Le nucléaire dans la relation Bélarus-Russie

Le Bélarus a prêté un soutien plus ou moins direct à la Russie dans le cadre de son offensive en Ukraine, amenant Ursula von der Leyen à le décrire comme « l’autre agresseur dans cette guerre »Déclaration de la présidente von der Leyen sur de nouvelles mesures visant à répondre à l'invasion de l'Ukraine par la Russie, Commission européenne, 27 février 2022.. Habitué à louvoyer entre l’Union européenne et la Russie pour pousser au mieux ses intérêts, Minsk a dernièrement vu se réduire considérablement sa marge de manœuvre vis-à-vis du Kremlin, car les répressions massives engagées en réponse aux manifestations de protestation après le scrutin présidentiel d’août 2020 ont compromis ses rapports avec Bruxelles et l’ont rendu beaucoup plus dépendant d’une Russie qui a promis de lui apporter un soutien militaire si nécessaire. Par exemple, le président Loukachenko a dû se résoudre à reconnaître l’appartenance de la Crimée à la Fédération de Russie. Au début de la guerre en Ukraine, le Bélarus a permis le déploiement à partir de son territoire de forces russes qui s’y trouvaient à la faveur d’exercices conjoints. Il semble même qu’ait été posée sérieusement la question de l’engagement de l’armée bélarusse dans ce conflit.

Ce positionnement a trouvé son pendant dans le cadre de l’effort de communication de Moscou visant à impressionner et façonner les réactions du public occidental en mettant en exergue les dimensions nucléaires de la crise relative à l’Ukraine, ce dès la fin 2021. Le 30 novembre, lors d’une interview avec le directeur général de Russia Today, Dmitriï Kiselev, le président Loukachenko explique qu’il n’exclut pas de proposer, dans certaines circonstances, à son homologue russe de redéployer des armes nucléaires sur le territoire du Bélarus, en suggérant qu’il a maintenu les infrastructures vouluesVerbatim complet de l’interview, en russe : RIA Novosti, 2 décembre 2021.. Le 19 février, cinq jours avant le début de la guerre, il assistait, avec Vladimir Poutine à Moscou, à un lancement de missiles balistiques réalisé dans le cadre des exercices russes de dissuasion stratégique Grom-2022.

Le 27 février, un référendum portant sur des amendements à la Constitution bélarusse se tenait avec des taux affichés respectivement à 78,6 % pour la participation et 82,86 % pour le oui aux changements proposés. Par cette consultation, le président Loukachenko, en plus d’absolutiser son pouvoir, renonçait au statut neutre et non nucléaire du pays (suppression de l’article 18 de la Constitution biélorusse« La République du Bélarus a pour objectif de faire de son territoire une zone non nucléaire, et de son Etat – un Etat neutre ».), faisant craindre aux responsables occidentaux que le pays puisse à terme accueillir des armes nucléaires russes sur son territoireJosep Borrell dira : « Nous savons ce que signifie, pour le Bélarus, être [un Etat] nucléaire. Cela signifie que la Russie installera des armes nucléaires [dans ce pays] et c’est une voie très dangereuse ». La veille du référendum, le président Macron, lors d’un entretien téléphonique avec A. Loukachenko, avait pointé « la gravité d’une décision qui consisterait à autoriser la Russie à déployer des armements nucléaires sur le sol biélorusse ».. Cet événement est venu renforcer l’atmosphère anxiogène provoquée par la demande formulée le même jour par le chef de l’Etat russe sur le rehaussement de l’alerte opérationnelle des forces stratégiques russes.

Pour des observateurs occidentaux, le référendum est à relier à la validation d’une nouvelle doctrine militaire conjointe de l’Etat d’Union Russie-Biélorussie en novembre 2021. Celle-ci prend en compte le projet de renforcer fortement l’intégration militaire entre les deux pays, dans le but, pour la Russie, de renforcer sa sécurité dans la direction stratégique Ouest, ce qui, pour certains experts, pourrait inclure la possibilité d’un déploiement d’armes nucléaires russes sur le territoire de la BiélorussieWilliam Alberque, « Belarus seeks to amend its constitution to host Russian nuclear weapons », IISS, 4 février 2022..

