Striking Asymmetries. Nuclear Transitions in Southern Asia

Observatoire de la dissuasion n°104
janvier 2023

L’expert de l’Asie du Sud Ashley Tellis a récemment publié un rapport qui cherche à dresser un bilan des transitions à l’œuvre au niveau nucléaire sur le sous-continent indienAshley Tellis, « Striking Asymmetries. Nuclear Transitions in Southern Asia », Carnegie Endowment for International Peace, 2022.. Tout en pointant des efforts des trois États considérés pour considérablement moderniser leurs arsenaux, Ashley Tellis se veut relativement rassurant et cherche en particulier à montrer que les relations nucléaires entre l’Inde et la Chine, d’une part, et le Pakistan et l’Inde, de l’autre, sont plus stables qu’il n’y paraît.

Ce rapport long permet de rappeler l’historique des trois programmes nucléaires, d’actualiser les estimations concernant les volumes d’armes, de discuter de la crédibilité des doctrines affichées et de s’interroger sur les développements futurs.

Côté chinois, l’auteur met l’accent sur les évolutions observées depuis le début de l’ère Xi, avec une anticipation d’une rivalité sino-américaine plus forte et une volonté de s’imposer comme principale puissance en Asie. Il estime que la posture de non-emploi en premier chinoise reste crédible car elle lui semble être dans les intérêts stratégiques de la Chine qui semble continuer de se focaliser sur le renforcement des capacités de survie de son arsenal en toutes circonstances. Au niveau des capacités, A. Tellis estime que Beijing conserve des marges de manœuvre, notamment en termes de stocks de matières fissiles qui peuvent lui permettre de doubler voire de tripler son arsenal. Il note l’intérêt de la Chine pour les capacités défensives et pour se doter des moyens de répondre plus rapidement à une attaque nucléaire. Ces développements devraient lui permettre de préserver un avantage clair et durable sur d’autres compétiteurs en Asie et en particulier l’Inde.

Du côté indien, Ashley Tellis observe une stabilité des grands principes encadrant la dissuasion nucléaire et notamment l’idée que les armes nucléaires jouent avant tout une fonction politique. Il juge là encore que la politique de non-emploi en premier est crédible puisque correspondant toujours aux intérêts stratégiques indiens. Là encore, la priorité est donnée à la capacité de survie des forces. A. Tellis se positionne clairement dans le débat sur l’intérêt pour Delhi de changer de doctrine, soit en ouvrant la possibilité à des frappes préventives soit en revoyant l’idée d’une riposte nécessairement massive. Ces propositions ont notamment émergé devant la frustration indienne née des agressions pakistanaises au niveau infra-conventionnel. Pour lui, cependant, il n’y a pas d’indice d’un changement de posture en Inde, que ce soit au niveau politique, au niveau des forces, qui restent bien incapables de mener une frappe en premier de décapitation ou encore les capacités de collecte de renseignements.

Dans un contexte de risque nucléaire relativement faible, les capacités conventionnelles indiennes et sa capacité de seconde frappe seraient jugées suffisantes pour le futur prévisible. En termes d’évolution, des efforts de long terme sont donc entrepris pour consolider l’arsenal et renforcer la crédibilité du système de dissuasion, avec notamment la constitution d’une force navale voire le développement de missiles mirvés. A. Tellis relativise les conséquences d’un éventuel rapprochement entre les têtes nucléaires et leurs vecteurs, qui lui semble plus une question de gestion de stockage qu’un changement profond des règles d’engagement des forces nucléaires.

Enfin, pour ce qui est du Pakistan, les évolutions sont sans doute plus notables, avec une dépendance plus accrue dans son arsenal nucléaire perçu comme un symbole de prestige, de puissance de l’armée, comme la garantie de la survie de l’État pakistanais mais aussi comme le moyen de mener des actions de faible intensité sous la protection nucléaire. L’Inde reste le principal adversaire considéré dans la constitution du programme, mais l’idée de posséder également une forme de dissuasion contre les États-Unis émerge depuis la guerre en Afghanistan, voire Israël. La doctrine pakistanaise reste ambigüe mais a clairement évolué d’une posture minimale au concept de « full spectrum deterrence », qui permet d’intégrer des stratégies de premières frappes pour dissuader certains types d’attaque conventionnelle. Néanmoins, Ashley Tellis note l’impossibilité pour Islamabad de se doter des capacités permettant d’assumer une posture de contre-force pure. Malgré les grandes incertitudes qui perdurent sur la composition de l’arsenal pakistanais et les volumes de matières fissiles produits, le développement quantitatif et qualitatif de l’arsenal est incontestable et permet de considérer un nombre accru de cibles indiennes mais ne remet pas en cause la crédibilité de la dissuasion indienne. Enfin, A. Tellis estime que malgré l’introduction d’armes nucléaires tactiques, le contrôle des systèmes nucléaires reste centralisé au niveau de la Strategic Plans Division et que les risques liés à une éventuelle pré-délégation des décisions d’emploi d’armes nucléaires ne sont pour l’instant pas avérés.

Cette étude vise donc à mettre à jour et comparer les informations disponibles quant aux programmes nucléaires des trois puissances nucléaires d’Asie du Sud, en promouvant une lecture moins alarmiste que beaucoup d’écrits récents. Ashley Tellis conclut que la relation de dissuasion nucléaire est durablement stable entre la Chine et l’Inde, et plutôt stable entre l’Inde et le Pakistan, même si les risques d’affrontements conventionnels sont plus élevés en raison du comportement déstabilisateur d’Islamabad. En particulier, il estime peu probable un emploi précoce d’armes tactiques par le Pakistan, et montre que le déséquilibre conventionnel entre les deux États n’est pas si important sur leur zone frontière et donnerait des options de ripostes conventionnelles au Pakistan. A. Tellis estime ainsi en conclusion que les responsables politiques des États considérés sont plus prudents que généralement admis par les analystes et accordent une plus grande valeur dissuasive aux systèmes déployés, même si ceux-ci sont perfectibles ou possèdent des éléments de vulnérabilité. Il considère qu’on n’observe pour l’instant pas de courses aux armements et que les programmes des trois États suivent un cours qui leur est propre. Il note l’absence de dimensions nucléaires dans les derniers incidents militaires ayant eu lieu sur les frontières des trois États.

Dans le futur, il note plusieurs éléments pouvant être préoccupants, et notamment le développement de capacités défensives en Chine, de capacités de contre-force pouvant permettre une stratégie de première frappe, ou encore le fait qu’un des trois États acquière des capacités de renseignement suffisantes pour pouvoir localiser l’ensemble des capacités stratégiques adverses. Il se penche en dernière analyse sur des problématiques qui pourraient se poser à l’avenir pour l’Inde pour contrer ce type de développement chinois. En premier lieu, il s’interroge sur les conséquences pour New Delhi de réaliser un essai nucléaire et ainsi crédibiliser sa possession d’arme thermonucléaire. Deuxièmement, il suggère que les puissances occidentales, et en particulier la France, pourrait indirectement renforcer la dissuasion indienne en partageant des données technologiques sur la propulsion nucléaire.

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Striking Asymmetries. Nuclear Transitions in Southern Asia

Bulletin n°104, décembre 2022



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