. Cet accord exige une notification de 72h pour les tirs de missiles balistiques, et impose des limitations quant aux trajectoires utilisées et aux zones d’impact viséesAgreement Between The Republic Of India And The Islamic Republic Of Pakistan On Pre-Notification Of Flight Testing Of Ballistic Missiles, signé à Islamabad, 3 octobre 2005.. En revanche, il ne concerne pas les lanceurs spatiaux ni les missiles de croisière. Même si des doutes ont pu être émis sur la bonne mise en œuvre de ce dispositifBhumitra Chakma, « Nuclear Arms Control Challenges in South Asia », India Review, vol. 9, n°3, 2010., il semble être une mesure de confiance essentielle au vu des activités conduites par les deux pays dans un espace géographique resserré. L’incident de mars 2022 repose la question de l’inclusion des missiles de croisière à ce type de mécanisme (et bien qu’en l’espèce cela n’aurait bien sûr pas été applicable), d’autant plus que le Pakistan possède un missile de croisière à capacité nucléaire reconnue, le Babur, dont la portée peut s’élever jusqu’à 700 kmMissile Defense Project, « Babur (Hatf 7) », Missile Threat, Center for Strategic and International Studies, 16 septembre 2016, dernière modification le 4 août 2021.. Ce débat se pose également pour le Code de conduite de la Haye contre la prolifération des missiles balistiques, régime de pré-notification des tirs de missiles balistiques multilatéralStéphane Delory, Jean Masson et Emmanuelle Maitre, « Opening the HCoC to cruise missiles: a proposal to overcome political hurdles », HCoC Paper, FRS, février 2019.. Par ailleurs, un protocole pourrait être établi concernant précisément les lancements accidentels de missiles, notant encore une fois la forte densité de systèmes déployés à proximité de la frontière et pouvant en cas de lancement involontaire ou accidentel atterrir sur le territoire adverseFrank O’Donnell, « SAV Q&A with Frank O’Donnell: Key Takeaway’s from India’s Missile Malfunction », South Asian Voices, Stimson, 25 mars 2022..

Deuxièmement, l’importance d’un dialogue plus régulier et efficace entre responsables indiens et pakistanais a été rappelée, y compris par des responsables politiques indiens d’oppositionManish Tewari, « Raised the issue of the accidental launch of the BrahMos Missile that landed in Mian Chunnu in Pakistan in Lok Sabha. Warned that we were lucky on that day. Called for an institutionalised dialogue with Pakistan on Nuclear issues & regular exchange of strategic force commanders », Twitter, 29 mars 2022.. Bien que les obstacles politiques soient encore nombreux, plusieurs observateurs de la région ont noté que cet incident pourrait être utilement exploité pour reprendre les réunions bilatérales sur les mesures de confiance stratégiques entre les deux États et rendre plus systématique l’utilisation des mécanismes de communication de crise déjà mis en œuvre par les deux ÉtatsHappymon Jacob, « A misfiring and its trail of poor strategic stability », The Hindu, 16 mars 2022..

 

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Tir accidentel de Brahmos, procédures de contrôle et pré-notifications : quels enseignements ?

Emmanuelle Maitre

Bulletin n°97, avril 2022



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