On peut en tout cas supposer que rendre tangible la perspective d’un tel déploiement à plus grande proximité du territoire de pays membres de l’OTAN (le Bélarus est frontalier de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne) se veut une réponse au débat en cours depuis un certain temps sur le possible redéploiement des armes nucléaires américaines en Allemagne vers l’Europe centrale (la Pologne a fait part de son intérêt). C’est en tout cas ce que la presse russe et bélarusse suggère, en évoquant le discours de Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, le 19 novembre 2021 dans lequel il indiquait que si l’Allemagne décidait de ne plus accueillir d’armes nucléaires sur son territoire, « l’alternative est que nous pouvons facilement [en] avoir dans d’autres pays en Europe, également à l’est de l’Allemagne »Speech by NATO Secretary General Jens Stoltenberg at the German Atlantic Association ‘NATO Talk’ Conference 2021, 19 novembre 2021. Alexeï Arbatov, directeur de recherche à l’IMEMO et qui fit partie de l’équipe de négociation, pour l’URSS, du traité Start-1, a estimé que le déplacement d’armes nucléaires dans des pays d’Europe centrale serait une « initiative folle, aventuriste » (« President of Belarus offers to host Russian nuclear weapons, pbs.org, 30 novembre 2021). Jens Stoltenberg a depuis indiqué que l’OTAN ne « prévoit pas de déployer des armes nucléaires ailleurs que dans les pays où elles ont été stationnées depuis des années », « NATO rejects Russian accusations on missile deployment », Reuters, 14 décembre 2021..

Le président bélarusse a d’ailleurs indiqué à plusieurs reprises qu’il n’avait pas l’intention de permettre l’installation d’armes nucléaires sur le territoire de son pays tant que celui-ci ne serait pas soumis à « menaces de pays inamicaux »« Belarus ready to host ‘nuclear weapons’ in case of Western threats », euronews.com, 17 février 2022. (plus exactement tant que la Russie n’entreverra pas une telle menace, pointe ironiquement un commentateur bélarusse, soulignant que le déploiement d’armes nucléaires sur son territoire ferait du Bélarus une cible des moyens nucléaires de l’OTANIgor Lenkevitch, « Poiavitsia li v Belarousi iadernoe oroujie ? » [L’arme nucléaire va-t-elle faire son apparition au Bélarus ?], reform.by, 3 janvier 2022.). Une raison de sauter le pas, a fait savoir Aleksandr Loukachenko, serait l’installation d’armes nucléaires en Pologne, ce qui provoquerait, avancent des commentateurs militaires russes, une crise comparable, dans sa gravité, à celle de Cuba« Loukachenko poobechtchal ne razmechtchat’ iadernoe oroujie, esli ne boudout ‘douchit’ » [Loukachenko promet de ne pas déployer d’armes nucléaires à moins qu’on ‘l’étrangle’], rbc.ru, 27 février 2022 ; Viktor Baranets, « Chto nedoskazal Loukachenko, napougav NATO vozvrachtcheniem iadernogo oroujiia v Beloroussiiou » [Ce que Loukachenko n’a pas précisé en effrayant l’OTAN avec le retour de l’arme nucléaire en Biélorussie], Komsomolskaïa Pravda, 30 novembre 2021.. Le président bélarusse appuie ainsi directement la stratégie du Kremlin visant à peser sur les décisions de l’OTAN dans un environnement politique très dégradé. Du reste, l’Organisation du Traité de sécurité collective, dont sont membres, entre autres, la Russie et le Bélarus, a appelé, également fin novembre 2021, les Etats détenteurs signataires du TNP à restreindre le déploiement d’armes nucléaires à leur territoire, à neutraliser toute infrastructure permettant le déploiement rapide de ces armes sur le territoire d’Etats non nucléaires et à ne pas mener d’exercices à composante nucléaire engageant les personnels militaires de ces mêmes Etats non détenteurs« ODKB prizvala stran-obladateleï iadernym oroujiem ne razmechtchat’ ego za roubejom » [L’OTSC appelle les pays détenteurs de l’arme nucléaire à ne pas la déployer à l’étranger], RIA Novosti, 30 novembre 2021. – soit un écho direct à la position russe, formulée de longue date, sur son hostilité à la présence d’armes nucléaires américaines sur le territoire de plusieurs Etats membres de l’OTAN.

