Le temps long de la dissuasion « multi-domaines » dans le débat américain

Peut-on résumer de façon cohérente le débat stratégique sur la dissuasion multi ou inter-domaines dans les Etats dotés ? Alors que les arsenaux nucléaires et classiques se modernisent parallèlement au développement de systèmes d’armes fondés sur l’intégration de technologies émergentes volontiers qualifiées, ou indifféremment qualifiées de l’anglicisme « disruptives » (programmes antisatellites, robotique, drones autonomes, cyberopérations, biotechnologies, etc.), la réflexion sur la dissuasion cherche à s’adapter en épousant l’ambition de la complexité.

Ainsi, l’idée d’une dissuasion « inter-domaines » est apparue vers la fin de l'administration George W. Bush face à la perception de menaces pesant sur les systèmes militaires depuis l'espace et le cyberespace. Le Pentagone reconnaît depuis cinq environnements opérationnels ou « domaines » : terre, mer, air, espace et cyberespace. Selon le vocable employé, la réflexion sur l’inter-domaines peut également être dite « cross-domaines », ou « multi-domaines », sans qu’une distinction dans les termes soit généralement explicitée mais alors que le choix d’un vocable plutôt que d’un autre semble relever principalement de préférences individuelles.

En outre, la nécessité d’une approche multi-domaines est apparue à la faveur de la perception plus ou moins partagée d’une hybridation inédite ou au moins accrue du phénomène guerrier depuis le début du siècle (menaces asymétriques, zones grises, utilisation d’outils non militaires, le cas échéant par des acteurs eux-mêmes non militaires, voire non étatiques, etc.)Voir par exemple Tim Sweijs et Samuel Zilincik, « The Essence of Cross-Domain Deterrence », in Frans Osinga and Tim Sweijs (eds.), NL ARMS Netherlands Annual Review of Military Studies 2020 - Deterrence in the 21st Century—Insights from Theory and Practice, NL ARMS, Asser Press, Springer, 2021, pp.129-160. L’idée d’une dissuasion multi-domaines a gagné le débat stratégique français au milieu de la décennie passée sans aboutir, pour l’instant, à une réelle formalisation institutionnelle. Ajoutons que faire aujourd’hui la distinction notionnelle entre dissuasion intégrée, dissuasion stratégique intégrée, dissuasion multi-domaines et ou inter-domaines n’est pas un exercice simple. Si l’on se réfère à son utilisation récente dans la version 2022 de la National Defense Strategy par exemple, la dissuasion intégrée américaine combine l’ambition d’une dissuasion multi-domaines à d’autres formes d’intégration, telles que l’interopérabilité avec les systèmes des pays alliés, les entrainements multinationaux, la combinaison avec des outils non militaires, y compris financiers et commerciaux, etc. La dissuasion intégrée est dans ce cas une notion plus générique, une ambition également politique, voire idéologique, ainsi qu’une réalité moins strictement opérationnelle et capacitaireVoir Benjamin Hautecouverture, « En attendant la « dissuasion intégrée » américaine », Observatoire de la dissuasion N°100, août 2022. Si l’on se réfère en revanche à la version chinoise de la dissuasion stratégique intégrée telle qu’elle apparaît au tournant des années 1990, celle-ci est probablement plus proche de la définition américaine de la dissuasion multi-domaines. L’on y retrouve bien la complémentarité entre systèmes conventionnels et nucléaires, comme l’intégration des autres « domaines » au sens strict, notamment cyber et spatial. Les similitudes s’arrêtent probablement là tant l’environnement stratégique et politique de la pensée dissuasive chinoise – l’utilité manœuvrière de l’ambiguïté et de l’opacité comme du risque d’escalade, la combinaison permanente de la coercition et de la dissuasion, etc. - est différent de l’approche américaine de la dissuasion élargie.