La réaction officielle de la Russie au référendum bélarusse a été assez discrète. Le président Poutine, l’évoquant, n’a pas mentionné la question de la neutralité et du nucléaire – il a simplement salué la mesure, la considérant « importante pour stabiliser la situation dans ce pays par le biais d’un processus politique »« Constitutional referendum in Belarus important for forming stable situation there – Putin », Interfax, 11 mars 2022.. Jean-Yves Le Drian a déclaré que le président russe aurait assuré son homologue français, lors de sa visite à Moscou en février, qu’il n’envisageait pas le déploiement d’armes nucléaires en BiélorussieCité in Mayeul Aldebert, « Ukraine : comment la Russie pourrait déployer un arsenal nucléaire en Biélorussie », Le Figaro, 20 février 2022..

La presse militaire russe, quant à elle, pense que le Bélarus pourrait en théorie accueillir des armes nucléaires stratégiques et tactiques russes (le président Loukachenko n’ayant pas préciséIl a indiqué de manière assez peu claire : « Si nécessaire … nous déploierons non seulement des armes nucléaires mais aussi de super armes nucléaires – des armes prometteuses – afin de défendre notre territoire » (« Belarus ready to host ‘nuclear weapons’ in case of Western threats », euronews.com, 17 février 2022).). Concernant les armements stratégiques, les commentateurs rappellent que quatre divisions des RVSN de l’URSS étaient déployées dans la république soviétique de BiélorussieLes 31ème, 32ème, 33ème et 49ème (Mikhail Khodarenok, « Loukachenko ne dadout ‘iadernouïou doubinkou’ » [Loukachenko n’obtiendra pas la ‘matraque nucléaire’], Gazeta.ru, 4 décembre 2021).. Au moment de la disparition de l’Union soviétique, 81 SS-25 étaient en territoire biélorusse, en plus d’un nombre inconnu d’armes nucléaires tactiques. Le président Loukachenko a d’ailleurs affirmé que la plupart des infrastructures (vraisemblablement celles assurant le service opérationnel des SS-25) avaient été préservéesWilliam Alberque, op. cit. Cette source rappelle que Loukachenko, en 1995, avait menacé de conserver les SS-25, mais a expliqué par la suite qu’il avait dû renoncer à ce projet sous la pression de Boris Eltsine, si bien que les armes nucléaires et les missiles restés en Bélarus avaient tous été retirés en novembre 1996. En 2010, le même avait jugé que le retrait des armes nucléaires du territoire national avait constitué une « erreur très grave » et que la communauté internationale s’adresserait différemment à Minsk s’il avait conservé ces équipements (« Loukachenko predlojit Poutinou vernout’ v Beloroussiiou iadernoe oroujie pri odnom ouslovii » [Loukachenko proposera à Poutine de ramener l’arme nucléaire en Bélarus dans un seul cas], lenta.ru, 30 novembre 2021).. Concernant le déploiement éventuel d’armes nucléaires tactiques, il nécessiterait l’établissement d’infrastructures ad hocKirill Riabov, « Rossiïskoe iadernoe oroujie na belorousskoï territorii. Preimouchtchestva i problemy » [Armes nucléaires russes sur le territoire bélarusse. Avantages et problèmes], topwar.ru, 7 décembre 2021.. De même, relèvent les commentateurs militaires russes, les aérodromes bélarusses pourraient accueillir les bombardiers stratégiques russes (ainsi que les ravitailleurs qui les servent). Pour d’autres, cela pourrait (re)poser la question de l’installation de bases militaires russes sur le territoire du Bélarus (celui-ci ayant jusqu’à présent refusé les demandes russes à ce sujet).

Visiblement, « l’offre de services » bélarusse ne présente pas un véritable intérêt militaire du point de vue russe. D’une part, les moyens dont dispose la Russie sur son propre territoire lui permettent déjà de couvrir tous ses besoins opérationnels en matière de dissuasion (sans compter que placer des Topol ou des Yars « sous le balcon de la Pologne serait déraisonnable, et même dangereux »)Viktor Baranets, op. cit.. D’autre part, avancent les spécialistes militaires russes, le déploiement d’armes nucléaires non stratégiques pourrait sans doute être un peu plus intéressant (certains évoquent l’Iskander, système à double capacité déjà déployé à Kaliningrad et que le Bélarus cherche à acquérirJaroslaw Adamowski, « Belarus eyes Iskander missiles amid border crisis with Poland », Defense News, 15 novembre 2021.). Mais seuls les militaires russes pourraient les opérer, ce qui poserait alors des questions d’ordre politique et organisationnel. Dans ce cadre, « le coût et les conséquences politiques liés au redéploiement d’armements spéciaux [sur le territoire d’autres Etats] risquent de dépasser tous les avantages hypothétiques » pour MoscouKirill Riabov, op. cit. ; voir aussi Mikhail Khodarenok, op. cit.. Il est intéressant de noter que fin 2021, ces analyses plutôt réservées de spécialistes militaires russes portaient en particulier sur le risque de réactions négatives de l’OTAN, pouvant se traduire dans le déploiement d’armes nucléaires à plus grande proximité du territoire de la Russie et/ou le renforcement des groupes de forces otaniens en Europe orientale. En bref, disaient-ils, cela « ne donnera à notre armée aucun avantage sérieux, mais conduira à certains risques » même s’il convient de ne pas refuser la possibilité offerte par le président bélarusse car « mieux vaut avoir une possibilité et ne pas l’utiliser que ne pas l’avoir »Kirill Riabov, Ibid..

A ce stade, et après le déclenchement de la guerre en Ukraine, ladite possibilité apparaît surtout comme un des instruments politiques que la Russie espère pouvoir mobiliser pour peser dans son rapport de forces dégradé avec l’Alliance atlantique, qui va rafraîchir son Concept stratégique et dont elle suppose qu’elle va modifier son dispositif militaire, notamment à l’Est, dans le nouveau contexte politico-militaire dessiné par le conflit. La posture bélarusse se veut un indice, en creux, de ce que l’intégration militaire russo-bélarusse, dans ce même contexte, ne fera que croître et n’exclura aucune piste de réflexion. Moscou anticipe certainement une intensification de la discussion interne à l’OTAN sur le bien-fondé pour l’Alliance de s’estimer, au vu des agissements de la Russie, toujours contrainte par l’Acte fondateur Russie-OTAN de 1997, qui prévoit entre autres que des armes nucléaires ne seront pas déployées sur le territoire des nouveaux Etats membres.

En tout état de cause, qu’elle soit suivie ou non d’effets opérationnels, l’initiative du Bélarus, qui avait ratifié le traité Start-1 en février 1993 puis accédé, en juillet de la même année, au TNP en tant qu’Etat non nucléaireIl avait reçu des assurances de sécurité dans le cadre du Mémorandum de Budapest (décembre 1994)., risque de contribuer à la fragilisation du régime global de non-prolifération.

 

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Le nucléaire dans la relation Bélarus-Russie

Isabelle Facon

Bulletin n°97, avril 2022



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