La réflexion américaine sur la conduite d’opérations inter-domaines ou multi-domaines a près de vingt ans. Est-elle mûre pour autant ? Si le temps passé comme l’utilisation commune du syntagme semble l’indiquer, rien ne le garantit encore dans la pratique, en tout cas de façon systématique, comme l’évoquent les deux illustrations suivantes :

Le manuel de terrain N°3-0 de l'armée américaine (FM 3-0)Field Manual No. 3-0 (FM 3-0) publié le 10 octobre 2022, définit les opérations multi-domaines comme celles qui nécessitent l'utilisation coordonnée des capacités de l'armée dans plus d'un domaine physique (terre, mer, air, espace ou cyberespace) ou d'une dimension (physique, humaine ou informationnelle). « Le but de ces opérations est d'empêcher un adversaire d'utiliser sa puissance de feu contre les forces américaines et de mettre hors d'état de nuire les défenses aériennes adverses afin que l'armée puisse manœuvrer sur terre pour exploiter la liberté d'action qui en résulte [...], s'emparer ou conserver un terrain clé et exercer un contrôle sur les ressources et les personnes aussi longtemps que nécessaire pour atteindre les objectifs tactiques, opérationnels et stratégiques. »Cité par Paul Fraioli, Strategic Comments - The US Army’s multi-domain-operations doctrine, Volume 28, Comment 29, novembre 2022, IISS Cette mise à jour de la doctrine dite « Capstone » pour les opérations multi-domaines est donc une intégration très récente. La nouvelle doctrine aligne les pratiques de l'armée sur les versions de la stratégie de défense nationale américaine publiées en 2018 et 2022. Elle abandonne le cadre réputé vague qui avait été décrit dans la brochure de 2018 L'armée américaine dans les opérations multi-domaines 2028 : ce document demandait pourtant déjà aux forces armées de « réaliser une synergie basée sur l'intention dans tous les domaines (...) et l'environnement informationnel pour rivaliser, pénétrer, désintégrer, exploiter et re-concurrencer (« re-compete ») ». A la place, FM 3-0 offre une image plus claire de la défaite des adversaires par la puissance de feu à longue portée et les opérations interarmes.

En matière de commande et contrôle, l’approche multi-domaines est pensée aux Etats-Unis depuis plus de dix ans sans que son effectivité soit avérée. Au printemps 2020, l’état-major américain publiait son Joint All Domain Command and Control (JADC2) High Level Operational Viewpoint (OV-1)Joint Staff J6 Architecture and Integration Division, Joint All Domain Command and Control (JADC2) High Level Operational Graphic (OV-1), 3 mars 2020. L’Air Force avait déjà formulé en 2015 les capacités nécessaires à un futur JADC2 dans son plan directeur America’s Air Force: A Call to the Future. Il s’agissait de définir les concepts opérationnels d’une approche multi-domaines afin de « trouver les solutions les plus efficaces dans tout le spectre des opérations militaires (…) dans ou à travers les domaines du cyberespace et de l'espace, en plus des capacités aériennes »US Air Force, USAF Strategic Master Plan, Mai 2015. Si l’on comprend le propos, sa traduction opérationnelle peine encore aujourd’hui à émerger. Présentant le JADC2, Jason Armagost et William Murphy dans leur contribution au récent Guide to Nuclear Deterrence in the Age of Great-Power Competition ajoutent avec prudence : « il n'est pas nécessaire d'avoir beaucoup d'imagination pour voir que l'accumulation de défis et d'opportunités de ces domaines a le potentiel de dépasser la prise de décision hiérarchique. »Jason Armagost et William Murphy, « Command and Control…Nuclear and Joint All Domain », Guide to Nuclear Deterrence in the Age of Great-Power Competition, Louisiana Tech Research Institute, octobre 2020, pp. 365-379.

La nouveauté, voire les hésitations opérationnelles de l’approche multi-domaines se retrouvent dans le débat spécifiquement dissuasif. Alors commandant de l’US Strategic Command (USSTRATCOM), le Général Hyten prévenait en 2019 : « pour dissuader efficacement et répondre si nécessaire dans ce monde multipolaire et multi-domaines, nous devons être plus malins, plus maniables, plus partenaires et plus innovants que nos adversaires. La dissuasion au XXIe siècle exige l'intégration de toutes nos capacités dans tous les domaines.General John Hyten, cité par US Strategic Command, U.S. Strategic Command and U.S. Northern Command SASC Testimony, US Strategic Command, 1er mars 2019 » L’argument s’entend, mais surtout à la manière d’un plaidoyer, ce que confirment les termes et le ton de cette autre prise de position, du commandant de l’Air Force Global Strike le général Ray, cité dans 2020 Vision and Beyond : « Nous sommes un très petit commandement avec un ensemble de missions énormes, et nous savons que nous devons penser les choses différemment. Nous devons agir plus rapidement. »2nd Lieutenant Victoria Wright, « Roadmap Ahead: AFGSC Releases New Strategic Plan ‘2020 Vision and Beyond, » Air Force Global Strike Command Air Forces Strategic-Air, 18 octobre 2019. Concept opérationnel, le JADC2 doit encore devenir une capacité opérationnelle s’il est souhaité qu’il contribue à la crédibilité d’une dissuasion dite multi-domaines. Incidemment, si l'armée de l'air américaine prévoit d'investir massivement, à hauteur de 1,1 milliard de dollars en 2024, dans le système avancé de gestion du combat (ABMS) qui sera la clé de la nouvelle architecture JADC2, le Congrès des Etats-Unis ne semble pas convaincu par l’ensemble du projet : dans le cas de l'ABMS, le « House Appropriations Committee-Defense » (HAC-D) a déjà réduit de 50 millions de dollars la demande faite de 302,3 millions de dollars, la Commission se référant à un rapport du « Government Accountability Office » (GAO) selon lequel l'Air Force « n'a pas établi un plan ou une analyse de rentabilité pour l'ABMS (...) et n'a pas encore déterminé comment répondre aux capacités ou identifier les systèmes qui comprendront l'ABMS. »Government Accountability Office, DEFENSE ACQUISITIONS: Action Is Needed to Provide Clarity and Mitigate Risks of the Air Force’s Planned Advanced Battle Management System, GAO-20-389, 6 avril 2020. Le même général Ray pré-cité prévenait il y a trois ans que si l’actuel système de commande, contrôle et communication nucléaires NC3 et le JADC2 doivent être conçus et architecturés de manière à tirer le meilleur parti de leurs possibilités à l’avenir, il faut garder à l’esprit que si la NC3 échoue, ou si les adversaires de l'Amérique pensent qu'elle a échoué ou qu'elle peut échouer, c’est l’ensemble de la fonction dissuasive de l’outil de défense qui n'est plus crédible.

Ces exemples indiquent que la dissuasion multi-domaines, qui est sur toutes les lèvres depuis plus de dix ans dans le débat public aux États-Unis et, dans une moindre mesure, en Europe, est à bien des égards encore l’objet de réflexions et d’arbitrages, des acteurs stratégiques variés cherchant mutuellement à se convaincre sinon de sa pertinence, au moins de son champ d’application et de la forme qu’elle doit prendre. En particulier, la complexité du débat outre-Atlantique, dont une part importante est publique, introduit celle qui prévaut à la réflexion la plus récente sur la dissuasion multi-domaines en Russie et en Chine. Or, en l’absence d’une compréhension correcte du concept et de son articulation avec les approches plus anciennes de dissuasion stratégique intégrée dans ces deux pays, il n’est pas possible de dire avec certitude dans quelle mesure la dissuasion multi-domaines est porteuse de stabilité ou d’instabilité entre compétiteurs et adversaires stratégiques à l’avenir.

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Le temps long de la dissuasion « multi-domaines » dans le débat américain

Benjamin Hautecouverture

Bulletin n°104, décembre 2022



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